Nous sommes en 1865. Abraham Lincoln commence son deuxième et dernier mandat comme Président des Etats-Unis, pendant qu’une guerre sanglante sépare le nord du pays d’un sud qui tient à sauvegarder son économie de plantations fondée sur l’esclavage.
Lincoln, qui avait prononcé en 1863 une « Proclamation de l’Emancipation »–acte de guerre, mesure d’urgence—consacre toutes ses forces à intégrer l’abolition de l’esclavage dans les principes de la Constitution. Il veut faire passer un treizième amendement, dit « the Great Amendment. » Entre radicaux, de fervents idéologues abolitionnistes, républicains pour la plupart, et démocrates du nord, pacifistes, anti-égalitaires, et hostiles à l’idée même d’un quelconque changement du texte des pères fondateurs, une guerre parlementaire s’engage. Pendant que la vraie guerre, celle entre uniformes bleus et uniformes gris, cherche sa fin. L’adoption de l’amendement pourrait-elle menacer une négociation de paix ? C’est en tout cas ce que soutiennent les adversaires politiques de Lincoln.
Spielberg, Kushner, Obama
C’est le personnage de Lincoln qui dévoile le message central du film de Spielberg, lorsqu’il dialogue avec Thaddeus Stevens, chef radical au congrès et abolitionniste pur et dur. Stevens se vante d’avoir une boussole morale qui le dirigera toujours vers « le vrai nord » : il ne fléchira pas, ne compromettra jamais ses idéaux. « C’est très bien, » lui rétorque Lincoln, « sauf quand le trajet vers ton vrai nord t’oblige à traverser un marécage. Le vrai nord importe peu alors. Tu es coincé dans le marécage, figé dans la boue. » Il faut donc transiger. Ce dialogue ne provient d’aucun document historique ; il est né sous la plume de Tony Kushner, scénariste de Lincoln, et il est parfait : c’est 1865 qui s’adresse à 2013.
Ce contraste entre le vrai nord et le marécage constitue bien un clin d’œil dans la direction de Barak Obama, vu par beaucoup d’Américains de gauche comme enfoncé dans son intellectualisme. Au congrès américain, démocrates et républicains n’arrivent pas à travailler ensemble, tout en louant l’idéal un peu niais d’une coopération bi-partisane. Le génie de Lincoln comme allégorie du présent, c’est de donner à la nation en même temps une inspiration radicale et un modèle politique : En 1865, les hommes qui se disputaient en s’insultant, des votes qui se faisaient payer par des postes ou d’autres avantages–tout cela faisait parti du jeu, on ne s’attendait pas à autre chose.
Il y a un moment dans Lincoln où tout bascule. C’est quand Stevens, magnifiquement laid dans sa mauvaise perruque et débordant d’insultes, décide d’étouffer ses hauts principes abolitionnistes pour se plier à un discours pragmatique. C’est son esprit de compromis, dédaigné par ses compagnons radicaux, qui permettra le passage du 13ème amendement à la constitution américaine. Il comprend enfin que l’amendement n’aura jamais assez de votes s’il le soutient comme le début d’une égalité absolue entre noirs et blancs—ou, pire, aux yeux des représentants, s’il ouvre une porte vers l’ultime horreur, le suffrage des femmes ! Il va donc plaider pour une égalité devant la loi.
Du point de vue cinématographique, Lincoln réunit deux films en un seul: l’un fait de corps et de champs de bataille, l’autre de bureaux enfumés, de chambres à coucher, de scènes parlementaires. Pour les corps, c’est du Spielberg pur jus, dans le style Il faut sauver le soldat Ryan. Les scènes de bataille du débarquement sont simplement remplacées par les scènes de bataille de la guerre de Sécession. Le réalisateur, c’est évident, a un faible pour les membres amputés. Mais pour le reste, il est tout à fait neuf de voir un film qui consacre tant d’énergie aux débats parlementaires, ces huis clos signés par le scénariste Kushner, l’auteur de la pièce Angels in America, sur l’épidémie du SIDA. Et pourtant les deux parties de Lincoln sont liées par une même éthique de la sollicitude, aussi chère à Kushner qu’ à Spielberg : Schindler sauve les juifs ; l’armée sauve le soldat Ryan, seul frère survivant de sa famille ; Lincoln sauve la liberté des esclaves.
Une maison divisée contre elle-même
Aux Etats-Unis, notre attachement à la mémoire de nos présidents se mesure à l’aune des monuments, tous érigés à Washington. Pour George Washington, le fondateur, l’homme droit qui n’a jamais menti, c’est un obélisque; pour Jefferson, le président des Lumières, l’inventeur, l’aristocrate de Virginie, un panthéon néo-classique. On représente Roosevelt, l’homme qui nous a aidés à affronter nos peurs collectives en pleine crise économique, courageux dans son combat contre la polio, assis, le corps enveloppé d’une cape, son petit chien Fala à ses côtés.
Le mémorial de Lincoln est un immense temple classique au bout du Reflecting Pool, le grand bassin sur le Mall de Washington, mais ce n’est pas le bâtiment qu’on garde en mémoire, c’est la statue de l’homme à l’entrée, ce colosse de neuf mètres, assis dans un fauteuil en pierre, prêt à accueillir sur son giron l’enfant qui a envie de grimper sur ses genoux. Comment un homme si maigre peut-il apporter autant de réconfort ? Plus que la constitution, plus que la déclaration d’indépendance, plus que le lord’s prayer, c’est le discours d’Abraham Lincoln sur le champ de bataille de Gettysburg dont chaque Américain se souvient tout au long de sa vie et qui est gravé a côté de cette statue: « Four score and seven years ago our fathers brought forth upon this continent a great nation, conceived in liberty and dedicated to the proposition that all men are created equal… » Lincoln nous oblige à compter les années, à mesurer la distance entre notre présent et cette guerre qui a divisé en deux le 19ème siècle américain, une guerre qui a fait du pays une « maison divisée » et comme Lincoln nous le rappelle : « A house divided against itself cannot stand. » De tous nos présidents, c’est le plus grand narrateur. Et s’il y a jamais eu un moment dans l’histoire politique américaine où l’on sent de nouveau une maison divisée, non plus entre bleu et gris mais entre bleu et rouge, entre avortement et droit à la vie; entre le contrôle des armes à feu et le droit aux armes…..c’est maintenant.
Lincoln fait de Daniel Day Lewis un homme qui arrive toujours à séduire son entourage, alliés comme adversaires politiques, en racontant d’interminables histoires folkloriques, qui mène son auditoire dans des allégories sans fin. Ce n’est pas un affabulateur mais un homme qui aime les fables, la Fontaine à la Maison blanche. Son entourage se frotte la tête car personne ne comprend le lien que l’anecdote peut avoir avec la question à l’ordre du jour. Ce qui amuse aussi le président et lui permet de gagner du temps. Qu’est-ce qui peut rester au parti républicain d’aujourd’hui du parti de ce Lincoln-là, notre président issu du peuple ? Chaque enfant apprend comment le jeune Abe est allé à l’école en faisant des kilomètres à pied dans la neige—c’est l’argument par excellence que tous les papas répètent à leurs enfants : si tu penses que l’école est difficile, tu n’as rien vu. Comme un « Tour de la France par deux enfants » à lui tout seul, Lincoln a légué l’histoire de son éducation à la pédagogie nationale.
Obama, pour qui Lincoln reste le grand modèle, et qui a vu Lincoln en avant-première à la Maison Blanche à côté de Spielberg et de Kushner, reconnaît avoir tiré quelques leçons politiques de l’homme—et peut-être bien du film aussi: “Part of what Lincoln teaches us is that to pursue the highest ideals and a deeply moral cause requires you also to engage and get your hands dirty.” Maintenant qu’il n’a plus d’élection devant lui, disent ses détracteurs, il est temps qu’il se salisse les mains à son tour.
Il aurait été peut-être impossible de faire un film sur Lincoln sans représenter son assassinat, au Ford’s Theatre, quelques mois seulement après l’adoption de l’amendement. Comme dans toute bonne pièce classique, la mort n’est pas directement représentée sur scène: on voit le plus jeune fils de Lincoln assis dans les loges d’un autre théâtre, où la pièce est interrompue pour annoncer le crime du Ford’s. Puis, autre point de passage obligé: Lincoln sur son lit de mort, Lincoln qui quitte la scène dans un passage grandiose en fondu enchaîné.
Le film éprouve quelques difficultés à réconcilier ses différents propos. Est-ce le récit épique d’une guerre, un biopic d’un grand homme, ou un drame parlementaire? Pour rester fidèle à ce qui vibre le plus dans leur scenario— la lutte parlementaire, la beauté du processus démocratique–Spielberg et Kushner auraient pu plier bagage au moment le plus fort. L’amendement a réussi, et Stevens s’approche du Speaker of the House pour lui demander de lui prêter le texte. Il rentre chez lui, où il est reçu par sa domestique, une rassurante femme noire qui prend son manteau. On le voit enlever sa perruque, et quitter ainsi son personnage politique. Tout chauve, enfin digne dans la vie privée, il s’étend dans son lit à côté de cette même femme, lui tend le texte de l’amendement, qu’il lui a apporté pour lui faire plaisir, et lui demande de le lire à haute voix. Ce qu’elle fait d’une voix claire, vêtue de son bonnet de nuit et de sa robe de chambre. Une façon de dire que les plus nobles efforts politiques peuvent s’enraciner dans l’expérience vécue, dans le laboratoire de l’amour. Stevens, ce n’est plus le Thomas Jefferson de 1789, qui fait de son esclave Sally Hemmings sa maîtresse, mais un homme plus simple, amoureux d’une femme libre. Il est beaucoup plus heureux que Lincoln, dont les scènes de ménage avec Mary (Sally Fields), mère et épouse aussi angoissée qu’intelligente, soulignent à la fois son intransigeance et sa solitude. Daniel Day Lewis en Lincoln a beau savoir faire appel à toute la souffrance de la maison divisée en son seul corps, c’est Tommy Lee Jones en Stevens qui change le plus dans le film, en passant d’un radicalisme impétueux au malin compromis, du rouspéteur sans pitié au tendre partenaire conjugal d’un amour interdit. Et c’est finalement Jones/Stevens, dont la perruque est pourtant beaucoup moins belle que l’auréole qui entoure Lincoln, qui vole la vedette à Lewis.
Alice Kaplan
Lincoln. Dir : Steven Spielberg. DreamWorks Pictures, 2012.