Il est toujours risqué d’illustrer un roman célèbre, plus risqué encore que de l’adapter pour le cinéma, car dans le livre illustré l’image et le texte doivent cohabiter—impossible de faire oublier l’original pour mieux imposer les images.
En ce qui concerne L’Étranger de Camus, une chose est claire : c’est le soleil qu’ il faut rendre avant tout ; un soleil de plomb le jour de l’enterrement de la mère de Meursault à Marengo; le soleil de la plage où Meursault est heureux avec Marie; et encore, ce soleil qui aveugle Meursault sur la plage où il va tirer, tuant l’Arabe par les “quatre coups brefs … sur la porte du malheur.”
On vient de fêter chez Gallimard la parution d’un Étranger de Camus illustré par le grand dessinateur argentin José Muñoz pour la collection Futuropolis. Tout ceux qui ne connaissaient pas encore ce maître de l’encre pouvaient se demander comment il allait ensoleiller le récit. Il le fait en noir et blanc. Ses illustrations rappellent ces anciennes gravures sur bois comme on en faisait entre-deux-guerres, du temps du « Livre moderne illustré »–mais en toute liberté. De grandes pages ou des doubles pages avec le texte d’un côté, un dessin sur l’autre mais qui traverse parfois la pliure afin de prolonger la perspective d’un paysage, côtoyant ainsi les mots du récit.
Ce noir et blanc a plusieurs sens. D’abord le contraste absolu traduit parfaitement le “soleil et ombre” chez Camus— je reprends le titre du bel essai de Roger Grenier, Albert Camus : soleil et ombre, qui résume si bien l’esthétique de Camus. “Soleil et ombre,” c’est la corrida où les places à l’ombre coûtent plus cher, et où les pauvres spectateurs, tels des personnages de l’Étranger, sont condamnés à s’asseoir sous le soleil.
On pense également, avec cette encre noire, à tout ce que Camus, comme tant d’écrivains de sa génération, devait au roman noir. Comme il le disait en 1947 pour répondre à un questionnaire sur la littérature américaine: “dans mon pays, en Afrique du nord, on vit aussi de cette manière brève et violente.” Muñoz dessine le visage de Meursault en mêlant des traits de Camus à ceux de Robert Mitchum, l’acteur qui a interprété à l’écran Philip Marlowe, héros des polars de Raymond Chandler. Ce clin d’œil à Mitchum et donc à Chandler, se marie très bien avec le thème de gangstérisme/proxénétisme de L’Étranger –d’un Meursault se liant fraternellement avec Raymond, le gangster à nez de boxeur (les traits de Camus sont tirés par Muñoz du côté de Bogart cette fois-ci). C’est l’ami Raymond, on le sait, qui mène Meursault tout doucement à son crime: “alors nous sommes rentrés doucement et il me disait combien il était content d’avoir réussi à punir sa maîtresse…” Les images de Meursault auprès de Marie sont d’une grande sensualité, on pense encore à Farewell, My Lovely ou à The Big Sleep. Alors entre l’effet gravure sur bois et le polar, c’est tout une atmosphère des années quarante qui ressort de l’album.
José Muñoz a conçu son travail tel un metteur en scène qui choisit d’emblée ses cadrages. Il s’est rendu deux fois en Algérie pour bien voir, et là, il a été surtout attiré par les mosaïques qui sont partout dans la ville, mosaïques qu’il a traduites par des images décomposées et recomposées. La planche la plus saisissante, c’est la représentation du meurtre qui divise le récit en deux. Meursault est tout seul côté droit de la page, de profil. Il tend le bras devant lui et son revolver paraît très éloigné de son corps. Le revolver-objet est traité en mosaïque. Toute sa personne est entourée de blanc, le blanc du soleil. Peu de mots sur la gauche. Muñoz a bien fait de nous donner Meursault dans la solitude de son acte, sans victime, sans paysage, presque sans mots: c’est un meurtre plus abstrait que réel, fidèle à l’idée de l’écrivain qui se considérait “créateur de mythes” plutôt que romancier. Pour que le meurtre lui-même reste banal, la victime du meurtre dans ce monde hypocrite ne doit prendre aucune place.
Au premier regard, j’ai eu du mal à accepter le noir et blanc pour une histoire, un paysage, que j’ai toujours imaginés en couleur. Mais je me suis laissée guider par la force de l’encre et j’ai fini par être bouleversée par la vision de L’Étranger qui nous est donnée ici, qui nous livre l’historicité du livre, ses lieux, ses émotions. On a l’impression, grâce à l’art de José Muñoz, de voir pour la première fois comment le soleil “se brisait en morceaux sur le sable et sur la mer.” C’est dire combien les phrases de L’Étranger, si familières, sonnent autrement en compagnie des dessins.
L’art de Muñoz est allié à une sublime mise en page du texte. L’éditeur a choisi d’entourer certaines phrases tout de blanc, de façon à isoler plusieurs de ces courtes phrases au passé composé qui, d’après Sartre, ont fait le génie du texte, conjuguant un monde où rien ne dure: “J’ai couru pour ne pas manquer le départ”, “La journée a tourné encore un peu”, “j’ai encore bu un peu de vin” ou encore « j’ai accepté de lui servir de témoin”— autant de banalités suivies de fatalités. D’autres morceaux de texte sont mis en blocs qui ne correspondent pas du tout aux paragraphes de l’original, ce qui finit par créer des poèmes en prose inédits, comme celui-ci, fait des tous derniers mots du récit :
Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul,
il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour
de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine.
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L’un des premiers dessins de l’album représente une figure masculine vue de dos ; maigre et un peu voûté, il remonte une rue à Marengo vers on ne sait quel destin. L’avant-dernière image occupe une page entière. C’est le visage d’un Camus vieilli : on se dit qu’il pourrait avoir cent ans, l’âge qu’il aurait eu en 2013. Le tout dernier tableau, en bas d’une double bibliographie d’Albert Camus et de José Muñoz, représente Alger la Blanche avec son phare, sa mosquée, des eaux agitées—celle d’il y a soixante-dix ans et celle d’aujourd’hui encore.
Alice Kaplan
**une exposition vente des encres originales pour l’Étranger se déroulera du 14 juin au 14 septembre 2012 à Paris, à la Galerie Martel.
Pour toutes les images, ©Futuropolis 2012 pour la présente édition
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