Comment se fait-il que l’Américaine qui a imposé l’art de la cuisine française aux Etats-Unis soit presque inconnue en France ? Elle, dont la cuisine, batterie en cuivre de chez Dehillerin y compris, fait partie de la collection permanente du Musée de l’Histoire Américaine de la Smithsonian à Washington, et qui attire là plus de visiteurs que les souliers rouges de Dorothy dans Le Magicien d’Oz ? Les exemples sont rares d’une francophilie américaine ainsi panthéonisée. Mais évidemment, le miroir ne marche pas dans les deux sens.
Du Cordon bleu aux cuisines américaines
Auteur de Mastering the Art of French Cooking dont le premier volume est sorti en 1961, Julia Child découvre la France en 1948 à l’âge de 36 ans. Après avoir travaillé à Ceylan pour l’OSS auprès de son mari Paul, elle le suit à Paris. Photographe et peintre à ses heures, il est nommé commissaire d’expositions pour la United States Information Agency, bras armé du nouveau Plan Marshall. Julia qui cherche à se divertir, s’inscrit au cours de cuisine du Cordon Bleu, en compagnie de braves G.I. qui veulent faire carrière dans la restauration. Une passion est née.
Treize ans plus tard son livre s’impose : à l’aube du mouvement féministe, des milliers d’Américaines de la moyenne bourgeoisie se mettent à maîtriser le boeuf bourguignon et les soufflés au Grand Marnier, laissant de côté leurs surgelés et les plateaux télé. Plus tard, la grande californienne passe à la télévision où sa voix haut perchée et sa désinvolture la rendent légendaire. Sa compétence gastronomique a fait naître une persistante francophilie alimentaire aux U.S., représentée aujourd’hui par de nouvelles vedettes comme Patricia Wells (Les 200 meilleures recettes de bistro), Alice Waters, qui fonda le restaurant Chez Panisse, maison mère du mouvement « slow food » à Berkeley, et Dorrie Greenspan, qui a collaboré avec le grand « pâtissier d’auteur » et maître du macaron Pierre Hermé.
Le seul moment où la légende de Julia Child parvient en France, c’est quand sort en 2009 le film Julie and Julia. Meryl Streep y incarne le personnage de Julia, fraîchement débarquée des Etats-Unis. Ce film montre une France de 1948 où la guerre n’a jamais eu lieu, où l’on ignore les restrictions alimentaires. Aucun signe non plus de la célèbre baguette jaune, fruit d’une erreur linguistique d’un fonctionnaire français qui demandait au plan Marshall du corn au lieu de wheat. Le film s’ouvre par une scène au Havre. A la place des décombres du port, on voit Julia et Paul Child se régaler devant une sole meunière.
Colloque à Harvard
L’université de Harvard vient de fêter le centenaire de Julia Child, morte en 2004, par un grand colloque réunissant biographes, historiens, foodologues et membres de la famille Child. Lors de la séance consacrée à la vie de Julia Child en France, le public a demandé pourquoi son livre n’avait jamais été traduit en français. La question est sans doute de savoir à qui l’on reconnait le droit de donner des leçons ! Ses recettes pour des plats que tous les français connaissent depuis la petite enfance, expliquées dans un détail qui ne laisse rien à l’imagination, devaient paraître, à une époque où la France n’avait sans doute pas très envie de prendre des leçons de gastronomie, trop scientifiques, trop laborieuses, et de surcroît données par une américaine. Et de toute façon, qui aujourd’hui passerait sa journée à faire soi-même une quiche lorraine ou des oeufs en gelée quand il suffit d’avoir la bonne adresse ?
On peut trouver tous les papiers de Julia Child à la Schlesinger Library de Harvard, à qui elle les a légués. Ce sont surtout les lettres de Paul Child qui raconte de façon lumineuse l’histoire de cette femme singulière qu’il a tant aimée. Un dimanche de janvier 1949, le couple trouve fermées les portes du restaurant de la Mosquée de Paris. Lui qui connaît déjà la ville veut tout montrer à sa femme. Il écrit alors à son frère : « Julia n’a pas encore senti couler le thé à la menthe et le couscous sur sa langue, mais je ne cesse de me dire : Mon Dieu, nous avons deux ans, alors pourquoi s’inquiéter ? Ce sera pour une autre fois, et puisque croissants et brioches recommencent à apparaître dans les pâtisseries, pourquoi s’en faire? »
Alice Kaplan
Julia expliquée aux nuls….
Julia Child, Mastering the Art of French Cooking, t. 1-2. New York : Knopf, 1961 et 1970, rééd. 2007.
« Siting Julia : A Julia Child Centenary Symposium », Radcliffe Institute for Advanced Study, Harvard University, visible dans son intégralité sur le site de l’Institut : http://www.radcliffe.harvard.edu/video/siting-julia-france
Extrait de l’émission The French Chef, épisode de janvier 1971, « Comment rôtir un poulet ? »WGBH Television, Boston. http://www.dailymotion.com/video/x3dcog_the-french-chef-julia-child-s-chick_news
National Museum of American History, Smithsonian Museum. Exposition virtuelle : Julia Child’s Kitchen. http://amhistory.si.edu/juliachild/
Julia Child et Alex Prud’homme, My Life in France. New York : Knopf, 2006.
Julie & Julia. Dir. Nora Ephron, 2009, avec Meryl Street et Stanley Tucci.