Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Refonder l’entreprise
Éditions Seuil, coll. La République des idées, 2012
Encore une étude sur les origines de et les remèdes à la crise, direz-vous (v. not., M. Aglietta et A. Rebérioux, Les dérives du capitalisme financier, Albin Michel, 2004) ! Détrompez-vous : la réflexion que proposent ces deux professeurs des Mines ParisTech, Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, dans leur essai « Refonder l’entreprise », est, sans jeu de mots, une mine d’informations et de pistes de recherches.
Comment lire un ouvrage d’économistes quand on ne l’est pas soi-même ? Les partisans de l’analyse économique du droit sont coutumiers de l’exercice, mais ils le font avec un biais idéologique néo-libéral peu conscient de lui-même. Il convient de tirer les leçons de la pensée de Stanley Fish, le célèbre professeur américain et de son célèbre ouvrage « Quand lire, c’est faire » ( S. Fish, Is there a text in this class ?, trad. Par E. Dobenesque, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Les Prairies Ordinaires, coll. Penser/Croiser, 2007). qui se situe dans la lignée de Derrida, et considérer ainsi que le sens de l’énoncé vient davantage de celui qui lit que de celui qui écrit.
Le point de départ de la réflexion des auteurs est un constat. La démonstration qu’ils proposent est un combat.
Le constat
Le constat concerne les origines de la crise. Les auteurs font observer que ses causes ne sont pas exogènes mais endogènes. C’est au cœur même des entreprises que sont ancrées les principales causes de la crise mondiale actuelle. Ceux qui sont à la tête de l’entreprise, la banque étant un modèle-type, ont opéré les mauvais choix. Ce choix a consisté, depuis une dizaine d’années, à mettre sur un piédestal les intérêts des actionnaires, que les auteurs qualifient d’intérêt social, au détriment de tous les autres intérêts qui composent l’entreprise. La crise financière ne serait rien d’autre que la traduction d’une crise de l’entreprise au sein de laquelle l’innovation et la justice sont passées au second plan au seul profit de la rentabilité et du profit. Partant de ce constat, les auteurs entendent mener un combat.
Ce combat amène, principalement, à défendre la restauration des valeurs de l’entreprise autour de la justice sociale et de l’innovation technique et technologique. Cette restauration passe, notamment, par la création et la mise en œuvre d’un « contrat d’entreprise » au service d’un ensemble d’intérêts allant au-delà de ceux des seuls actionnaires (p. 19 et 20). La démonstration s’articule autour de cinq chapitres au cours desquels est menée une double démarche à la fois rétrospective et prospective. De manière rétrospective, il est démontré que la notion d’entreprise est relativement récente (Chapitre I, p. 21 et s.), entreprise dévoyée par la théorie de la corporate governance qui a fait primer « la société » (Chapitre II, p. 45 et s.). De manière prospective, une série de remèdes est proposée, consistant à fournir des alternatives à la forme sociale de la société anonyme (Chapitre III, p. 65 et s.), et à réinventer une entreprise qui s’appuierait sur une série de quatre principes (Chapitre IV, p. 85 et s.) : une entreprise inventive, un dirigeant « habilité », un collectif engagé pour l’entreprise et une solidarité de l’action collective. Cette « nouvelle » entreprise serait encadrée par un « nouveau droit pour l’entreprise » (Chapitre V, p. 105 et s.).
Une analyse parfois lacunaire
L’analyse proposée par Blanche Segrestin et de Armand Hatchuel est au sens de Fish un « narrative », qui pèche juridiquement par défaut et par excès.
Le défaut, tout d’abord, car nombreux sont les passages du livre où le droit aurait pu être d’une aide précieuse pour éclairer et étayer l’analyse des auteurs. Le nœud de la guerre, plusieurs fois souligné, est le conflit d’intérêts qui pourrait naître entre le dirigeant et les actionnaires, obligeant ainsi les économistes et les juristes à penser un système de « gouvernement de l’entreprise » de telle sorte que le dirigeant n’agisse pas au détriment des intérêts des actionnaires. Cette problématique est, à dire vrai, présente dès les origines de la société politique. Dès lors qu’un pouvoir a été confié à autrui afin d’agir dans un intérêt en partie distinct du sien, le conflit d’intérêts est un risque contre lequel il a fallu se prémunir. On peut ainsi regretter que les auteurs ne se soient pas davantage intéressés au droit public, dont les réflexions bien appuyées sur les classiques de la philosophie politique libérale (Montesquieu, Jefferson) et les réflexions constitutionnelles sont de la plus grande importance. Le gouvernement et les élus doivent agir au nom de l’intérêt général qui constitue le fondement et la limite de leurs pouvoirs. La situation est très proche de celle que l’on rencontre dans l’entreprise. Et si les juristes français ont traduit corporate governance par gouvernement de l’entreprise, ce n’est pas par le pur fruit du hasard mais par analogie avec la théorie du pouvoir en droit public. En somme, l’analyse des auteurs aurait gagné à se confronter aux analyses du pouvoir, bien connues du droit public et représentées en droit privé par la thèse d’Emmanuel Gaillard sur « le pouvoir en droit privé » (E. Gaillard, Le pouvoir en droit privé, Préf. G. Cornu, Economica, 1985). Refonder l’entreprise de demain, c’est aussi refonder le pouvoir de décision en son sein.
Défaut, encore, lorsque les auteurs défendent un « droit pour l’entreprise » au cœur duquel se trouverait une nouvelle forme sociale : « la société à objet social étendu » (SOSE) qui « se démarquerait d’une société classique par l’insertion, dans son objet social, d’objectifs économiques, sociaux ou environnementaux » (p. 107). Le juriste s’interroge sur l’utilité d’une telle création. Tout d‘abord, il existe déjà en droit français une forme sociale spécifique, la société par actions simplifiée, qui accorde à ses créateurs la plus grande liberté contractuelle (Loi du 12 juin 1999, art. L. 227-1 et s. et L. 244-1 et s. C. com.). Partant de cette liberté de principe, tout objectif peut être inscrit dans l’objet social, y compris l’objectif d’un développement durable combinant justice sociale, environnement, dignité sociale et progrès économique. Ensuite, ce n’est pas en créant une nouvelle structure que l’on fera évoluer les mentalités. L’objet social reste la chose des parties et elles seules peuvent décider de prendre le chemin du développement durable. Cela amène d’ailleurs à revenir sur cette question de la responsabilité sociale de l’entreprise et celle du développement durable qui lui est inextricablement liée, thème trop rapidement abordé par l’ouvrage. La responsabilité sociale des entreprises et le développement durable sont aujourd’hui des objectifs imposés par la loi ou librement poursuivis par les entreprises. Sur ce point, les rares observations faites par les auteurs sur ce « nouveau droit de l’entreprise » en cours de construction ne rend pas grâce aux légitimes progrès intervenus dans la législation la plus récente (p. 81 et s.). Certes, le chemin est encore long mais il a été emprunté par le législateur (ex. Décret n° 2012-557 du 24 avril 2012 relatif aux obligations de transparence des entreprises en matière sociale et environnementale) et par les entreprises elles-mêmes, depuis quelques années (pour une vue d’ensemble, G. Jazottes, M.-P. Blin-Franchomme, I. Desbarats et V. Vidalens, Entreprise et développement durable, Lamy, coll. Axe droit, 2011).
Les limites de l’ouvrage se rapportent également à certains partis pris excessifs.
A plusieurs reprises, les auteurs reprochent au droit et aux juristes de ne pas s’être suffisamment intéressés à l’entreprise (p. 16 et s.). Elle n’aurait jamais été un « objet propre du droit » (p. 65 et s.). L’intérêt de l’entreprise pour sa part serait « indéfendable » pour le droit et n’aurait jamais été « consacré » par la loi (p. 66 et s., v. pourtant, J. Paillusseau, La société anonyme, technique d’organisation de l’entreprise, Sirey, Bibliothèque de droit commercial, Tome 18, 1967, spéc., p. 196 et s. ; Les fondements du droit moderne des sociétés, J.C.P. (E), 1984, II, 14193 ; L’efficacité des entreprises et la légitimité du pouvoir, R.I.D. éco., 1990, p. 290 et s. ; Entreprise, société, salariés, quels rapports ?, D., 1999, Chr., p. 157). De nombreux juristes seraient étonnés de lire que l’entreprise n’est pas un objet propre du droit et que l’intérêt de l’entreprise n’aurait jamais été consacré. Non seulement les juges usent et parfois abusent de ce vocable (v. not. Ph. Waquet, Le juge et l’entreprise, Dr. soc., 1996, p. 472 ; M.-C. Escande-Varniol, La Cour de cassation et l’intérêt de l’entreprise, R.J.S., 4/00, p. 260), mais il est aujourd’hui présent au sein de nombreuses dispositions du droit du travail (v. not. art. L. 1121-1 C. trav.) et du droit des sociétés (dispositions relatives à l’expertise de gestion, relatives aux procédures collectives…).
Quant à la notion d’entreprise, aussi bien les publicistes que les privatistes n’ont eu de cesse de tenter d’en cerner les contours afin d’en déterminer la portée juridique (G. et A. Lyon-Caen, La « doctrine » de l’entreprise, in Dix ans de droit de l’entreprise, Litec, 1978, p. 599, spéc. p. 610 et s.). L’entreprise est ainsi au cœur de la théorie de la personne morale (M. Hauriou (1910), P. Durand (1947), G. Ripert (1951)), du débat sur la conciliation du travail et du capital, de la discussion sur le conflit d’intérêts, de la subtile conciliation entre la dignité de la personne humaine et le dogme du marché, de l’innovante question du pluralisme des ordres juridiques… Contrairement à ce que laissent entendre les auteurs, en droit français, le législateur a plutôt tendance à faire valoir une conception du juste milieu faisant de l’intérêt social un « concept mixte » ; relativisme qui se dégageait déjà des rapports Viénot (Rapport AFEP-CNPF, juillet 1995, « Le conseil d’administration des sociétés cotées », R.D.A.I., n° 8, 1995, pp. 935 et ss.) et Marini (Rapport Ph. MARINI, La modernisation du droit des sociétés, Rapport au Premier ministre, La Documentation française, Coll. Rapports officiels, 1996). Vient à l’esprit que les économistes n’ont peut-être pas, pas plus d’ailleurs que les milieux dirigeants français, une vraie culture juridique, d’où leur ignorance de ce fait pourtant notoire : le droit français fait depuis longtemps la part belle à la notion d’entreprise, plus globale, plus compréhensive que celle de société.
L’excès est encore présent dans les postulats de la démonstration, relativisant ainsi la pensée des auteurs, du moins pour le système juridico-politique français. D’abord, le système servant de modèle est souvent l’entreprise américaine, telle la WAMU, la Washington Mutual (p. 8 et s.). Il n’échappera pas aux auteurs que le droit est culturel, même s’il est aujourd’hui fortement globalisé. Le système américain ne peut être confondu avec le système français.
L’intérêt social : France v. USA
Cela est d’autant plus vrai lorsqu’une notion telle que l’intérêt de l’entreprise ou l’intérêt social est abordée.
Aux Etats-Unis existe un système pluraliste reposant sur l’idée qu’il n’existe pas d’intérêt général supérieur aux intérêts particuliers. L’intérêt général est conçu de manière immanente comme le résultat d’une certaine combinaison entre les intérêts particuliers. Il suffit de relire, pour mémoire, Le droit sans l’Etat de L. Cohen-Tanugi (L. Cohen-Tanugi, Le droit sans l’Etat. Sur la démocratie en France et en Amérique, P.U.F., 1985). La France, d’obédience Thomiste ou Rousseauiste, conçoit traditionnellement l’intérêt général de manière transcendante, se situant au-dessus de la querelle des intérêts particuliers. Même si ce découpage doit aujourd’hui être relativisé, il constitue une donnée historique importante permettant d’expliquer et de justifier pourquoi le droit français des sociétés n’est jamais allé aussi loin que le droit américain dans la primauté de l’intérêt des actionnaires.
Ensuite, il est regrettable que les auteurs prennent essentiellement pour modèle les sociétés cotées pour mener à bien leur démonstration. Le tissu économique français, ce qui contribue notamment à expliquer sa plus grande résistance aux effets de la crise mondiale, est surtout composé de petites et moyennes entreprises, PME évincées de la démonstration.
Enfin, l’actionnaire est présenté comme un idéal-type servant de référent à toutes les problématiques soulevées par les auteurs. Or, il n’y a pas un modèle d’actionnaire mais des actionnaires. Qu’y-a-t-il de commun entre un salarié actionnaire, un actionnaire bailleur de fonds, un actionnaire particulier « boursicoteur », un dirigeant détenteur de stock options et un fonds de pension ? Leurs situations et leurs intérêts sont très différents les uns des autres. Pour prendre un image évocatrice : les pommes ne sont pas des poires même si elles sont les unes et les autres des fruits !
Enfin, le droit est souvent critiqué pour son ambiguïté (p. 64 et s.). Ce que les auteurs appellent « l’ambiguïté du droit » n’est autre que l’essence même du droit. Le droit n’est pas ambigu. Il est fait de subtilités et de nuances. Il tente au mieux de concilier les intérêts en présence en recherchant la voie du juste milieu, censé être la plus grande des vertus selon la pensée aristotélicienne. Le droit est fait de mesure et de proportion et ces deux qualificatifs ne peuvent être réduits à la notion d’ambiguïté.
Finalement, l’ensemble de ces remarques n’existerait pas sans le travail remarquable de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel. Il n’est pas ici question de savoir qui est dans le vrai, mais de repérer que ce livre est le signe d’une évolution dont on trouve des traces ailleurs et qui est le contrecoup de la crise financière et du discrédit qui touche une partie des conceptions antérieures sur le pouvoir actionnarial.
Mustapha Mekki