Loin du discours inaudible des experts économiques qui trônent sur les chaînes d’info continue, l’essai de Paul Lignières Le temps des juristes est une bouffée d’oxygène ! Son intention, démontrer combien le droit apporte un éclairage utile aux défis d’une France et plus largement d’une Europe qui n’a pas adapté son logiciel aux défis de la mondialisation.
Son propos est particulièrement bienvenu en cette période où en France, comme dans tant d’Etats-membres, l’Europe est présentée en mode binaire. Entre une Europe cause de tous nos maux et l’Europe comme unique salut, la ligne que trace Paul Lignières est claire et nuancée.
En décrivant l’héritage historique (culpabilité et universalisme) et les notions et mécanismes juridiques qui ont construits l’Union (libre concurrence, libéralisation, ouverture des frontières), il explique pourquoi l’Europe se trouve aujourd’hui démunie face à la mondialisation. Le lecteur comprend, une fois pour toute, comment l’Europe en est arrivée à soumettre ses entreprises aux normes les plus strictes, sans en exiger le respect de la part des entreprises non européennes Citant Jacques Delors, l’auteur souligne que l’erreur européenne est devenue évidente « oui, nous étions les méchants, ils étaient les bons. Depuis, j’ai appris que, lorsqu’un pays n’arrive pas à décoller, c’est autant sa faute que celle du monde entier ».
S’il dénonce un catéchisme de Bruxelles qui depuis trente ans prône une logique libérale à marche forcée, empreinte d’angélisme et de naïveté dans ses relations avec les autres continents, Paul Lignières se fait aussi l’avocat du projet européen en dressant un inventaire des possibles.
Encore faut-il que l’Europe se réveille !
Quand il oppose la puissance du droit à la lâcheté des politiques, il clame haut et fort une vérité dérangeante. Les budgets nationaux et européens sont si contraints que le commode levier de la subvention publique est rouillé et pour longtemps ! Ce sont d’autres champs d’action que l’Europe doit mobiliser et revenir à ce qui constitue son outil d’influence le plus puissant : le droit.
L’auteur rappelle en effet que dépourvue de pouvoirs de police, d’armée ou du droit de prélever l’impôt, l’Europe est avant tout une « fille du droit », forgée par des décennies de traités, directives, règlements et la jurisprudence de ses deux Cours de justice.
Le principe de réciprocité – un leitmotiv européen ?
Les développements sur le principe de réciprocité illustrent parfaitement le potentiel juridique de l’Union freiné par son inertie politique. En application de ce principe l’Inde, la Chine, la Russie, le Canada ou encore le Japon n’ouvrent pas leurs marchés publics aux entreprises étrangères. Mais que fait l’Europe ? Paul Lignières nous conte les méandres de négociations internationales amorcées en 1994 (accords de Marrakech sur les marchés publics), explique que cette question est revenue sur le devant de la scène en 2006 avec à l’affaire Bombardier (société canadienne préférée par la SNCF à Alstom pour moderniser le réseau Transilien) et démontre que si l’Europe a depuis longtemps posé la condition de réciprocité…elle ne l’a pas correctement transposé dans son droit !
L’année 2013 sera décisive à la faveur d’une proposition de règlement portée par le commissaire Michel Barnier. Malgré l’opposition virulente du Royaume Uni qui crie au protectionnisme, le principe de réciprocité devrait bientôt s’imposer et donner les coudées franches à tous les acheteurs publics européens.
Paul Lignières transpose judicieusement la théorie de la main invisible d’Adam Smith au contexte européen. Il affirme que la tension permanente entre l’UE et les Etats-membres est saine en reconnaissant les mérites de transpositions nationales tardives (dont la France est championne) des textes européens, le temps pour les pays membres d’adapter leurs entreprises à la libéralisation de leur secteur. Ainsi les réflexes égoïstes des Etats-membres de l’UE seraient parfois le meilleur aiguillon au service de l’intérêt général européen. En guise d’illustration il cite les interventions de l’Etat français pour éviter que certaines OPA hostiles, non européennes, ne prospèrent. Ainsi, la golden share que l’Etat détient dans GDF lui permet de s’opposer à des opérations de cessions d’actifs stratégiques tels que les canalisations de transport de gaz naturel ou les stockages souterrains.
La fin des archaïsmes français ?
A l’échelon français, l’analyse de Paul Lignières est furieusement d’actualité et revient sur un sujet sensible : les barrières à l’entrée de certaines professions. En se basant notamment sur les travaux de l’ADIE, Paul Lignières illustre la résistance des archaïsmes et corporatismes qui freinent la création d’entreprises dans notre pays. En l’état actuel ou des dizaines de milliers d’emplois ne trouvent pas preneurs, ces obstacles constituent des violations aux principes fondamentaux de liberté d’accès à l’emploi et de liberté d’entreprendre. La lutte menée par l’ADIE s’est trouvée entravée en 2011 par le Conseil d’Etat et le Conseil Constitutionnel. Imposer au législateur de justifier l’exigence d’une qualification professionnelle par une étude d’impact systématique n’a pas convaincu les juges. On trouvera ici un joli sujet de débat politique interne sur l’accès à l’emploi des 150.000 jeunes sortant chaque année du système scolaire sans diplôme.
Dans un autre registre, alors que de récents rapports émettent des critiques sur le modèle des partenariats publics privés, Paul Lignières, grand spécialiste de la question, considère que si cet outil juridique a pu être mal utilisé, voire abusé, il n’a pas encore donné tout son potentiel. Il invite donc les collectivités à s’interroger systématiquement sur l’intérêt ou non de faire appel au secteur privé.
Ce faisant, il répète que l’Etat n’a pas le monopole de l’intérêt général et cite Michel Rocard qui, en 1985, au sortir d’un pic d’interventionnisme étatique, formulait le souhait de « reconstituer l’autonomie des françaises et des français, de leur commerce, de leurs entreprises, de leurs associations par rapport à trop d’Etat, sans pour cela amputer le rôle régulateur de l’Etat.».
Faire du droit, c’est comme prendre les armes
Dans Le Temps des juristes, Paul Lignières s’autorise une liberté de ton totale, sans rien perdre d’une pertinence qui mérite la plus grande attention de toute personne en quête d’explications, d’illustrations et de propositions.
Il ouvre les pistes du rétablissement de la confiance entre l’Europe, ses citoyennes et citoyens, leurs entreprises et leur pays. Ses propositions, dont nous venons d’effleurer certaines, vont des mesures nationales ou européennes susceptibles d’être mise en œuvre en un trimestre, à des pistes qui produiront leurs effets dans vingt ans.
Usant de la métaphore maritime, Paul Lignières affirme que les réformes juridiques ont un effet démultiplicateur comme la légère orientation de la barre du timonier oriente le gouvernail et change la direction du navire. C’est exactement le résultat que l’on peut attendre de l’adaptation de principes tels que la réciprocité, la liberté d’entreprendre ou encore le concept de Responsabilité Sociétale des Entreprises qui redessine les contours entre intérêt publics et privés.
En cette période où les citoyens attendent un cap de leurs leaders politiques face à la puissance de la mondialisation, la fragile ombrelle de nos souverainetés nationales a plus que jamais besoin d’Europe et de recourir à la force de son droit !
Paul Lignières met la communauté politique au défi de réformes juridiques qui ont le double mérite d’éviter le registre des « thérapies de chocs » et de ne pas grever les finances publiques. Il met aussi les juristes devant leur responsabilité, celle de s’exprimer.
Yann Queinnec
Paul Lignières, Le Temps des juristes, contribution juridique à la croissance européenne, LexisNexis, 2012.