La loi du 7 décembre 2010 qui a réformé le marché français de l’électricité, dite loi NOME pour « nouvelle organisation du marché de l’électricité », avait pour objectif principal de favoriser le développement de la concurrence sur le marché de l’électricité. En effet, l’ouverture à la concurrence, décidée en France par la loi du 10 février 2000 en application de la première directive européenne de 1996, n’avait connu jusqu’alors qu’un succès mitigé : sur le segment des clients « non résidentiels » (professionnels), entièrement ouvert à la concurrence depuis juillet 2004, l’enthousiasme initial pour les offres de marché ne s’est pas confirmé et l’évolution sur la durée s’est révélée très lente ; et sur le segment des clients « résidentiels » (domestiques), ouvert depuis le 1er juillet 2007, l’appétit des consommateurs pour les offres de marché s’est révélé très modéré.
Une pression européenne, un texte paradoxal
Dans ce contexte, deux contentieux avaient été ouverts par la Commission européenne contre la France, mettant en cause certaines caractéristiques de la réglementation française qu’elle regardait comme des freins à l’ouverture du marché. D’une part, par un avis motivé de 2006, la Commission avait contesté le maintien de tarifs réglementés de vente pouvant bénéficier à l’ensemble des clients, le fait qu’ils ne puissent bénéficier qu’aux clients d’EDF et des quelques distributeurs non nationalisés en 1946, ainsi que leur niveau trop bas, inférieur au prix de marché. D’autre part, dans le cadre d’une enquête lancée en 2007 sur les tarifs réglementés de vente applicables aux grandes et moyennes entreprises, la Commission avait contesté ces tarifs en tant qu’ils constitueraient des aides d’Etat, prohibés par le droit européen de la concurrence.
La loi NOME est issue du rapport de la commission d’experts présidée par Paul Champsaur, chargée de formuler des propositions d’organisation du marché de l’électricité « conciliant la protection des consommateurs, le développement de la concurrence et le financement des investissements ». Conformément aux propositions du rapport Champsaur, la loi a crée un droit d’accès des fournisseurs d’électricité à l’électricité nucléaire du parc historique d’EDF, à un prix régulé qui en reflète les coûts complets ; simultanément, elle supprime les tarifs réglementés de vente pour les industriels et ne les maintient que pour les petits consommateurs (domestiques et petits professionnels).
Ce mécanisme correspondait à la nécessité de pallier les inconvénients, pour le bon fonctionnement de la concurrence et l’ouverture effective du marché, de la spécificité française. Cette spécificité tient à la fois à la prépondérance de la production d’électricité nucléaire (environ 75 %) et, simultanément, au coût de l’électricité nucléaire, sensiblement plus bas que celui de l’électricité produite par toutes les autres sources. Il résulte de cette double caractéristique deux phénomènes antinomiques avec le développement d’un marché concurrentiel.
D’une part, le coût de l’électricité française étant plus bas que le prix qui s’établit sur le marché européen, le jeu du marché ne permet pas, a priori, de faire bénéficier le consommateur français de l’avantage qu’il devrait légitimement tirer de l’investissement massif dans le nucléaire – ce qui explique des tarifs réglementés de vente plus bas que les prix de marché.
D’autre part, EDF tire de sa situation de détenteur unique de la totalité des centrales nucléaires un avantage compétitif qui conduit à un « ciseau tarifaire » : EDF est en mesure de pratiquer à l’égard des fournisseurs alternatifs, pour leur approvisionnement, des prix de gros supérieurs à ceux qu’elle pratique à l’égard de ses propres clients ; d’où une grande difficulté, pour les fournisseurs alternatifs, de trouver leur place sur le marché, et un frein structurel au développement du marché.
En vertu de la loi NOME, a été établie une « régulation à l’amont sur le prix » : les fournisseurs alternatifs d’électricité bénéficient – depuis le 1er juillet 2011 et pour une période « transitoire » de 15 ans – d’un droit d’accès à l’électricité de base d’origine nucléaire du parc historique d’EDF (ARENH), pour un volume total annuel maximum de 100 TWh, soit environ 25 % de la production nucléaire.
Le prix d’acquisition de l’ARENH est conforme à un tarif de cession, qui est fixé dans un premier temps par le gouvernement, mais qui le sera, à partir de décembre 2013, par la Commission de régulation de l’énergie qui est le régulateur indépendant de l’électricité et du gaz. Le prix de l’ARENH, destiné à permettre une juste rémunération d’EDF, doit être représentatif des conditions économiques de la production d’électricité nucléaire sur la période. Parallèlement à cette régulation à l’amont sur le prix, la loi prévoit la fin des tarifs réglementés de vente pour les grandes et moyennes entreprises au plus tard au 31 décembre 2015.
La conjonction de ces deux dispositions est, en principe, favorable aux fournisseurs alternatifs, qui sont désormais en mesure, en principe, de fournir leurs clients, pour l’électricité de « base » et pour partie, dans des conditions concurrentielles par rapport à EDF ; mais aussi aux consommateurs industriels, qui devraient désormais pouvoir s’approvisionner indifféremment auprès d’EDF ou des fournisseurs alternatifs. Les petits consommateurs continueront en revanche à bénéficier des tarifs réglementés de vente, qui devront totutefois construits selon une stricte addition des différents coûts (fourniture, réseaux…), et par suite tenir compte du niveau de l’ARENH.
La première période de livraison d’ARENH a débuté, conformément à la loi et sur la base d’un décret d’avril 2011, le 1er juillet 2011. 32 fournisseurs ont signé un accord-cadre avec EDF pour la livraison d’un total de 61,3 TWh jusqu’au 30 juin 2012. Le tarif de cession a été fixé à 40 euros / MWh, et porté à 42 euros / MWh au 1er janvier 2012. Ce prix est plus élevé que les niveaux qui sont pris en compte dans les tarifs réglementés de vente actuels, et surtout plus élevé que les estimations faites par la Commission Champsaur et par la CRE. S’il a été justifié par la prise en compte anticipée des investissements de mise en sécurité des centrales nucléaires, dont le niveau a été revu à la hausse à la suite de l’accident nucléaire de Fukushima au Japon, début 2011, on peut toutefois craindre que ce prix ne permette pas, en raison de son niveau, de mettre fin au ciseau tarifaire évoqué plus haut.
Aujourd’hui, avec un dispositif, très complexe, la loi NOME fait face à des critiques qui relèvent son caractère doublement paradoxal : il s’agit en effet, dans le but d’améliorer la concurrence, d’un dispositif très administré – comme l’a souligné l’Autorité de la concurrence dans l’avis qu’elle a rendu sur le projet de loi, il « conduit à s’écarter des conditions normales de fonctionnement d’un marché concurrentiel, pour une partie substantielle de ce marché et pendant une durée très longue » -, et qui simultanément semble peiner aujourd’hui, un an après sa mise en œuvre, à atteindre son objectif.
Par ailleurs, comme l’a souligné l’Autorité de la concurrence, ce dispositif ne prévoit, pour la sortie du dispositif à l’issue de la période « transitoire » de quinze ans, aucune modification de l’équilibre des capacités de production entre les différents producteurs et fournisseurs susceptible d’assurer une meilleure situation concurrentielle, notamment par des investissements des fournisseurs alternatifs. Toutefois, la même loi NOME a instauré, par ailleurs, un « mécanisme d’obligation de capacité », imposant aux fournisseurs de contribuer à la sécurité d’approvisionnement en électricité : si ce mécanisme – qui n’est pas encore en vigueur à ce jour – a pour objectif premier de garantir que les capacités de production (ou les capacités d’effacement de consommation) soient suffisantes pour faire face aux pointes de consommation journalières ou saisonnières, il devrait aussi avoir pour effet, en organisant la rémunération des capacités de production, de favoriser le développement, le cas échéant équilibré, des investissements de production.
En définitive, la loi NOME semble, un an après sa mise en œuvre partielle, à la croisée des chemins : faut-il persévérer, en privilégiant l’impératif européen dont elle est issue et auquel elle répondait, ou bien suspendre, revoir, modifier, améliorer…dans le contexte plus global de ce que pourrait être une nouvelle politique énergétique française, respectant toutefois le cadre fixé par l’Union européenne ?
Maurice Méda