« London Interbank Offered Rate » ou Libor. Taux d’intérêt auquel les banques se consentent des avances (crédits) pour une durée inférieure à un an sur la place de Londres. Telle est la définition technique de l’acronyme auquel il faudrait ajouter qu’il porte sur différentes périodes de temps, différentes devises, et qu’il est déterminé à 11 :00 AM, heure de Londres sur la base de consultations entre les principales banques de la place. Comment ce taux d’intérêt en est venu à constituer la référence la plus importante du marché financier mondial, défie l’imagination, mais la description de ce processus permet de comprendre l’ampleur de la perversion intellectuelle généralisée qu’il faut corriger pour que les fonctions économiques et financières les plus élémentaires, puissent reprendre leur cours et retrouver leur utilité. Le choix de la détermination du Libor pour « ouvrir le feu » en matière d’interpellation du secteur des services financiers par la puissance publique, doit être apprécié à la lumière du caractère technique de ce sujet – qui tiendra écartée la presse « à sensation » ; il est aussi suffisamment concret pour aborder les failles du système « dans sa globalité » – tout en étant situé géographiquement et politiquement – en Angleterre, dans cette City de Londres qui est à la fois la capitale d’une puissance économique considérable, et le centre de la finance « internationale » ou « globale » à laquelle on fait volontiers porter la responsabilité diffuse de la crise, pour mieux éviter, parfois, de mettre en cause des responsabilités locales et personnelles.
Tout sauf un taux de marché
Le nom de Libor, en soi, restreint la pertinence de ce taux (et, aurait dû en limiter l’application) : « inter-bancaire » signifie qu’il est pratiqué exclusivement entre des organismes bancaires – soumis à une surveillance et des réglementations particulièrement rigoureuses dans l’environnement juridique où elles sont autorisées à exister. C’est par un abus de langage que l’on a parlé du Libor comme d’un taux de « marché » – fût-il dit marché « interbancaire », pour la raison qu’un taux (ou un prix) de marché est déterminé par des transactions, tandis que les consultations qui permettent de déterminer le Libor ne consistent qu’en un échange d’informations indicatives, sans que les banques consultées aient jamais été tenues d’apporter la preuve que le taux qu’elles « cotaient » correspondait à un emprunt d’un quelconque montant pour la durée concernée. On a pu ultérieurement trouver un fondement juridique à l’accusation d’avoir « manipulé » ou « faussé » les niveaux de taux communiqués au cours des consultations menant à la fixation du Libor, mais la pratique commerciale initiale laissait chaque banque rigoureusement libre d’indiquer le taux qu’elle trouvait conforme à son intérêt de « coter ».
Pourquoi cette « liberté » apparemment sans limite ? Et si le Libor n’est pas un taux de « marché » parce que ce n’est pas un taux déterminé par des « transactions », qu’est-il, sinon un taux de « relation », au sens de l’opposition entre « relation » et « transaction » ?
Il faut savoir que les prêts entre banques sont la plupart du temps dépourvus de documentation contraignante : le montant pour lequel une banque s’offre à avancer à une autre banque ses propres excès de liquidités, n’est le plus souvent même pas dévoilé à la banque bénéficiaire, à laquelle il revient de « tester » la limite du prêt, en se présentant au « guichet » virtuel de son prêteur. De même, en ce qui concerne la durée pour laquelle l’engagement de prêter est consenti : la banque prêteuse se réserve le droit d’interrompre à tout moment les concours qu’elle consent, quitte à embarrasser la banque emprunteuse qui se verrait refuser le renouvellement de son concours.
Ce mode de fonctionnement du « marché » interbancaire explique l’existence dans chaque banque, d’une fonction particulière confiée à un ou plusieurs cadres supérieurs qui font régulièrement le tour des banques de la place (ou d’autres places) pour commenter la situation de leur institution, et convaincre les autres organismes bancaires d’établir, ou de maintenir les « lignes de crédit » qui leur sont ainsi ouvertes de manière, encore une fois, totalement informelle. Cette liberté dans les montants et la durée de l’engagement réduit considérablement l’importance du taux (ou « prix » de l’argent) puisque la décision importante est « binaire », c’est-à-dire prêter ou ne pas prêter. Aucune étude de crédit spécifique à la banque en cause, n’est menée ni quantifiée, ce qui rend superflu de « négocier » le taux. C’est donc le taux « de relation » par excellence, au sens où, par commodité, les banques se prêtent – ou ne se prêtent pas – de l’argent au taux, prix, qu’elles considèrent comme s’appliquant à toutes les banques indifféremment : une banque est une banque est une banque…
Encore faut-il préciser que ce taux « emprunteur » est sensiblement identique au taux auquel elles sont disposées elles-mêmes à emprunter, puisqu’entre banques, la fonction du « marché interbancaire » est moins de réaliser une opération commerciale donnant lieu à la réalisation d’un profit, que de mutualiser les besoins de liquidité occasionnelle découlant des décalages entre les décaissements liés à des prêts, et les ressources provenant de dépôts.
De taux indicatif mutuel à usage interprofessionnel dans le cadre d’échanges informels encadrés par des équipes chargées spécifiquement des « relations » entre banques, le Libor a été introduit historiquement à partir des années 1970-1980 dans la documentation de prêts bancaires, puis de titres obligataires au porteur, dont la rémunération en intérêt était définie en termes de marge (pourcentage) au-dessus d’un « Libor » strictement contractuel et donc « privé ». Le mode de détermination de ce « Libor » était précisé dans chaque instrument (contrat de prêt ou contrat obligataire). Le taux était décrit comme celui des concours interbancaires à court terme (pour des durées inférieures à un an, le plus souvent pour trois mois) ; la durée des prêts ou obligations ainsi créés, s’allongea progressivement (pour atteindre, dans le cas de certains emprunts bancaires, des obligations perpétuelles !). Il était entendu que l’émetteur définissait, au début de chaque période d’intérêt, le taux porté par le titre (prêt ou obligation), par référence au Libor correspondant.
Ce procédé permettait aux banques d’acquérir et de jouer un rôle prépondérant dans la commercialisation de titres à moyen et long terme – d’abord des titres obligataires, puis des prêts transformés en titres ou « titrisés », en étant assurées de ne courir aucun risque de taux puisqu’elles pouvaient financer l’actif en cause – fût-il à long terme – au moyen d’un emprunt à court terme (sur le « marché » interbancaire) pour lequel elles acquittaient le taux mutuel interprofessionnel (Libor). Elles conservaient de façon quasiment assurée la « marge » propre à l’actif financier ainsi créé.
Une dernière étape technique importante fut franchie dans les années 1980, lorsque les banques, s’inspirèrent de la technique de prêts adossés (back-to-back) ayant pour effet de contourner les contraintes du contrôle des changes britannique, pour créer les « contrats d’échange d’intérêt et de devise », au moyen desquels tous les financements publics à taux fixe purent être convertis, via des contrats privés qu’aucune autorité de marchés financiers n’osa soumettre à une obligation de publicité (« disclosure »), en financements libellés dans une autre devise, dont la rémunération ultime prenait la forme d’un taux d’intérêt fixe pour la durée du financement, ou d’un taux « flottant » exprimé en marge (pourcentage) au-dessus du Libor.
Swaps et arbitrages généralisés
Cette généralisation de l’intermédiation bancaire des marchés financiers allait à l’encontre de l’apparent dégagement des banques de l’activité de prêt, au profit d’un « marché » sur lequel se seraient rencontrés directement les détenteurs d’épargne et les emprunteurs publics ou privés.
Elle a été permise et même encouragée par les grands emprunteurs publics dans le but avoué d’abaisser les coûts d’emprunts grâce à un arbitrage effréné entre les différents sous-secteurs des marchés publics, sans considération pour les risques dérivés de l’intermédiation de plusieurs niveaux de banques – puisque le monde interbancaire était considéré « dans sa globalité ».
Au terme des vingt années pendant lesquelles ces circuits se sont généralisés, les taux d’intérêt à taux fixe cotés par les banques pour les contrats d’échange d’intérêt (« swap de taux » ou « taux de swap fixes ») en sont venus à être considérés comme une gamme de taux d’intérêt interbancaire à moyen et long terme, présentant les mêmes caractéristiques de « mutualisation » que le taux de compensation des concours à court terme et, in fine, assimilables au taux d’intérêt « sans risque » utilisé pour calculer la valeur de tous les produits financiers dérivés – taux dont les créances publiques avaient eu l’apanage.
A ce stade de l’innovation ou de l’imagination des opérateurs financiers et des grands emprunteurs qui les utilisent et les soutiennent, les « experts » financiers pensent avoir acquis la science des sciences : la valeur de tout actif peut se ramener à une marge par rapport au Libor – taux interbancaire à court terme. Les éléments constitutifs de cette valeur – ou coût – peuvent être dissociés : la qualité intrinsèque de crédit, la devise de libellé, la durée du financement, font l’objet de contrats séparés qui se « traduisent » tous en termes de Libor. Les risques relatifs à chaque élément peuvent donc être maîtrisés (« couverts »). La profitabilité immédiate de toute détention d’actifs financiers peut être évaluée à tout moment ; toute « position » peut être « couverte » ou « inversée ».
Au cours des mêmes décennies, les réseaux de financement tombent sous la coupe des grands groupes bancaires qui sont autorisés à associer dans le même « service » emprunteurs et investisseurs, au point de faire l’économie d’une proportion croissante de transactions réelles, puisqu’il suffit d’appliquer, sur la base d’une valorisation calculée par rapport au Libor, le prix théorique mais juste (« fair price » / « model price ») des titres qui doivent changer de mains. La certitude que tous les risques sont couverts ou « maîtrisables » entraîne une réduction (relative) du capital des institutions financières, qui finit par ne plus représenter que 3% de leurs actifs tangibles, tandis que le niveau historique avait été de l’ordre de 15%. S’en suit une profitabilité spectaculaire des entreprises du secteur financier, puisque leurs profits sont rapportés à un capital/réserve réduit au minimum.
Le coût de financement des banques tend à se confondre avec le coût de financement des Etats jouissant de la meilleure note de crédit, alors même que les institutions qui recourent au financement interbancaire n’ont plus rien de commun avec la place de Londres et les disciplines que les autorités réglementaires y faisaient respecter. Les grandes banques contribuent en effet à polluer le paysage « interbancaire » en créant ou suscitant des entités qui mènent des opérations de crédit, sans être directement soumises à la réglementation bancaire (« shadow banking »). Les actifs financiers de ces entités auraient représenté, en 2008, près de 30% du total des actifs financiers mondiaux.
L’émergence de ce système financier réputé sans faille, s’accompagne d’un laxisme des autorités de surveillance – des banques et des marchés – qui laissent se perpétrer un nombre considérable d’irrégularités grossières au nom du respect du principe d’auto-régulation. La lenteur de la justice ne permettra de connaître l’ampleur des délits que dans plusieurs années, tandis que plusieurs milliards d’Euros ou de Dollars d’indemnités, ont déjà été payés par les plus célèbres groupes bancaires, pour éviter des procès en bonne et due forme. Comme le reconnaît le 13 juin 2012, M. Jamie Dimon, Président et Directeur général du groupe JP Morgan Chase & Co à l’occasion de sa déposition devant le Sénat américain, les simplifications méthodologiques sur lesquelles repose la « couverture » des risques, ont abouti, à des erreurs de stratégie – dont le coût, est évalués, pour la seule affaire dite de la « baleine de Londres » (un trader particulièrement dynamique et audacieux) à un montant compris entre 5 et 9 milliards de dollars : il s’agissait de la mise en œuvre d’une décision de la direction, de réduire le risque auquel la banque était exposée.
La mise en évidence du fait que les consultations menées pour déterminer le niveau du Libor ont donné lieu à des manipulations grossières, n’a d’autre effet immédiat, que de discréditer la valeur économique de cette référence dont il vient d’être rappelé comment elle en était arrivée à occuper une place essentielle dans le fonctionnement des échanges financiers. Discrédit qui vaut mise en garde solennelle adressée à tous ceux qui adossent des transactions réelles – et considérables – à ce taux « arbitraire ».
Il faudra davantage, pour dissiper la formidable illusion de maîtrise du risque, que le système financier a réussi à imposer à ses interlocuteurs, mais en s’attaquant à la validité du coût de financement des banques, la puissance publique a bel et bien « visé la jugulaire ». Cela ne lui est devenu possible, que parce que les banques elles-mêmes, en raison de la perte de confiance qui a résulté de la crise, ont considérablement ralenti le rythme de leurs transactions interprofessionnelles, en se tournant vers leurs banques centrales respectives.
François-Marie Monnet