Rappelons les faits à nos lecteurs étrangers : contre une tendance synthétisée par la célèbre note de la Fondation Terra Nova qui prônait le rassemblement des couches moyennes éduquées des centres-villes et des minorités ethniques, s’esquisse depuis quelques années un mouvement dénommé « Gauche populaire » qui rappelle que la gauche ne saurait s’éloigner des groupes sociaux qui ont été sa raison d’être, même s’ils sont aujourd’hui tentés par le Front national : les ouvriers, les employés à faible qualification, souvent habitants pauvres des zones rurales et péri-urbaines, repoussées des grandes villes par le prix de l’immobilier, menacés par le chômage et, point de nature différente, soucieux d’éviter une coexistence difficile avec l’immigration extra-européenne.
A ces groupes sociaux en situation subjective et objective d’« insécurité », son concept-clef, la gauche politique doit, selon la Gauche populaire, offrir une alternative à l’extrémisme de droite, sauf à y perdre son âme et son histoire. Pour cela, il faut trouver une solution à l’insécurité économique née de la désindustrialisation, à l’insécurité culturelle qui vient de l’arrivée en France de groupes aux mœurs visiblement différentes, et à l’insécurité physique qui vient de la délinquance, trois insécurités que la gauche française a souvent préféré ne pas voir – fait qu’il est difficile de contester mais, soyons justes, qui ne la différencie pas vraiment des autres gauches européennes, bien naïves, iréniques en la matière.
Les thèses de la Gauche populaire ont marqué les esprits. On notera au demeurant que le principal enseignement sociologique des présidentielles valide à la fois les thèses de la Gauche populaire et celles de la Fondation Terra Nova : le Front national est bien devenu le premier parti des couches populaire de souche française en zones rurales et péri-urbaines, et F. Hollande a bien dû son élection aux couches moyennes éduquées des centres-villes, auxquelles se sont joints les électeurs issus des minorités ethniques et culturelles (et par exemple 93% des électeurs musulmans, dit-on). La Gauche populaire propose une lecture convaincante, et ses travaux ont probablement été lus avec soin par les états-majors politiques.
Des pamphlets bienvenus, mais sans raisonnement économique
Les ouvrages des tenants de cette école ne sont pas de nature scientifique, quoi qu’ils en disent et en dépit de leurs titres universitaires. Le langage en est souvent relâché, et les idées sont imprécises (« prolophobie », « racialisme », et surtout cette catégorie bien floue de « bobos »). Ils sont parsemés de « coups de gueule », notamment quand ils décrivent les comportements hypocrites des « bobos » parisiens. L’outrance des propos ne nuit cependant pas à l’intérêt des thèses défendues ; elle aide à en comprendre la sincérité et la charge émotionnelle : on sent la sensibilité blessée et l’envie de plaider une cause, celle du petit peuple que la bourgeoisie alliée aux « bobos » semble accabler de mépris.
La vraie faiblesse de la Gauche populaire ne vient pas de ce style, mi-sérieux, mi-café du commerce. Elle vient plutôt d’un oubli : celui de l’économie et de ses mécanismes. La Gauche populaire voit bien que la relégation des ouvriers et des employés hors des centres-villes vient en bonne partie du fonctionnement du marché immobilier. Elle ne voit pas en revanche que ces groupes sont d’abord victimes du fonctionnement actuel du marché du travail qui opère comme une gigantesque machine à réduire le coût, et donc le nombre de salariés, par recherche de la plus haute productivité. La société française a choisi de financer l’Etat-Providence en taxant lourdement le coût du travail. Les entreprises préservent leurs marges par la délocalisation et l’investissement de productivité, et les consommateurs se détournent des produits français trop chers pour les produits asiatiques. Sans le dire formellement, la Gauche populaire aspire au protectionnisme, manière de ne pas se poser le problème du coût salarial (Pour une Gauche populaire, p. 45). Le souci de protéger la classe ouvrière, noble en lui-même, ne peut pourtant prévaloir sur l’intérêt national, celui de la cinquième puissance économique dont les groupes industriels sont d’envergure mondiale. On ne peut protéger les populations malheureuses en recréant des fabriques de chaussettes à Troyes et des hauts-fourneaux en Lorraine.
A cette situation économique particulière, i.e. le financement de la protection sociale par la taxation croissante du travail qui est un choix collectif français, aucun parti n’a encore trouvé de réponse satisfaisante. Le débat laissé sans suite sur la TVA sociale ou bien sur la CSG sociale, sa version de gauche, le démontre à l’envi. Ces mécanismes permettraient, avec de nombreux inconvénients certes, de ne plus pénaliser l’emploi pour préserver le modèle social français. Ils ne sont même plus en discussion. La machine à exclure les travailleurs à faible qualification n’est pas près de s’arrêter. La Gauche populaire choisit de ne pas se poser le problème, critiquant la « fuite en avant dans la mondialisation » ou appelant au rétablissement de « la société du travail à travers la politique macro-économique et la politique de l’emploi » (Pour une Gauche populaire, p. 21 par exemple), ce qui est une thématique de campagne électorale, non une analyse économique sérieuse.
Le cosmopolitisme n’est pas un gros mot
De la même façon, les auteurs de la Gauche populaire tombent dans la facilité quand ils critiquent les habitants de centres-villes, bourgeois et « bobos », pour vivre dans une ambiance agréablement cosmopolite, tirer profit de minorités ethniques qui ont le bon goût de leur fournir une domesticité à bas prix (nourrices, personnels d’entretien, …), sans se préoccuper des couches populaires obligées elles à une vie quotidienne difficile avec ces mêmes minorités.
Il reste que cette ambiance cosmopolite, dont ils font la caricature, est typique des grandes métropoles modernes et qu’elle correspond à ce que les gens veulent vivre aujourd’hui dans toutes les classes de la société. Quoi qu’ils en disent, l’ambiance villageoise des années 50, à supposer qu’elle ait existé, ne fait pas rêver, ni en centre-ville ni d’ailleurs dans les zones péri-urbaines. La Gauche populaire, au nom du malheur ouvrier, se trompe d’époque et de combat. Le combat contre le slogan maladroit et provocateur de « France métisse » fait oublier que la vie en France est historiquement, foncièrement cosmopolite, et ne l’est pas moins dans les classes populaires que dans la petite-bourgeoisie urbaine ou la bonne société. On le voit dans les vies privées, même si le nombre de « vrais » mariages mixtes est surestimé comme le soulignent justement les auteurs de la Gauche populaire, à la suite d’analyses démographiques maintenant bien connues, ainsi que dans les pratiques culturelles. Ce sera d’ailleurs certainement un atout dans la compétition économique actuelle.
Les difficultés bien réelles que résume la Gauche populaire par les termes d’ « insécurité culturelle » mériteraient par ailleurs plus de nuances : les évolutions propres au monde islamique, le raidissement religieux qui s’observe partout, ne seraient pas si notables en France si la situation sociale était différente. A ce raidissement, réel et malheureux, s’opposent en outre en France des forces actives et efficaces au sein mêmes des minorités musulmanes. La question-clef est celle du renforcement de ces forces de progrès, en France comme dans le Maghreb, non leur disqualification ou leur rejet. La Gauche populaire paraît les oublier, au risque d’aggraver ce que certains ont appelé la « panique identitaire ».
La Gauche politique a par ailleurs évolué sur la question des flux migratoires : angélisme et repentance – ce duo calamiteux, malsain – ne sont pas vraiment la marque du nouveau gouvernement, et tant mieux ! Le pouvoir actuel, à sa tête certainement, est plus proche des thèses prudentes et mesurées de Philippe d’Iribarne (Les immigrés de la République, impasses du multiculturalisme, Seuil, 2010) que de certaines tribunes libres qui pourraient facilement passer pour des pastiches, notamment celles que produit à intervalles réguliers Eric Fassin et qu’on dirait conçues pour alimenter un nouveau Philippe Muray (voir ci-dessous).
Enfin, l’opposition tranchée, l’hostilité entre banlieues des grandes villes, apanage des immigrés récents, et le monde des zones péri-urbaines où se regroupent les ouvriers et les employés français de souche sont-elles vérifiées partout ? Certes le vote Front national a partout progressé, mais son domaine reste d’abord le sud de la France, dont l’histoire et la sociologie sont très particulières. C’est dans le sud que le Front national a ses deux députés, non ailleurs.
L’ « insécurité physique », i.e. la délinquance, joue probablement un rôle plus grand que la question ethnique dans la protestation qui s’exprime dans la classe ouvrière par le vote Front national, même si les deux sujets ont de fait, dans certaines zones, la malheureuse habitude de se combiner. Au delà des politiques policières et judiciaires, elle ne peut se réduire sans régler les problèmes d’accès au marché du travail de la jeunesse sans qualification, ce qui pose la question du coût du travail, là encore, mais aussi celle de la qualité de l’enseignement. La dimension ethnique ne parait être qu’une couleur particulière du problème, non sa substance.
L’ouvriérisme
On rappellera la vieille définition de l’ouvriérisme que donnait en 1934 l’Encyclopédie anarchiste, reflet d’un monde politique très différent du nôtre mais qui garde son sel : une tendance du mouvement ouvrier qui fait alliance avec la classe dirigeante sur des thèmes nationalistes et xénophobes, qui méprise les classes immédiatement inférieures ainsi que tout travail intellectuel, et qui se préoccupent seulement d’intérêts immédiats et personnels – en d’autres termes, résumera-t-on, le peuple sans l’humanisme.
La Gauche populaire ne voit pas que dans son plaidoyer pour les classes populaires de souche française, même si sa critique de l’insécurité porte juste, elle frôle parfois cet ouvriérisme, c’est-à-dire la complaisance pour des tendances régressives et dangereuses, et frôle au fond un grand classique de la pensée de gauche en période de crise : la théorisation du ressentiment social. Les attentes du « peuple », auxquelles la Gauche populaire se dit sensible (et elle l’est, sincèrement), n’appellent pas toujours l’approbation, et en tout cas n’interdisent pas de raisonner sérieusement. A vouloir plaider avec trop de force, l’avocat perd la distance qui convient à un véritable défenseur. L’un des auteurs de la Gauche populaire le sent bien, quand il note qu’« entre injonction populaire et populisme, le chemin est étroit » (Pour une Gauche populaire, p.102).
Cause juste, mais un peu de nuances, camarades !
Serge Soudray
PS au 10/7/2012 : devant la gravité de la situation de l’emploi, le gouvernement relance le débat sur la CSG sociale. La machine à détruire des emplois va peut-être s’arrêter ou, au moins, tourner moins vite !
A lire :
Fractures françaises, Christophe Guilly, François Bourin Editeur, 2010
Plaidoyer pour une Gauche populaire, La Gauche face à ses électeurs, Editions Le Bord de l’eau, 2011
Laurent Bouvet, Le sens du peuple : la gauche, la démocratie et le populisme, Gallimard, 2012.
Mais avant même qu’existe cette Gauche populaire, des ouvrages en comportaient toutes les thèses :
La Gauche et les classes populaires, Henri Rey, La Découverte, 2004
La Gauche sans le peuple, Eric Conan, Fayard, 2004
On lira avec profit les explications d’un électeur du Front national qu’a publiées Rue89 récemment (http://www.rue89.com/2012/05/17/je-suis-une-erreur-dans-votre-systeme-je-suis-votre-electeur-fn-232169).
Note de Terra Nova :
http://www.tnova.fr/essai/gauche-quelle-majorit-lectorale-pour-2012
Bonne synthèse des positions qui irritent la Gauche populaire :
http://www.rue89.com/rue89-presidentielle/2012/04/29/eric-fassin-la-politique-didentite-nationale-construit-une-france
A lire aussi :
https://www.contreligne.eu/2012/05/sarkozy-et-son-bilan-hollande-et-son-projet/