Aujourd’hui pour Jérôme K., ce n’est pas un jour tout à fait comme les autres. Le printemps des actionnaires vient de faire une nouvelle victime. Son patron s’est vu refuser sa prime de fin d’année en assemblée générale hier. Depuis le temps que Jérôme vivait mal le décalage entre ses fonctions dans cette banque et les pratiques de sa direction, il a le sourire ! En charge du service Investissement socialement responsable (ISR) de la banque, la maison des bisounours comme l’appelle ses collègues, il boit du petit lait…
Cette nouvelle tombe à pic pour le comité stratégique de ce matin. Toute la direction est là (sauf le grand boss, en cellule de crise avec l’agence Média 8). Jérôme y prend la parole, confiant comme un bisounours avec des dents :
« Chèr(e)s collègues, comme vous le savez, la croissance à deux chiffres du marché de l’ISR en France (69% en 2011 selon Novethic) masque des approches très différentes de l’investissement dit responsable. Si tous les acteurs visent une meilleure intégration par les entreprises des préoccupations sociales et environnementales, les méthodes utilisées varient considérablement en intensité. Autant de manières d’exercer leur influence pour contribuer au développement durable. »
Le powerpoint de Jérôme présente un impeccable schéma où trois bulles s’entrecroisent, le social, l’environnemental, l’économique…
« Il ne faut pas confondre un investisseur qui se limite à prendre en compte des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans sa stratégie d’investissement et celui qui veut vraiment générer un impact social et environnemental positif. Nous boxons dans la première catégorie, très largement majoritaire, la croissance fulgurante des PRI (Principle for Responsible Investment) depuis 2006 entraîne une sélection des valeurs en retenant le plus souvent une approche « best in class », c’est à dire les entreprises les plus performantes sur un enjeu ESG donné. Si la présence de TOTAL, BP, Siemens, France Telecom ou Société Générale dans ces fonds entretient des controverses, elle illustre une lente adaptation de l’investissement classique aux enjeux du développement durable. »
Nouvel écran à trois bulles.
Jérôme poursuit. « Dans la seconde, encore marginale, celle vers laquelle j’aimerais nous amener, l’investisseur exerce son influence pour que les entreprises créent de la valeur sociétale. C’est notamment le rôle des acteurs du capital-investissement qui prennent des participations directes et souvent majoritaires dans les entreprises. Ils exercent leur responsabilité d’actionnaire et déploient une stratégie ESG à chaque étape du cycle de vie des participations, de l’acquisition à la cession.»
« Dans les deux cas, l’enjeu repose sur la construction de produits (opcvm, sicav, fcp, assurance vie, etc) et outils financiers (indices boursiers « éthiques ) ou de gouvernance (due diligence, questionnaires ESG, reporting) utilisant des critères non financiers. C’est ici que le rôle de l’analyse extrafinancière prend tout son sens. »
Et Jérôme de commencer un prêche pour sa chapelle, celle du merveilleux métier d’analyste extra-financier : « Le métier d’analyste extra-financier est au cœur de l’ISR. Ses analyses consistent à matérialiser les critères ESG et leurs incidences économiques et se projeter dans l’avenir pour anticiper l’impact des choix stratégiques et politiques d’innovation des entreprises. L’analyse par les risques est cruciale. Elle vise à identifier, pour une entreprise ou un secteur, les contraintes légales présentes et à venir (nouvelles taxes, objectifs européens sur l’activité des entreprises, etc.), les passifs sociaux et environnementaux, le risque de réputation ou encore les changements sociologiques tels que le comportement des consommateurs. »
Après une courte pause, il enchaîne : « Vous avez entendu les nouvelles ce matin (silence gêné dans la salle). Peut-être n’avez vous pas entendu les récents propos de Richard Alderman, directeur du Serious Fraud Office britannique (SFO). Il informe que le SFO n’hésitera pas à poursuivre en justice tous les actionnaires d’entreprises qui auraient profité d’activités illicites et en particulier les investisseurs institutionnels. »
Quoi ! Les bisounours ont des dents qui poussent ! Les collègues de Jérôme sont verts.
L’un d’eux réagit : « Admettons Jérôme. Ok en cas de fraude, même si j’hallucine sur la menace faites aux actionnaires ; Mais putain, comment tu anticipes un investissement responsable, t’es pas madame soleil ! »
« Dis moi Michaël, c’est bien toi qui t’es gavé d’actions Facebook le mois dernier ? … Non sérieusement tu as raison, poursuit Jérôme. C’est difficile de savoir si un investissement dans une technologie alternative en 2012 se révèlera gagnant en 2020. Les classiques économies engendrées (matières premières, énergie, etc.) voisinent avec des considérations plus délicates à mesurer (impact d’une stratégie de R&D sur l’attraction des talents et la compétitivité marché) dans lesquelles le facteur temps est essentiel.
Faute d’être extralucides on commence à disposer d’outils de mesures et de suivi. Par exemple, en 2010, à la demande des investisseurs, l’EFFAS qui regroupe l’ensemble des sociétés nationales d’analystes financiers, publie des lignes directrices (Key Performance Indicators ou KPIs) pour l’intégration des critères ESG dans le reporting.
Le référentiel de l’EFFAS illustre trois exigences : le besoin d’une approche par secteurs et sous-secteurs – le besoin d’une information en valeur relative ou intensité – et enfin, la matérialité économique des indicateurs environnementaux. Par exemple, une analyse sur le critère environnement ne sera valable que si elle est quantifiée économiquement sur cinq champs : les investissements – les dépenses – le chiffre d’affaires – l’offre – les réductions de couts – les provisions et garanties – l’innovation. »
«Ouais, t’es gentil, Jérôme, mais ton business c’est peanuts, l’encours de l’ISR en France vient juste de dépasser les 100 milliards d’euros !»
«C’est vrai et peu d’entreprises reportent à ce jour en utilisant les KPIs de l’EFFAS. Mais avec une croissance annuelle à deux chiffres et de nouvelles obligations pesant sur les sociétés de gestion qui viennent juste de rentrer en vigueur, il faut s’y coller. C’est maintenant que des places sont à prendre ! »
Jérôme continue son topo, sent que la mayonnaise prend dans la salle et ne se sentant plus de joie, ose : « pour relever tous ces challenges, j’ai besoin de faire grandir mon équipe ». A ce moment, le grand chef, sorti de sa cellule media 8, entre dans la salle et balance un : « Ca n’y compte pas mon pote, c’est la crise tu sais. »
Après cette douche froide, de retour chez lui, Jérôme K. envisage sérieusement de postuler chez Greenpeace. Depuis leur tentative manquée de peu, en 2010, de s’inviter tout à fait officiellement à l’AG de Total France avec plus de 0,5% du capital, il paraîtrait qu’ils veulent renforcer leurs équipes d’experts.
Yann Queinnec
A lire aussi :
https://www.contreligne.eu/2012/05/developpement-durable-2012-2017-des-mots-aux-actes/