Livre parfait pour le déjeuner que ce Modernes catacombes de Régis Debray, ouvrage fait de toutes les interventions de l’auteur dans la vie publique depuis 15 ans, des éloges funéraires aux discours de remise de prix, des préfaces aux propos de séminaires. Les interventions vont de 3 à 10 pages : ce qu’il faut pour les courts moments de lecture.
Enumérons les défauts du texte, pour ne plus y revenir. Ouvrage irritant par la pédanterie de salon qu’on sent à chaque page, par ces références culturelles, ces allusions incessantes, abusivement dispersées, et qui illustrent les longues humanités de l’auteur, très peu son propos. Irritant aussi par l’excès de formules qui finit par corrompre le style. Le sens de la formule est une qualité mais jusqu’à un certain point seulement ; au delà, il signale le chansonnier. Régis Debray s’étourdit de sa propre capacité d’invention verbale, qui est comme en pilotage automatique. Même sa table des matières (p. 17) est un jeu verbal. Comparer, sur ce point seulement car les deux auteurs n’ont pas grand chose en commun sinon une même inquiétude sur ce que devient le monde, ces pages aux essais de même dimension dont était coutumier Valéry, dans ses Variétés par exemple, c’est mettre en regard un temple grec et une roulotte de gitan.
Dernier point, les universitaires jugeront ce que vaut la notion de médiologie dont Régis Debray fait grand cas. De loin, ce n’est sans faire penser à la petite barque que construit le voyageur parce qu’il a raté le départ des paquebots. Mais laissons ce débat aux gens compétents.
Il reste que les différentes interventions méritent lecture, au moins par la façon dont Debray assume ses points de vue et les défend avec efficacité, y compris devant un public qui n’est pas prêt à les partager. Sur ce qu’est le théâtre en France, sur l’importance de Michel Foucault, sur la politique française, par exemple, les opinions sont nettes, fondées, et sans dire qu’elles soient totalement nouvelles, il faut reconnaître qu’elles sont peu fréquentes, peu populaires dans les journaux qui font l’opinion éclairée (Libération, Le Monde et quelques autres) – quoique les choses aient un peu changé depuis deux ans.
Il faut lire sa défense d’André Breton contre les critiques d’un auteur qui se définit lui même comme atrabilaire et qui est en général mieux inspiré, et sa critique de Michel Foucault, auquel poliment, il ne trouve pas de grandes qualités et dont l’apport à la réflexion politique lui semble si daté – constat qu’il est difficile de ne pas faire avec lui.
Sur Breton, après avoir rappelé son influence sur la pensée anti-colonialiste, aux Caraïbes notamment, et son rejet de toutes les oppressions, communisme compris (pas si fréquent à l’époque), Debray conclut joliment : « Dans la recherche de l’impossible salut par le langage poétique, le surréalisme peut être jugé vainqueur aux points, ou par défaut. Il n’a pas rempli son programme. Et pour cause, il était irréalisable. Mais il a tendu comme nul autre un filin entre la vie des formes et la vie de tous les jours, entre le rêve et l’action qui ne cessent de se repousser l’un l’autre. Et le funambule sous tension a su ce qu’il fallait refuser, et à quoi se tenir, pour rester debout sur le fil qui ne mène nulle part, sans choir ni déchoir. On a fait de l’exemplaire avec moins que cela ».
Sur Foucault encore, au hasard des pages, cette pique politique : « En quelque vingt ans- 1950-1970-, les bas-fonds de l’enquête sociale furent érigés en hauts lieux philosophiques par une cléricature orpheline de ses anciens messies et pélerinages. Par un contre-effet de bascule, replongèrent dans le noir – en même temps que la famille, l’atelier, l’usine, la ferme – les ci-devants « travailleurs des villes et des campagnes », assignés par le radical chic à la condition de beauf ».
Le « Gracq géo-graphe » vaut aussi la lecture.
Au théâtre, comme beaucoup d’autres, Debray conteste le déclin du texte et la suprématie de la performance de mise en scène, de la glose aussi. « Si l’on en juge par l’exemple de la poésie et du roman, comme aujourd’hui de la photographie d’art (et la même chose pourrait se dire de Dieu, de la Nation ou de l’érotisme), ce n’est jamais de bonne augure, dans la courbe de vie d’un genre artistique, que de le voir s’introvertir, se problématiser, se caresser l’ombilic à grand renfort de colloques, d’états-généraux et de mots compliqués », note-t-il. Il pointe précisément l’écart qui s’est fait entre la scène et la littérature, l’ennui qui est pudiquement tu par les critiques, et au fond l’asséchement du genre théatral par excès de pédanterie – celle de Debray a, au fond, quelque chose de ludique, comme un déguisement ; au théâtre, c’est du plomb.
Sur la politique française, le débat lancé par Debray sur les mérites comparés de la « démocratie » et de la « république » a fait long feu heureusement. Le distinguo relevait de l’artifice verbal, non de la sagacité conceptuelle ; il n’est pas repris ici. Mais ce qui l’a inspiré, le sentiment de délitement de la société française, et celui de « sortie de l’histoire », selon ses termes, inspire toujours Debray qui en pointe les signes dans plusieurs de ses interventions. C’est ce qui inspire aussi sa fascination pour le gaullisme et l’inquiétude qu’il ressent. Le contexte a changé depuis le moment où ces petits essais ont été écrits (crise financière, crise de l’Europe, influence sans contrepoids de l’Allemagne, etc.), mais cette inquiétude peut être partagée.
Stéphan Alamowitch
Modernes catacombes, Régis Debray, Gallimard, NRF, 309 pages