Il est aujourd’hui difficile de voir sans perplexité La Grande Illusion, film qui vient de ressortir au début du printemps. Le film de Jean Renoir est divertissant, les acteurs sont en général convaincants, et le scénario conduit au dénouement – l’arrivée en Suisse – sans aucun ennui. Il reste que les images semblent venir d’un autre temps, non parce que le film est en noir et blanc mais du fait que la narration, consciemment (admettons-le pour l’instant), est faite de stéréotypes sociaux et culturels qui au lieu d’éclairer les personnages, encombrent notre vision et auxquels on ne peut vraiment croire.
La culture antifasciste
A l’occasion de la nouvelle sortie du film, en février 2012, la critique s’est limitée à louer les qualités du film, dûment restauré, et à le présenter comme un élément du patrimoine national. Certains ajoutaient, il y a encore peu : du patrimoine « progressiste ». « Un classique, un grand classique, le film où s’exprime le mieux la philosophie pacifiste et humaniste de Jean Renoir » écrivait ainsi un journaliste de l’Observateur en mars 2012.
Pacifisme, humanisme … Il est vrai que le film s’inscrit dans une histoire politique très particulière – que personne n’a ce printemps souhaité rappeler : Jean Renoir, compagnon de route du Parti communiste, apportait ainsi une contribution à la nouvelle ligne du Komintern, l’antifascisme, faisant suite à partir de 1934 à la ligne « classe contre classe ». La nouvelle ligne exigeait de mettre en avant les facteurs d’unité – la nation malgré les différences politiques, d’une part, et l’unité du genre humain malgré les différences de « race », d’autre part -, afin de faire barrage au fascisme et au nazisme qui se coalisaient. Sous un certain angle, généreux programme ; sous un autre, un film inséparable de la politique du Komintern, dont on sait qui l’inspirait. Ce parti explique la description de la société française qui est faite au travers d’un microcosme pénitentiaire : un groupe différencié mais soudé face à un adversaire commun. Le fils de banquier Rosenthal et l’ouvrier parisien Maréchal seront unis contre le militarisme allemand. La seule exception concerne l’aristocrate joué par Pierre Fresnay qui se retrouve proche du commandant de la forteresse, un archétype d’officier allemand, par les liens de la naissance et de l’éducation, mais qui aidera du mieux qu’il peut, au prix de sa vie, Rosenthal et Maréchal à s’évader de la forteresse.
De toute façon, l’aristocratie est une classe condamnée par l’histoire ; Pierre Fresnay et Erich von Stroheim le reconnaissent !
Si personne ne rappelle cette histoire politique, c’est qu’elle associe Jean Renoir au stalinisme, passé de mode, mais aussi qu’elle introduirait de la complexité dans la chanson de geste qui accompagne le film, de type humaniste, généreuse, antinazie.
La rhétorique du cliché
La perplexité que l’on ressent vient de l’usage systématique, délibéré de clichés sociaux et culturels, on l’a dit. Chaque personnage est construit comme un cliché, et rien dans son comportement n’échappe à la logique de son type. L’intellectuel, l’ouvrier parisien, le juif de la haute société, l’acteur de bastringue, l’officier de carrière à particule, le prussien qui dirige le camp… Les noms donnés aux personnages sont souvent eux-mêmes des clichés.
Le personnage de Rosenthal est particulièrement troublant : inscrit dans la narration dans le souci explicite de combattre l’antisémitisme, il présente tous les traits de la caricature antisémite, ce qui a été relevé dès la première re-sortie du film, juste après la guerre en 1946, et qui a donné lieu à plusieurs articles d’historiens et d’historiens du cinéma1. A en croire le professeur Samuels, lors de la deuxième re-sortie dans les années 50, dans une version cette fois intégrale, le critique du Canard enchaîné, Henry Magnan, en tira la conclusion que le film avait un fonds déplaisant et malvenu. Cette dimension paradoxale du film, l’antiracisme comme vecteur de stéréotypes racistes, n’a pas été soulignée au début 2012 quand le film est revenu sur les écrans parisiens, à cela près qu’un bon critique (Michel Ciment) l’a évoquée pour la rejeter au détour d’une phrase, comme André Bazin l’avait fait avant lui.
L’accumulation de poncifs antisémites sur la tête du pauvre Rosenthal (Dalio, le juif de service dans les fictions des années trente) est pourtant frappante :
– c’est un français de fraîche date, de père polonais naturalisé et de mère danoise2, en bref un métèque, selon un mot de l’époque,
– c’est un fils de banquiers très fortuné, et il aime l’argent et le luxe dont il fait étalage,
– il est dénué de tact et sa générosité est ostentatoire,
– il est suffisant et reconnaît que c’est un défaut qui lui vient de sa « race »,
– il n’est pas attaché à la terre française, sauf celle qu’il achète en grande quantité avec l’argent de sa famille,
– il a une sexualité trouble, signifiée aux spectateurs par son métier de couturier (haute couture, pas le Carreau du Temple mais le textile est comme une destinée !), sa sensualité féminine quand il touche des étoffes précieuses, qui va jusqu’à la dévirilisation dans la dernière partie du film lorsque Jean Gabin séduit la belle paysanne allemande, alors que lui sympathise avec la petite fille, (la dimension sexuelle du cliché antisémite n’est jamais évoquée par les critiques, semble-t-il),
– il est d’une constitution plus fragile que son compagnon d’évasion, ouvrier parisien, dont il n’a pas la solidité physique et émotionnelle.
Chacun de ces clichés, recensés rapidement par Rémy Pithon puis par Maurice Samuels avec minutie, correspond à une scène précise du film. De ce point de vue, compte tenu de son objectif proclamé d’antiracisme, il est à rapprocher de La Case de l’oncle Tom, le roman d’Harriet Beecher Stowe contre l’esclavage : une série de stéréotypes foncièrement racistes au su ou à l’insu de ceux qui les emploient, rendus positifs par une narration bienveillante en vue d’éduquer le public. C’est à cet antiracisme de principe que l’on doit le personnage du soldat noir qui apparaît dans le film, sans grand souci de vraisemblance: il ne devait pas y avoir beaucoup d’officiers africains dans l’armée française de 1914. Mais pour les auteurs du film, certainement était-ce un « statement » antiraciste sincère, destiné à mobiliser contre le nazisme et son racisme à prétention biologique.
Le projet antiraciste du film et son efficacité dans le contexte des années trente sont indubitables, et deux des meilleurs experts en haine antisémite ne l’ont pas manqué : comme l’indique le professeur Samuels, dans leur Histoire du cinéma français (édition 1943, Denoël, p 345-346), R. Brasillach et M. Bardèche signalent les grandes qualités du film, qu’ils rattachent justement à l’esprit du Front Populaire, et notent qu’il propose au public le premier personnage de juif sympathique, ce que déplore Céline ajoutent-ils (et eux avec probablement !), dans un passage ordurier de Bagatelles pour un massacre, semble-t-il.
Politique de Renoir
Une interprétation brillante, trop brillante, celle du professeur Samuels, fait de Jean Renoir un maître en matière de retournement de stéréotypes raciaux, et cela serait notamment prouvé par la jolie scène de Noël, quand Rosenthal prépare une crèche pour la petite fille et en arrange les personnages, de la même façon que Jean Renoir réaliserait La Grande Illusion et distribuerait les rôles entre ses protagonistes : cette mise en abyme marquerait sa supériorité sur les stéréotypes raciaux qu’il utilise et son dessein de les subvertir. Jean Renoir aurait donc eu un usage « stratégique » des clichés antisémites. Ce n’est pas mal vu mais cette analyse révèle surtout un talent d’avocat et l’oubli du vieil adage : la meilleure façon de ne pas voir un paysage, c’est de le regarder à travers une loupe. Rien dans ce qu’a écrit Jean Renoir de son film ne vient la justifier3, rappelées par Jean Tulard dans son Dictionnaire amoureux du cinéma. Si on ne saurait les lui reprocher, surtout par comparaison avec les positions d’autres protagonistes de cette période, il reste qu’en politique, Renoir était un aimable crétin. La comparaison avec Le Dictateur du Chaplin, film de la même période, pour la finesse, la portée politique, grâce au jeu sur le double, n’est pas à l’avantage de La Grande illusion.
Le fond de l’affaire est donc ceci : Renoir et Spaak, son scénariste, construisent leur personnage du juif Rosenthal, avec les matériaux de leur temps, de leur milieu, avec le but explicite de le rendre sympathique. Ces matériaux, leur emploi, nous semblent désormais si loin de nous qu’on en vient à s’interroger sur leur projet, ce qui est injuste. On ne reconstitue jamais aisément le paysage mental d’une autre époque. Essayez d’écouter les parole du tube de Ray Ventura et des collégiens, ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine (1936) et ses plaisanteries sur le harcèlement sexuel, la circoncision et l’homosexualité.
Au demeurant, personne ne semble remarquer ce fait amusant : si Renoir prend le juif Dalio pour jouer le rôle du juif Rosenthal, le rôle du commandant von Rauffenstein, quintessence de l’officier de carrière allemand, est joué par Eric von Stroheim, de son vrai nom Erich Oswald Stroheim, authentique juif de Vienne. Renoir le savait-il ?
Personnages de convention, film daté ?
On rapprochera le Rosenthal de La Grande Illusion4, si maladroitement mis en scène, du Bernard Rosenthal du roman de Paul Nizan, La Conspiration (Prix Interallié 1938), le jeune normalien issu du monde de la finance qui se perd dans une aventure politique et un adultère qui l’isolent de sa famille. Nizan prend un cliché ethnique et culturel, mais derrière l’état social retrouve une vérité individuelle à laquelle le Rosenthal de Jean Renoir ne parvient pas.
N’y parviennent pas non plus la plupart des autres personnages du film : l’intellectuel qui lit Pindare est un cliché peu crédible, comme Maréchal (Jean Gabin), censé être un simple ouvrier parisien ignorant des usages du monde et des lieux où l’on s’amuse à Paris mais qui a quand même réussi à devenir officier d’aviation, comme l’officier de carrière de Boeldieu (Pierre Fresnay) ou le commandant prussien (Erich von Stroheim). Cet échec est paradoxal quand l’on sait que pour ce film en particulier, Jean Renoir se réclamait du réalisme (même si l’on songe à l’idée de Proust : les « quoique » sont des « parce que » méconnus – mais ceci est un autre débat).
Il ne s’agit donc pas de qualifier La Grande Illusion de film inconsciemment antisémite, ce qui n’aurait aucun sens, notamment du fait de la dimension qu’a pris l’antisémitisme durant la Seconde guerre mondiale, seulement de noter que son étoffe, ce qui fait sa trame narrative et ce qu’il donne à voir viennent d’un autre temps. Ce temps est celui des clichés raciaux, et ce que l’on sait du milieu intellectuel dans lequel évoluait Jean Renoir confirme qu’il en était environné5. On voit d’ailleurs dans La Règle du jeu, film bien supérieur du reste, que le stéréotype antisémite y devient négatif – et même assez déplaisant puisque le but du film n’est pas d’alerter sur le racisme, mais d’illustrer la décadence de la société d’avant-guerre. Effet de l’époque, les clichés et les remarques antisémites figurent dans pas mal d’oeuvres d’auteurs juifs des années trente, on le sait.
Il faut ainsi ranger le film de Renoir parmi les grands films d’un autre temps, à la fois par ce dont ils sont le reflet et par ce qu’ils montrent, ceux qu’on ne saurait voir avec innocence, aux cotés par exemple du Cuirassé Potemkine, cette autre illustration du cinéma « progressiste ». On les regarde, on ne les juge pas ; on n’en fait pas des monuments.
Stéphan Alamowitch
A lire aussi
https://www.contreligne.eu/2012/11/biographie-jean-renoir-de-pascal-merigneau/
Notes
↑1 | Voir les deux meilleurs articles sur le sujet : Rémy Pithon, Le juif à l’écran vers la fin des années trente, Vingtième Siècle, n°18, avril-juin 1988, p. 89, qui n’ose pas aller jusqu’au bout de sa pensée quant au film ; et surtout Maurice Samuels, Renoir Grande Illusion’s and the Jewish question, Historical Reflections, Spring 2006, p. 165, qui retrace très précisément le débat critique depuis la sortie du film et qui comporte une riche bibliographie, et dont on recommandera la lecture. Voir aussi Eric Fournier, La belle juive, Champ Vallon, 2012 sur ce thème dans la littérature des 150 dernières années. |
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↑2 | Renoir aurait pu en faire un juif alsacien ou provençal ! |
↑3 | Jean Renoir, Ma vie et mes films, Editions Flammarion, 1974.]. La maladresse est plutôt ce qui frappe le spectateur aujourd’hui, et une maladresse qui fut remarquée à l’époque – honneur aux critiques de Franc-Tireur et du Canard enchaîné, que cite le professeur Samuels dans son article. Sur le plan politique, il semble que Jean Renoir soit surtout remarquable par son manque de lucidité, sa naïveté et ses confusions[4. Jean Tulard, Dictionnaire amoureux du cinéma, Editions Plon 2009, à la notice Jean Renoir, p. 547. Elles sont d’ailleurs illustrées par les niaiseries du chapitre consacré au Front Populaire par Jean Renoir ou à son activité en Italie dans son livre Ma vie et mes films |
↑4 | Quel est son prénom d’ailleurs ? Seul son patronyme nous est donné. |
↑5 | Chantal Meyer-Plantureux, Les enfants de Shylock où l’antisémitisme sur scène, éditions Complexe, 2005, les passages sur le théâtre de l’Atelier et ses animateurs. Voir aussi la notice sur Dalio. |