Tunisie, Egypte, Libye, Bahreïn, Yemen… la liste des pays touchés à différents niveaux par le « Printemps arabe » est longue. Bien que recoupant des réalités très différentes, ce Printemps qui fait référence à celui « des peuples » de 1848, s’est traduit par des mouvements sans précédent par leur ampleur et leurs conséquences dans une partie des pays arabes. Une volonté commune de liberté, de développement économique et de lutte contre la corruption s’est exprimée dans les sociétés civiles. Ces dernières ont dû s’interroger et s’interrogent encore sur un modèle vers lequel tendre, s’intéressant notamment au « modèle turc ».
Pourtant, jusqu’à récemment, la référence au modèle turc par des sociétés conservatrices où le fait religieux est prononcé était inenvisageable. Depuis la fondation de la République turque en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, la prise de distance avec le « monde oriental » était marquée. Mustafa Kemal souhaitait inscrire son pays dans l’Occident, en mettant sous contrôle le fait religieux comme cela était le cas, dans une certaine mesure, dans l’empire Ottoman. Atatürk, qui considérait que « l’homme politique qui a besoin du secours de la religion pour gouverner n’est qu’un lâche » et que « jamais un lâche ne devrait être investi des fonctions de chef de l’Etat », est allé jusqu’à réaliser une véritable révolution culturelle, marquée notamment par le passage de l’alphabet arabe à l’alphabet latin par la loi du 1er novembre 1928 de la nouvelle République turque qui prohibait l’usage public des caractères arabes.
Evolutions dans une longue tradition de politique étrangère
Depuis, la Turquie a joué un rôle particulier sur la scène internationale. Alliée stratégique du « bloc occidental » lors de la guerre froide, membre de l’OTAN depuis 1952, le pays a longtemps été perçu par les populations arabes comme ayant rompu avec ses racines religieuses. L’alliance avec Israël, certains épisodes du passé ottoman et l’engagement pro-occidental ont de plus ajouté à la distance entre pays arabes et Turquie.
Cependant, l’accession au pouvoir de l’AKP (parti de la justice et du développement) fin 2002, affichant son identité musulmane dans un pays constitutionnellement laïc, a permis une identification plus forte des populations arabo-musulmanes. Le changement de majorité politique, toujours en place aujourd’hui, a en outre marqué un tournant dans la politique étrangère turque. La Turquie est indéniablement devenue plus visible, plus active au Moyen-Orient, notamment à travers la politique menée par Ahmet Davotoglu, ministre des affaires étrangères. Partisan d’un rééquilibrage de la diplomatie turque, il a souhaité développer les liens avec l’ensemble des voisins tout en accordant une importance spécifique à l’ouverture au monde musulman, longtemps négligée par les gouvernements depuis 1923.
Cette réorientation s’est traduite par des évènements ponctuels. L’intervention spectaculaire et fortement médiatisée de l’actuel premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, lors du sommet de Davos de 2009 a également ouvert la voie à une admiration de la rue arabe, reprochant le silence de leurs propres dirigeants. Dénonçant clairement la politique israélienne en présence de Shimon Peres, le premier ministre turc a régulièrement condamné Israël, de Gaza à l’épisode de la flottille lors duquel neuf citoyens turcs ont perdu la vie.
Au-delà de ces évènements, l’orientation plus profonde de la diplomatie turque vers le monde arabe a, dans une certaine mesure, porté ses fruits. Elle a de plus bénéficié des activités importantes du secteur privé dans les pays arabes. En effet, suite à la dernière guerre du golfe à laquelle la Turquie s’était opposée, les investisseurs turcs ont massivement intégré le marché irakien, tout comme les autres marchés de la région. Les grands groupes comme Koç, Sabanci, Cukurova ou Dogus ont investi dans l’ensemble des pays de la région, de la Jordanie jusqu’à l’Iran en passant par la Syrie rendant les grandes marques turques visibles. Les fondations éducatives, les grandes marques turques et l’audiovisuel s’exportent avec une impressionnante vigueur. Les principales séries de télévision sont traduites et diffusées dans ces pays où un grand nombre d’habitants suit avec un intérêt non dissimulé les aventures des héros turcs dans Noor, El Houlm Al Dayaâ (Rêve perdu), Wa Tamdhi Al Ayam (Passent les jours) et autre Wa Yabqa Al Houb (Ne demeure que l’amour).
Une nouvelle place dans le jeu international
Forte d’une puissance économico-culturelle, la Turquie a donc gagné en prestige depuis quelques années à travers des évènements marquant l’opinion publique et certains mouvements arabes. Bien que le gouvernement d’Ankara n’ait pas particulièrement anticipé les changements intervenus dans le monde arabe, la référence au modèle turc est aisément compréhensible. Cette référence recoupe cependant plusieurs réalités : une volonté de modernité, de développement économique, d’affirmation d’un islam politique avec une coloration religieuse à géométrie variable, le souhait de démilitarisation des instances dirigeantes à la manière de l’AKP qui a considérablement réduit le rôle de l’armée dans la société turque… Chacun puise dans ce modèle ce qui correspond à ses propres aspirations.
Ces éléments expliquent la ferveur populaire avec laquelle Recep Tayyip Erdogan a été accueilli lors de ses visites en Egypte, en Tunisie et en Libye en septembre dernier. Les partis arrivés au pouvoir dans ces pays ont par ailleurs affirmé leur admiration du modèle turc. L’activisme diplomatique et économique du gouvernement turc démontre que l’avenir des pays arabes est en partie lié à celui de la Turquie.
Il est manifeste qu’au-delà des changements de régime, des évolutions constitutionnelles et économiques, le Printemps arabe se traduit par de profonds changements dans les équilibres régionaux. La Turquie a pris une place de plus en plus importante de par sa présence physique et idéologique dans ces pays. L’évolution interne du modèle turc doit donc particulièrement attirer notre attention, celui-ci étant susceptible d’influencer au-delà des frontières du pays. Les évolutions géostratégiques récentes sont favorables à une Turquie qui affirme son rôle et son modèle.
Cependant, en interne, les risques inhérents à une trop longue pratique du pouvoir sont réels : autoritarisme, non respect de la minorité, développement de l’intégrisme religieux… Potentiellement à la tête d’une conception sociétale qui se diffuse, la Turquie est confrontée à des risques qui peuvent déterminer l’avenir de la région : internes mais aussi externes à travers la coopération renforcée avec les monarchies arabes qui peuvent potentiellement radicaliser le gouvernement turc.
Pour aller plus loin :
DARGENT Claude, « Déclin ou mutation de l’adhésion religieuse ? », Pierre Bréchon et Olivier Galland (dir.), L’Individualisation des valeurs, Paris, Armand Colin, Sociétales, 2010, pp. 213-232
GÖLE Nilüfer, « La Turquie, le Printemps arabe et la Post-Européanité », Confluences Méditerranée n°79, Cairn, 2011
SCHMID Dorothée, « Le modèle turc à l’épreuve du printemps arabe », Questions internationales, Bimestriel janvier/février 2012, pp. 10-11
SCHMID Dorothée (sous la direction de), La Turquie au Moyen-Orient, CNRS éditions, 2011