Retour sur l’exil fiscal

L’exil fiscal met l’opinion mal à l’aise, à gauche comme à droite.  A droite, pour les électeurs qui ont par tradition, par conviction, une fibre patriotique, il évoque la trahison et l’égoïsme, et le mépris de l’intérêt général au nom de la prospérité personnelle.  A gauche, il confirme ce que l’on a toujours pensé de l’Argent et de la bourgeoisie : la fortune n’a point de patrie.

C’est qu’il fait sentir à tous que l’égalité des sociétés démocratiques, « à chaque homme sa voix » et « un homme vaut un homme », n’est pas pertinente en économie.  Ceux qui ont aujourd’hui du capital, le facteur rare, ou qui en auront un jour parce qu’ils créent une entreprise ont davantage de pouvoir en système capitaliste que ceux qui n’en n’ont pas.  Leur départ n’est pas seulement un choix individuel qu’on méprise ou qu’on respecte, mais une perte de substance pour le fisc et pour l’ensemble de la société.

Un groupe social particulier a ainsi le pouvoir de refuser le statut fiscal qu’on lui assigne.  Il lui suffit de prendre l’avion pour la Californie, le train pour l’Angleterre ou l’autoroute pour la Belgique (noms et exemples sur demande !). 

On le déplore avec une joie mauvaise contre le pouvoir socialiste si l’on est de droite, ou avec un sentiment de scandale si l’on est de gauche,  en particulier dans cette fraction de la gauche qui mêle Jean-Jacques Rousseau et Gracchus Babeuf, et qui a le fantasme que la répartition des richesses ne relève plus du marché mais de la décision collective.  « Tous les agents de production et de fabrication travailleront pour le magasin commun et chacun d’eux y enverra le produit en nature de sa tâche individuelle et des agents de distribution, non plus établis pour leur propre compte, mais pour celui de la grande famille, feront refluer vers chaque citoyen sa part égale et variée de la masse entière des produits de toute l’association », écrivait Babeuf dans son « Manifeste des plébéiens » publié par Le Tribun du peuple  du 9 frimaire an IV (30 novembre 1795).

Déni de réalité

La gauche a souvent préféré nier qu’il y ait quelque réalité derrière les termes d’exil fiscal.  Les chiffres du ministère des Finances n’avaient à dessein jamais donné la vraie mesure du phénomène, notamment parce qu’ils ne comptabilisaient pas les expatriations avant cessions d’entreprises.  Le déni est passé de mode désormais. Cet exil, il existe, on le voit.

Reste l’indignation, et ce projet aberrant de retirer la nationalité francaise aux gens qui s’exilent – comme Sarkozy voulait la retirer aux auteurs de certains délits, projet à fonds xénophobe qui lui avait attiré une critique méritée.  Effet de l’alternance, une passion qu’on peut appeler « sentiment d’injustice » ou bien « ressentiment social », question d’angle, remplace la xénophobie.   On sait bien que le ressentiment nait de l’humiliation et du traumatisme (Marc Ferro, Le ressentiment dans l’histoire, Odile Jacob, 2007), et les années récentes,  dures aux pauvres et « bling-bling » dans les élites, ont traumatisé de larges secteurs de la société ; mais xénophobie et ressentiment ne sont pas plus acceptables l’un que l’autre, et en tout cas, ne mènent à rien sur le plan économique.

En sortir par le haut

Comment sortir de cette situation, déplaisante par les passions troubles qu’elle fait naître et suicidaire sur le plan économique ? Comment la gauche peut-elle dépasser le ressentiment social, ce sentiment malsain, prémoderne, pour se donner une vraie théorie de la différence de richesses qui ne mette pas, au nom du principe d’égalité, toutes les fortunes sur le même plan sans considérer leurs causes, leur ancienneté et surtout leurs effets.   Le milliardaire qui demande la nationalité belge pour échapper à la fiscalité des successions (à laquelle la gauche n’a pas touché au demeurant), les patrons de grandes entreprises cotées qui sans vergogne se rémunéraient en stock options, le patron-actionnaire de PME, les créateurs de start-up et leurs « business angels », tous ne relèvent pas du même registre.

La droite peut bien en rester à ce qui est son idéologie spontanée : le darwinisme social.  La gauche elle doit  s’inventer une philosophie conforme à sa tradition, celle qui vient des Lumières et de la pensée socialiste ; et on ne peut dire que la réflexion soit avancée. Tout au plus revient chez un groupe de députés socialistes, peu au fait des choses, le regret que le gouvernement ne lance pas la « grande » réforme fiscale promise – ce qui témoigne d’un certain manque d’à-propos.

C’est peu dire, par comparaison, que la tradition anglo-saxonne, depuis John Rawls, est plus riche que la nôtre – mais pas moins virulente quand il s’agit de contester les processus d’appauvrissement des classes laborieuses à l’oeuvre depuis les années 80.

Probablement est-ce qu’aux Etats-Unis, le débat s’est inscrit de plain-pied dans la société comme elle est, sans regret pour un idéal d’égalité communautaire.  John Rawls, dont aucun dirigeant socialiste ne cite le nom désormais, et son voile d’ignorance peuvent-il entrer dans le code génétique de la gauche française, et se substituer à l’égalitarisme mal conçu, mal dosé, qui sert aujourd’hui de philosophie fiscale  ?

La question est posée.

Serge Soudray

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