Il sera difficile de faire le bilan des cinq années de pouvoir sarkozyste. Le pire y côtoie le meilleur, de la chasse aux immigrés à la question prioritaire de constitutionnalité ou au Grenelle de l’environnement. Ceux qui s’y risquent sont pris soit par l’esprit de parti, qui fait tout approuver ou tout dénoncer, soit par l’absence de recul qui fait distribuer torts et mérites au mépris du principe de causalité. Il reste que le sarkozysme aura donné à voir ce que le groupe social dont relève son héraut peut et ne peut pas faire, ce qu’il a mobilisé comme principes d’action, et ce qu’il a laissé de coté. Par comparaison, que peut-on attendre d’un pouvoir socialiste ?
Un bloc électoral sans cohérence
Élu de Neuilly, la carte électorale s’étant fait par avance l’alliée des sociologues, le président Sarkozy est en bonne partie, la partie essentielle, le représentant de la bourgeoisie d’affaires, haute, moyenne et petite, non pas comme le mandataire est l’agent de ses mandants, mais comme dans la figure bien connue en rhétorique, la métonymie, quand la petite partie dénote le tout. Il n’y a aucune honte à cela, la bourgeoisie d’affaires n’étant ni plus ni moins respectable que toute autre classe et ayant le droit d’avoir ses objectifs de classe et son programme politique. Encore faut-il préciser que l’équation personnelle de N. Sarkozy ne se résume pas à cet enracinement social, et qu’il a charrié dans le cours de sa présidence différents éléments qui viennent de son histoire personnelle, de ses idiosyncrasies, à commencer par un certain intérêt pour ce qui est communément appelé la « diversité », et qui est assez sympathique.
Il reste néanmoins que les milieux d’affaires étant incapables, pour d’évidentes raisons numériques, de constituer une majorité électorale, N. Sarkozy a dû se renforcer par deux biais antipathiques et qu’on aurait tort d’attribuer seulement aux particularités du personnage, tant ils ont été nécessaires à son écosystème : d’abord, le populisme judiciaire, qui a fait courir le président et ses ministres derrière les pires faits divers pour marquer leur compassion envers les victimes. Il en est résulté de nombreuses lois pénales tout simplement stupides et inefficaces Ensuite, une vraie xénophobie, là encore pour s’attirer les faveurs des classes inférieures, préoccupées par la concurrence des immigrés sur le marché du travail et traumatisées par la coexistence souvent difficile avec la jeunesse immigrée. Il fallait au moins cela pour conserver le bloc électoral de 2007, les autres tactiques ayant tourné à vide. La crise économique a vite privé de substance la formule par laquelle, restant sur le terrain de l’intérêt économique individuel qui leur est naturel, Nicolas Sarkozy et son groupe s’étaient ralliés les classes inférieures du salariat : la forme nouvelle, démocratisée du vieil adage de Guizot “Enrichissez-vous” que fut le ”Travailler plus pour gagner plus” de 2007. De ce point de vue, le sarkozysme a vite renoncé à former un bloc de type orléaniste, qui aurait adjoint aux classes censitaires, les « capacités » (dans le langage de 1830), c’est à dire à cette bourgeoisie d’affaires, les classes moyennes éduquées, ce que le Grenelle de l’environnement aurait probablement permis de faire.
Limites de classe
Enseignement de la période que les moins favorables au pouvoir actuel n’auraient pas imaginé dans cette proportion, les milieux qui ont accompagné N. Sarkozy au pouvoir ont, avec lui, montré une lacune essentielle en matière de valeurs et de sens de l’intérêt général.
Cette classe depuis cinq ans s’est montrée bien peu libérale sur le plan économique, et Sarkozy ne s’est pas fait remarquer par son zèle à ouvrir à la concurrence les secteurs cartellisés (l’eau, le téléphone, l’énergie,…), ni à réformer les institutions financières. On ne peut pas dire que les intérêts économiques dominants aient été soumis à beaucoup d’épreuves, ces dernières cinq années, et la théorie du “champion national” a servi de paravent à de véritables collusions. Ce n’est pas ainsi qu’on concurrencera Siemens. Dernière preuve en date : la Commission européenne vient de lancer une enquête sur le secteur de l’eau, que le ministère de l’économie et des finances et le Conseil de la concurrence n’ont pas songé en cinq ans de pouvoir pseudo-libéral à remettre en question. On ne peut pas dire non plus, hors toute problématique de concurrence, que le pouvoir ait réussi à coordonner l’action des grands groupes industriels, privés ou même publics, comme l’auraient exigé la situation économique et l’intérêt national – signe d’un pouvoir trop proche de tous les grands lobbies, au point de perdre toute idée propre, et qui ne peut plus rien arbitrer sérieusement (EDF/AREVA, SNCF/ALSTOM, conflits entre les industries de la défense, sort du groupe Lagardère, gouvernance de VEOLIA, autant de dossiers dans lesquels le pouvoir sarkozyste ne s’est pas illustré).
La bourgeoisie d’affaires, en France, s’occupe ensuite surtout des charges sociales qui touchent ses entreprises, et des impôts qui la frappent elle-même – d’où la loi TEPA, qui fut son épiphanie. Elle ne parvient pas à articuler un programme qui concerne le reste de la société. Hors les impôts, le reste l’indiffère. A la crise de l’éducation, qui est générale et bien réelle dans les quartiers défavorisés, le pouvoir a répondu par les internats d’excellence, mesure intéressante mais qui montre surtout le décalage des points de vue. La notion de conflits d’intérêts n’est enfin pas naturelle aux milieux d’affaires, et l’on a vu en cinq ans toutes sortes de nominations et de comportements que d’autres pays n’auraient pas tolérés (Ah ces ministres, ces députés qui posent aux cotés de trafiquants d’armes, et cette épouse d’un ministre du budget qui s’en va gérer les grosses fortunes !).
Malgré ces faiblesses, l’absence de libéralisme économique digne de ce nom et des valeurs qui l’éloignent des préoccupations d’intérêt général, Sarkozy a donné à voir une pulsion modernisatrice qui ne doit pas être méprisée. Comme son groupe social de référence, Sarkozy a conscience de la concurrence internationale, du poids exagéré du secteur public, et a pris la mesure du déclin économique de la France. Ses remèdes, ceux qui lui viennent spontanément (i.e. déréglementation et baisse des impôts de ceux qui dirigent l’économie) valent ce qu’ils valent, soit peu de choses eu égard à la complexité du monde, mais le diagnostic a été justement posé.
Eviter le provincialisme et les lois Méline
L’alternance est donc bienvenue. Que doit-on attendre, que peut-on craindre d’un pouvoir socialiste ?
Ce qu’il faut craindre d’abord, c’est le provincialisme, et peu importe si le mot choque car c’est bien de cela qu’on parle. Le pouvoir qui s’approche a ses racines en province, à preuve le nombre de régions détenues par le parti socialiste et la sociologie de la plupart de ses dirigeants (souvent, par naissance ou par les mandats acquis, d’authentiques notables provinciaux). Saura-t-il comprendre que la question n’est pas de s’occuper des ronds-points ou des fonds régionaux d’action culturelle, d’élargir les couloirs de bus et d’envoyer aux frais du contribuable des missions d’études aux quatre coins du monde, mais de faire que Paris puisse damer le pion à Londres ou Francfort ? Le socialisme municipal a des limites qu’on voudrait ne pas tester à l’échelle du pays.
Ce qu’il faut craindre ensuite, mais dans le même ordre d’idée, c’est que la base sociale du pouvoir socialiste lui colle des œillères sur ce qui importe vraiment. En économie, il s’agit tout simplement d’interrompre un mouvement de déclin, non plus relatif mais absolu, qui fait du territoire national une zone industrielle de second plan, les entreprises françaises se répartissant entre grands groupes internationaux menant une existence hors sol et des PME qui restent petites et faibles, passant des fondateurs à un fonds d’investissement, puis d’un fonds à un investisseur étranger. Comment éviter que la France ne devienne ce que décrivait le dernier roman de M. Houellebecq, “La Carte et le territoire” : un lieu de vacances, aimable et relativement sûr, pour les peuples industrieux du nord de l’Europe, d’Amérique et d’Asie ? Certes le parti socialiste entend mener une politique économique en faveur des PME, mais quoi de plus contraire à l’habitus des patrons de PME que celui de l’électeur socialiste, souvent un fonctionnaire du service public, ou de l’énarque socialiste, dirigiste par vocation et par intérêt. La question de l’ISF, celle des prélèvements obligatoires et celles des dépenses publiques rapportées au PIB devront être posées quand la conjoncture économique et budgétaire le permettra.
Sans attendre la fin de la récession, une politique de décartellisation devrait être proposée au pays. C’est de là que peut venir la croissance de court terme (investissements étrangers ou nationaux dans les secteurs qui s’ouvrent, baisse des prix, …), autant que des investissements dans l’économie verte, pour lesquels manquent les moyens financiers et dont les concepts restent parfois problématiques. Ceci n’est pas réellement dans le logiciel d’une bonne partie de la gauche. On voit prendre malheureusement à gauche les thèmes du protectionnisme pur ou parfois « light » sous les termes de « juste échange », qui n’augurent rien de bon et qui sont la réponse française traditionnelle à toute crise économique. Jules Méline et sa loi de 1892 ne sauraient inspirer une gauche sérieuse. La décartellisation raisonnée de grands secteurs de l’économie, condition de la croissance, doit être une priorité pour un pouvoir de gauche.
Ce qu’il faut craindre enfin, en matière de politique sociale, c’est un immobilisme oublieux des pauvres, comme les radicaux opportunistes des années 1880 ont été oublieux des ouvriers. L’électorat socialiste classique, fait de couches moyennes diplômées, peut-il accepter que les ressources de l’État providence se concentrent sur les vrais nécessiteux, la jeunesse et particulièrement la jeunesse prolétaire d’origine immigrée (le principal problème social), et non sur son objectif actuel qui reste d’assurer aux blocs protégés un haut niveau de prestations sociales, des soins médicaux à peu de frais jusqu’à la quasi gratuité de l’enseignement ? On voudrait en être sûr. Le « tax and spend », à quoi en France continue de se résumer un programme socialiste, est une façon de ne pas poser les termes de l’équation. Il faut donc d’abord espérer que la redéfinition de la fonction publique, dans un sens qui ne soit ni la préservation des avantages acquis (les 35 heures dans la fonction publique territoriale !), ni la sinistre RGPP qui a mis à mal les services publics sans vraies économies semble-t-il, sera au programme assigné au gouvernement. Il faut également espérer que la réforme de l’État Providence ne consistera pas à augmenter les impôts en bloc et à distribuer des subventions en masse, mais à axer les politiques sociales vers le retour à l’emploi et l’inclusion des groupes maintenus en état de relégation, les jeunes à faibles qualifications en particulier.
Ce qu’il faut craindre en tout dernier lieu, c’est le remplacement d’un style vulgaire et impudent, celui du sarkozysme, par une nouvelle vulgarité, celle de nouveaux personnels que ne rongent aucune inquiétude existentielle et qui seront tout à leur joie de parvenir. Il ne faut pas qu’au succédané de Second Empire qu’a été le Sarkozysme – la comparaison a été beaucoup faite : même recherche de la prospérité, même goût des ornements – succède une nouvelle République Opportuniste, avec son oubli de la question sociale, sa loi Méline et rapidement, sa suite de petits scandales. Par chance, les primaires socialistes ont désigné une équipe probablement plus avertie que d’autres, et dont on espère qu’elle saura écarter les doctrinaires et les arrivistes, ces deux fléaux de la réforme sociale. “No siempre lo peor es cierto”, disait Calderon.
Serge Soudray