Les noms de leurs employeurs sont prestigieux : Greenpeace, Oxfam ou Action contre la faim. Nés de l’humanitaire, ils n’ont pourtant jamais foré un puit, construit une école ou distribué un carton de médicaments. Mais ils ont fait évoluer des filières industrielles aussi puissantes que celle du bois ou de l’agroalimentaire. Ils ont fait interdire la production des mines antipersonnelles dans plus de cent pays ou obligé l’industrie textile à mettre en place des audits de l’ensemble de la supply chain. S’il fallait chiffrer leur impact, ils représenterait plusieurs centaines de millions d’Euros par an et c’est à eux que l’on doit une partie des débats qui rythment la vie médiatique, OGM, Climat ou encore thon rouge. Ce sont les campaigners, chargés de plaidoyer ou lobbyistes d’intérêt général.
Ce métier peut sembler du dernier chic. Dans un univers mondialisé, le campaigner serait le nouveau Médecin sans frontières. Sauveteur du monde et payé pour l’être, salarié d’ONG vu par beaucoup comme les acteurs les plus influents du moment, son job pourrait passer comme un nouvel idéal professionnel. La réalité de leur vie quotidienne les éloigne de cette perfection.
Le « West Wing » du pauvre
La série West Wing qui raconte la vie du cabinet d’un Président des États-Unis est la source d’inspiration avouée de la jeune génération des responsables de partis politiques,de Najat Belkacem à David Martinon. Elle représente une sorte de perfection de la vie politique quotidienne. Un pouvoir immense, des urgences internationales régulières et des collègues toujours disponibles pour débattre sur les mérites comparés de la sociale-démocratie et du libéralisme. Une série qui raconterait la vie des campaigners d’ONG aurait plus de mal à générer des vocations. Les ONG ne disposent en effet ni du pouvoir institutionnel des acteurs des grandes administrations ni de celui financier des entreprises (le budget de Greenpeace International – quelques centaines de millions d’Euros – ne dépasse pas celui d’une grosse PME). Leur unique pouvoir est celui de leur influence sur les deux vrais leviers du monde, États et entreprises.
En conséquence le quotidien du campaigner intègre beaucoup moins de réunions dans une War Room pour gérer une urgence géopolitique majeure que de rédactions de lettres et de communiqués de presse, d’appels et de rappels et de barrages de secrétaires pour se faire admettre comme interlocuteur. Dans la même logique, si son impact économique indirect est impressionnant par son impact sur les lois, ses moyens d’actions sont sans commune mesure avec ceux de ses ennemis naturels… les lobbyistes d’entreprises.
Le bon coté de la Force
L’influent, très influent Alain Minc voit les ONG comme les « nouveaux maîtres du Monde». Les grandes ONG seraient devenues en quelques années les organismes les plus puissants de la mondialisation. Présentes dans toutes les conférences internationales, ces organisations en donneraient le la. Les faits sont moins catégoriques sur cette montée en puissance.
«Under the influence» une étude sur le lobbying européen dénombre à Bruxelles 1 500 lobbyistes au service de causes d’intérêt général pour… 10 000 lobbyistes au service d’entreprises. On peut ajouter que chaque lobbyiste au service d’entreprises dispose d’un budget plusieurs fois supérieur à celui de son «collègue» d’ONG. Les budgets – publiés par les ONG présentes à Bruxelles – intègrent quelques dizaines de milliers d’Euros par activiste alors que le rapport précité estime entre 750 Millions d’Euros et 1 Milliard le budget dédié aux actions des lobbyistes privés bruxellois.
Loin de se sentir membres d’une même profession, les campaigners dénoncent souvent l’existence même du lobby privé. Il y aurait, à leurs yeux, d’un coté eux qui représenteraient le droit légitime de populations à se regrouper pour défendre une même vision du Monde et de l’autre, des lobbyistes qui casseraient le jeu démocratique par une représentation d’intérêts privés.
Evolution professionnelle ? Impossible
Une autre différence avec leurs «collègues du privé» est dans leurs perspectives d’évolution professionnelle.Le principal problème du campaigner est qu’il n’est ni ourson blanc ni un puit. Son utilité est infiniment moins jolie que complexe.
Cette réalité de communication a un impact direct sur le financement de son activité. Le président de la branche française d’une grande ONG internationale racontait récemment qu’une plaquette d’appel aux dons pour un programme de sauvegarde de l’ours blanc rapportait très exactement dix fois plus qu’une campagne de financement pour du lobbying sur le réchauffement climatique. La conséquence en est l’existence d’un plafond de verre salarial. Les salaires correspondants à celui d’un cadre supérieur du privé sont quasiment inexistants dans le paysage du lobbying d’intérêt général. De ce fait, les évolutions de carrière y sont à sens unique. Le campaigner souhaitant voir évoluer son salaire pourra éventuellement rejoindre un cabinet ministériel ou un groupe parlementaire, mais il devra pour ce faire quitter son métier.
En face, le lobbying privé mène à tout puisqu’il est au cœur de tout. Les allers-retours entre les postes d’élus, d’acteurs de la haute administration ou de salariés d’un cabinet de lobbying sont incessants.
Une victoire à la Tantale
La dernière difficulté du métier est commune à tout acteur du lobby législatif. La victoire n’est jamais vraiment acquise. Le Grenelle de l’environnement français est une bonne illustration de la vie quotidienne du lobbyiste et de la précarité des résultats obtenus.
Le Grenelle, on le sait, est un processus législatif. A ce titre, il doit respecter trois phases. La première est une série d’engagements gouvernementaux (de juin à octobre 2007). La seconde est dans le vote des lois (de novembre 2007 à juillet 2010). La troisième est dans leur application (en cours). Mettons-nous maintenant à la place d’un campaigner défendant une nouvelle loi.
Ses efforts auront un impact réel sur les situations uniquement une fois qu’une loi sera annoncée, votée et appliquée. Et il faudra bien évidemment que sa proposition ne soit pas dénaturée au long des centaines de réunions et d’allers-retours parlementaires qu mèneront à la rédaction du décret final. On comprendra que le rêve le plus fou du lobbyiste d’intérêt général est souvent de donner des cours ou de distribuer des colis alimentaires. Toutes ces activités qui ne changent pas le Monde en profondeur mais qui ont cet immense attrait d’un impact positif direct et… visible à l’œil nu.
Des lendemains qui chantent
Malgré ces difficultés et le nombre limité d’offres d’emploi dédiés, le métier de campaigner attire un nombre croissant de jeunes professionnels. Les rares cabinets de recrutement dédiés reçoivent régulièrement des candidatures de responsables de partis politiques et d’entreprises prêts à des efforts financiers considérables pour une carrière dans le domaine. La raison est sans doute à trouver dans une prise de conscience des bouleversements des trente dernières années.
En termes de leviers d’actions citoyens, la mondialisation s’est concrétisée par deux bouleversements majeurs : l’international a remplacé le national et l’économique a remplacé le géopolitique. Symbole avec le concert Live Aid de l’humanitaire des années 80, Bob Geldof a été témoin de la naissance de ce bouleversement pour la société civile «Live Aid a marqué la naissance d’un média mondial, mais à l’époque, personne n’aurait pu imaginer qu’en l’espace de deux ans, une informatisation de masse débuterait et jetterait les bases d’un phénomène totalement inattendu: la mondialisation. ».
Le métier de campaigner intègre le déplacement de ces deux leviers d’action, tel est son mérite et son fardeau. Car la prise de conscience de cette utilité n’est que progressive dans la Société française. Le campaigner est un peu trop en avance. Il devra attendre que la Société le rattrape pour voir la reconnaissance de son utilité lui apporter le statut social et les moyens susceptibles de changer… son monde.
Jean-Philippe Teboul
A lire
«Épître à nos nouveaux maîtres» Alain Minc – Grasset
«Le lobbying une imposture » Éric Eugene – Le cherche midi