« Surely, corporate managers themselves, who must operate within the broader law of business, are aware of the legally imposed duties to protect workers, consumers, and larger communities. Perhaps it is time corporate lawyers caught up to this reality »1 et que nombre d’États et d’organisations (publiques ou privées) supranationale et internationale appellent à promouvoir une croissance durable et socialement responsable.
Milton Friedman en ses oeuvres
Bien après les discussions des professeurs Berle et Dodd relayées par la Harvard Law Review qui ont émaillé les années 30, c’est sans aucun doute dans les écrits du prix Nobel Milton Friedman qu’il faut trouver les fondements de la pensée contemporaine de l’entreprise. Au-delà de son article publié dans le New York Times en 1970 sous un titre qui ne laisse place à aucun doute The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits, ce dernier précisait dans un ouvrage faisant référence : « [p]eu de tendances pourraient aussi efficacement saper les bases mêmes de notre libre société que l’acceptation par les dirigeants des firmes d’une responsabilité sociale autre que celle de gagner le plus d’argent possible pour leurs actionnaires »2. L’école de Chicago érigeant cette approche en idéologie a alors assimilé l’entreprise à un réseau de contrats (nexus of contracts). La littérature économique, gestionnaire et financière a convergé (citons les travaux à différentes époques d’Armen Alchian, de Ronald Coase, d’Harold Demsetz, de Michael Jensen, de William Meckling) pour analyser l’entreprise au travers d’une approche d’essence contractuelle : la théorie de l’agence. Pour la plupart, les tenants de la théorie du réseau de contrats ont alors considéré que les actionnaires étaient les créanciers résiduels supportant le risque de la société et que leurs intérêts devaient donc être placés au premier plan.
Loin de demeurer purement théorique, ce modèle de type actionnarial a trouvé un terreau fertile dans le droit nord-américain des sociétés et des valeurs mobilières3.
Fin véritable de l’histoire… ou début de la fin ?
Comme le démontrent les turbulences que subissent les plus grandes économies de la planète depuis 2008, la question du maintien de la maximisation de l’intérêt des actionnaires en tant qu’objectif ultime de toute décision économique mérite d’être à nouveau posée.
D’une organisation génératrice de profits, l’entreprise – et sa perception juridique – semble opérer progressivement une mue. La stakeholder theory (théorie des parties prenantes) est en droit fil de ces interrogations en s’intéressant à la conceptualisation et à l’objectif de l’entreprise[12. A. L. Friedman and S. Miles, « Stakeholders – Theory and Practice », Oxford, Oxford University Press, 2006, spéc. p. 1. Il faudra attendre 1963 pour que le terme stakeholder soit utilisé. Par la suite, l’expression stakeholder sera démocratisée avec Freeman (R. E. Freeman, « Strategic Management: A Stakeholder Approach », Boston, Pitman, 1984).]. La société est une personne morale qui poursuit des objectifs qui lui sont propres et qui devrait appréhender les intérêts des employés, des créanciers, des fournisseurs et de la communauté constituant la société au même titre que ceux des actionnaires. Selon Evan et Freeman, l’entreprise serait un groupement de stakeholders dont l’objectif est d’assurer la gestion des intérêts, besoins et points de vue de celles-ci[13. R. E. Evan and W. M. Freeman, « Corporate Governance: A Stakeholder Interpretation », Journal of Behaviour Economics, 1990, Vol. 19, No. 4, p. 337-454. Cf. aussi : « The Corporation and its Stakeholders: Classic and Contemporary Readings », M. B. E. Clarkson (dir.), Toronto, University of Toronto Press, 1998]. Les années 2000 démontrent un avènement visible de la stakeholder theory dans le paysage juridique[14. Une étude historique atteste que la doctrine et les juges américains ont su développer dès le XIXe siècle une approche moins restrictive du droit des sociétés qui a été oublié ou négligé. Cf. pour plus de détails I. Tchotourian, « Lorsque le droit nord-américain des sociétés dessine les nouvelles frontières de l’entreprise : les clés pour un autre futur ? », La Revue des Sciences de Gestion, mai-août 2010, no 243-244, p. 81-88.], et ce, comme alternative à la maximisation de la valeur actionnariale[15. Cf. S. Rousseau, « La Stakeholder Theory : émergence et réception dans la gouvernance d’entreprise en Amérique du Nord », dans L’entreprise dans la société du XXIe siècle, C. Champaud (dir.) (à paraître chez Larcier) ; F.-G. Trébulle, « Stakeholder theory et droit des sociétés (deuxième partie) », Bull. Joly Sociétés, 2007, no 1, p. 7 ; F.-G. Trébulle, « Stakeholder theory et droit des sociétés (première partie) », Bull. Joly Sociétés, 2006, no 12, p. 1337.]. Plusieurs indices vont en ce sens[16. Les écrits des professeurs Blair, Greenfield, Mitchell, Robé, Stout, Williams constituent un indice supplémentaire d’une évolution en cours.] : l’adoption de Constituency Statutes à compter des années 1980, l’infléchissement dans la jurisprudence en matière de prise de contrôle hostile[17. Paramount Communications, Inc. v. Time, Inc., 571 A.2d 1140, spéc. 1150 (Del. 1989)] ou l’avènement de nouvelles structures sociétaires telles que la Benefit Corporation pour les États-Unis ; l’interprétation judiciaire ouverte de l’intérêt de la société au Canada[18. BCE Inc. v. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69 ; Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) v. Wise, [2004] 3 R.C.S. 461, 2004 CSC 68.] et en Australie[19. The Bell Group Ltd (in liq) v. Westpac Banking Corporation [No 9], [2008] WASC 239.] ; la redéfinition récente des devoirs des administrateurs en Angleterre[20. Section 172(1) du Company Act 2006.].
Choix de valeurs
Ne nous y trompons pas : ce qui est en jeu dans le débat entre approche shareholder et approche stakeholder n’est autre qu’un choix de valeurs. Même si depuis quelques années la littérature a démontré l’existence de plusieurs formes de capitalisme[21. Par exemple : P. A. Hall and D. Soskice, « Varieties of Capitalism: The Institutional Foundations of Comparative Advantage »,Oxford, Oxford University Press, 2001.], la différence d’approche shareholder–stakeholder met en relief deux visions de l’entreprise, et deux visions du système capitaliste que tout sépare[22. L’ouvrage de monsieur Michel Albert est éclairant sur ce point : M. Albert, « Capitalisme contre capitalisme », édition du Seuil, 1991.]. L’une est court-termiste, s’inscrit dans une visée exclusivement financière et donne aux actionnaires la part belle ; l’autre fait une place aux externalités, entre en résonnance avec le développement durable et la responsabilité sociale et répond à des besoins de long terme en réaffirmant la responsabilité de l’entreprise sur le plan financier, social, environnemental et sociétal. Concluons sur ces mots de M. Georges Ugeux, « [i]l est incontestable qu’une partie de ce qu’il faut bien appeler l’idéologie du capital américain, a élevé la maximisation de la valeur pour les actionnaires à un niveau dogmatique. Nous avons à réinventer une idéologie du capital qui tient compte des autres dimensions de l’entreprise »[23. G. Ugeux, « Private equity, hedge funds, activisme et démocratie », dans Synthèses de droit bancaire et financier : Liber amicorum André Bruyneel, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 635-645, spéc. p. 643 et s.]. Il est temps aujourd’hui de choisir et de se demander si le profit devrait être la finalité de tout acteur économique.
Ivan Tchotourian
Notes
↑1 | A. Winkler, « Corporate Law or the Law of Business?: Stakeholders and Corporate Governance at the End of History », Law and Contemporary Problems, 2004, Vol. 67, No. 4, p. 109-134.]. Ces propos du professeur Winkler illustrent une certaine perception du droit des sociétés – et, plus globalement, de la construction juridique touchant à la sphère économico-financière – qui voit (encore aujourd’hui) dans la structure sociétaire une machine à cash flow destiné à servir un objectif purement économique détaché de toute préoccupation sociétale. Force est de constater que cette vision d’origine anglo-américaine a « contaminé »[2. Nous utilisons la terminologie usitée par le professeur Moréteau qui note : « Contamination refers to the less visible. Its effects, good or bad, may appear later on. A transplant may take place with all its visible effects, yet generating some invisible or less visible changes in the system of the recipient » (O. Moréteau, « An Introduction to Contamination », Journal of Civil Law Studies, 2010, Vol. 3, p. 9-15).] les pays industrialisés. Il suffit de comparer les développements juridiques des vingt dernières années en Amérique du Nord, en Europe ou encore, en Australie, pour se rendre compte de l’importance accordée à la satisfaction de l’intérêt des actionnaires[3. I. Corbisier, « La société : contrat ou institution ? », Larcier, 2011.]. N’est-il pas symptomatique que le Livre vert de la Commission européenne publié le 5 avril 2011 destiné à améliorer la gouvernance des entreprises se soit focalisé uniquement sur le conseil d’administration et les actionnaires ? Tout est-il pour autant écrit en ce domaine alors que des innovations se font jour aux États-Unis[4. Cf. not. I. Tchotourian, « RSE, développement durable et gouvernance d’entreprise : un jeu d’acteurs et de structures… ad hominem ou ad libitum du marché ? », Journal des sociétés, juillet 2012, no 100, numéro spécial I. Desbarats (dir.), p. 36-40. |
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↑2 | M. Friedman, « Capitalisme et liberté », Paris, Robert Laffont, 1971, spéc. p.169. |
↑3 | Une grande partie de la littérature juridique anglo-américaine relève de ce courant de pensée. Des noms aussi prestigieux que Bainbridge, Clark, Romano peuvent être cités. Des facteurs historiques ont facilité une telle adhésion. En effet, les origines de la société par actions (joint-stock company) en droit anglais des sociétés de personnes ont incité les juristes de tradition anglo-américaine à concevoir cette structure comme étant la « propriété » des actionnaires devant être administrée en fonction de leurs intérêts.]. L’objectif de ce dernier a été de mettre en place des conditions permettant aux sociétés de maximiser la valeur pour les actionnaires[7. F. H. Easterbrook and D. R. Fischel, « The Economic Structure of Corporate Law »,Cambridge and London, Harvard University Press, 1993.]. Qu’il s’agisse de la législation de l’État du Delaware si présent en matière de droit américain des sociétés[8. Si le droit des sociétés relève a priori du droit de chacun des États, la législation de l’État du Delaware exerce une influence considérable tant une grande partie des sociétés cotées est incorporée selon son droit.], ou du législateur fédéral pour la réglementation relative aux valeurs mobilières, l’étude révèle une approche actionnario-centrique (shareholder primacy norm). En parallèle, la valeur actionnariale se voit reconnaître un rôle d’indicateur-central de l’activité économico-financière qui sied idéalement non seulement aux investisseurs institutionnels dont la part dans l’actionnariat des sociétés ne cesse de croître, mais encore au phénomène de financiarisation croissante de l’économie. Bien que critiqués par certains spécialistes, les décisions Dodge v. Ford Motor Co.[9. Dodge v. Ford Motor Co., 170 N.W. 668 (Mich. 1919).] et Katz v. Oak Industries, Inc.[10. Katz v. Oak Indus., Inc., 508 A-2d 873, 878 (Del. Ch. 1986).] prennent tout leur sens. Cette adhésion des instruments juridiques à cette doctrine a été telle qu’elle a conduit à l’affirmation que ce début de millénaire marquerait la fin de l’histoire du droit des sociétés[11. H. Hansmann and R. Kraakman, « The End of History for Corporate Law », Georgetown Law Journal, 2001, Vol. 89, p. 439-468. |