En octobre 2012, dans un quartier dit « sensible » de Grenoble et pour un motif apparemment futile – certains parlent d’un simple regard –, Kevin, étudiant, et Sofiane, éducateur, tous deux âgés de 21 ans, furent lynchés par une quinzaine de jeunes munis de manches de pioche, de marteaux et de couteaux. François Hollande s’était immédiatement rendu sur place, et la police avait vite arrêté une dizaine de jeunes adultes âgés de 18 à 21 ans .
«Qui est responsable et pourquoi est-il mort ?» se demandait naguère Graeme Allwright, à propos du décès dramatique et navrant de Davey Brown, boxeur afro-américain, sur un ring. Qui donc avait porté le «premier coup mortel» au pugiliste ? Et le poète néo-zélandais anticonformiste de passer en revue la chaîne des parties prenantes à un combat de boxe qui se défilent honteusement, la queue entre les jambes. La même interrogation exigeante et l’extension analytique qu’elle contient vaut pour Kevin et Sofiane, les deux jeunes trucidés à Grenoble. Faire ainsi écho de loin au débonnaire Graeme Allwright revient en somme à s’interroger sur les facteurs et les déterminants de cet acte furieusement anomique. La mort donnée pour un regard de travers. Autant dire, pour moins qu’une broutille. Pour absolument que dalle. On se croirait dans un très mauvais rêve, et pourtant c’est arrivé en vrai, un sale jour de l’automne 2012, en terre iséroise de France battant pavillon de crise économique sévère.
Un fait pas si divers
Il y a là en effet, un fait pas si divers que cela, et le déplacement de François Hollande pour apporter sa compassion personnelle, ainsi que celle de la Marianne choquée aux familles affligées, en atteste à suffisance, d’autant que la qualification en assassinat de cet homicide adresse à la cantonade un signal clair de fermeté républicaine. Qui est responsable de la mort de Kevin et de Sofiane ? Pourquoi même sont-ils donc morts ? Au-delà de l’émoi considérable suscité par ce crime odieux et de son traitement judiciaire en cours, la suite civile des jours commande de trouver des réponses plausibles à cette double interrogation fauteuse de vertige. Ne pas s’y atteler toutes affaires cessantes témoignerait d’un monstrueux aveuglement. Tout comme le fringant capitaine d’un navire qui négligerait une importante voie d’eau survenue sous la ligne de flottaison du beau bâtiment qu’il commande et qui se figure pouvoir tracer son sillage sans dommage jusqu’à destination avec une avarie de cette nature.
La balance des trempes
Les êtres humains ne sont pas tous faits du même bois. Cela va certes sans dire. De sorte que nous réagissons différemment à des affects identiques. Dans la forêt tropicale, les essences ligneuses vont de très dure comme la précieuse ébène à tendre comme le parasolier du maquettisme, et elles ne se comportent pas pareil sous un clou ou une lame de scie. Nos trempes respectives se construisent au jour le jour depuis le temps du long séjour dans la nuit intra-utérine, selon qu’on y fut plus ou moins bien accueilli par sa mère, à en croire Peter Sloterdijk et sa «gynécologie négative», puis ensuite au gré des multiples circonstances qui trament négativement et positivement nos vécus personnels au cours de l’enfance d’abord et l’adolescence, avant la saison adulte.
Autant cette hétérogénéité est primordiale et irréductible, constitutive de la diversité psychologique humaine, autant les éléments strictement biographiques sont à mettre en conjonction avec des méta-ingrédients objectivement extérieurs aux personnes, faisant office de coefficients dynamiques, le tout construisant une personnalité particulière. Sous cette représentation, chaque Terrienne et Terrien est une singularité à part entière. La profondeur des empreintes de pieds d’un promeneur ne sera point la même selon que le sable de la plage sur laquelle il marche est sec ou mouillé, soit un facteur pluie ou soleil parfaitement indépendant de la masse corporelle fauteuse de cette trace de pas en creux dans un matériau naturel éminemment plastique. Il y va alors que la qualité de la relation chronique à autrui s’établit et se joue sur cette délicate balance des trempes, comme une confrontation de singularités, à l’aune de l’extrême sensibilité aux conditions initiales régissant les systèmes complexes à plusieurs degrés de liberté. Cette loi physique stipule expressément que des fluctuations ténues y survenant aléatoirement engendrent loin de la source des effets hyperboliques, absolument disproportionnés.
Sensibilité : le mot crucial de cette divagation raisonnée sur un lâche assassinat est lâché et entre ici en scène comme un train à vapeur entre triomphalement en gare, en sifflant pour s’annoncer. Mot-clé et capital s’il s’en fut dans cette investigation/instruction. Du roc inaltérable dont certains bipèdes à cerveau volumineux semblent faits, à la fine corde de piano tendue et vibrant au plus léger effleurement qui caractérise quelques autres, le registre est étendu. Celui des possibilités d’affecter peu ou prou gravement tel ou tel système psychique, ne l’est de fait pas moins. Patrimoine intangible de la personne, la sensibilité module en permanence la raison, moyennant des couplages d’intensité variable, allant de faible à forte, et dont le drame de Grenoble fournit une illustration extrême. La délicate balance des trempes y est partie méchamment en vrille pour un regard de travers. Rien qu’un regard…
Une fêlure narcissique
La futilité évidente du motif de ce déchaînement de violence laisse aussi pantois que perplexe. Dire en l’occurrence vers quoi la disproportion de la réaction fait signe est à cet exercice compréhensif ce qu’un trou noir situé au centre d’une galaxie est à son fonctionnement. Un sujet psychiquement stable ne sera vraisemblablement pas démonté par un regard de travers et peut même faire fi d’un geste physique allant plus loin, en prenant d’emblée une hauteur salutaire qui n’est point de la condescendance, mais mesure d’évitement du grabuge. Qu’à contrario un simple regard ait précipité l’escouade juvénile de Grenoble dans une rage aussi blanche que meurtrière, pointe vers un trouble mental de l’ordre de la fêlure narcissique partagée. Soit ainsi vu, vers une grande fragilité psychique. Ceci suggère alors par déduction que l’espace public de la société française est constellé de bipèdes à cerveau volumineux qui sont tels des grenades dégoupillées et susceptibles d’exploser à la moindre occasion, à tout instant du jour comme de la nuit, sans préavis. Au grand dam de ceux et de celles qui les côtoient sans le moins du monde se douter de cette dangerosité, sans prendre de précautions spéciales.
Une charte africaine du réel
Une charte africaine du réel stipule en substance que notre principal problème aujourd’hui est le Moi, un fardeau encombrant la plupart d’entre nous. Dont le culte contemporain dans/rendu par la Société du Spectacle manifeste le recul notable d’Ulysse, figure occidentale de la raison consciente et du libre-arbitre, au bénéfice de celle de Narcisse s’abîmant par auto-fascination dans son reflet aquatique, incarnation mythologique d’une périlleuse frivolité. Laquelle se nourrit actuellement de l’hédonisme triomphant et s’abreuve au cynisme postmoderne ambiant. L’enflure de cette instance psychique hébergeant le sujet avec son individualité foncière atteint des sommets désormais. L’obsession pathétique du Moi entretient de nos jours dans le monde une prospère économie de l’Adulation et tourne à la dictature dans une société qui s’est naguère affranchie de Dieu pour libérer la Facticité. Le narcissisme est cultivé et entretenu à grands frais par la noria glamour qui multiplie les effets spéciaux pour occulter certaine vacuité intrinsèque, propre à la séquence historique en cours sur Terre, et particulièrement dans l’hémisphère Nord, si perclus de matérialisme. La recrudescence de faits pas si divers non plus sur la fréquence anomie, dans la société bleu-blanc-rouge, indique que les digues civiles séculairement édifiées par une éthique laïque y sont passablement vermoulues, fissurées. Le contrat social fuit, pour ainsi dire, de toutes parts. Troué comme une vulgaire passoire ? On peut certes se poser la question et il le faut même, impérativement, sauf à verser dans une coupable complaisance envers cette giclée d’entropie.
La vertu de la retenue
Moyennant quel mécanisme mental des sujets apparemment sains d’esprit en arrivent-ils à être envahis par la pulsion macabre de tuer, au point de passer immédiatement à l’acte, sans recul, et peuvent une fois le forfait accompli, rentrer tranquillement à la maison, chez papa et maman s’il se trouve ? De toute évidence, vu leurs armes blanches, ils ne sont pas revenus pour juste refaire le portrait de leurs victimes. L’intention était bel et bien de donner plus qu’une leçon, la mort. De rayer le Kevin et le Sofiane du nombre et du monde des vivants. De les supprimer. On en a froid dans le dos. Si jeunes encore et aptes à commettre un si puissant geste transgressif. Aptes ou mentalement détraqués ? Le procès en assises nous éclairera. Toutes les parties prenantes à cette épouvantable tragédie ont intimement besoin de savoir. Y compris dans les familles des meurtriers où le désarroi doit être immense et le sentiment de culpabilité accablant. Se sont-ils crus dans un de ces jeux vidéo abrutissants où le déferlement de violence est l’unique thème ? Cette supputation scabreuse vise l’irrationalité de cet acte qui va sans doute aller prendre place dans les annales de l’absurdité et de l’évènement au sens de Gilles Deleuze. Au terme du retentissant procès, un verdict sera énoncé, une lourde peine certainement prononcée, et la messe sera alors dite ? De loin s’en faut…
Instruisant l’ère de la communication tout au long de son œuvre depuis les lumineux Hermès et débouchant récemment sur une vaste méditation concernant l’hominescence en cours sous la houlette cognitive de la Science, Michel Serres examine ce faisant, de livre en livre, plus ergodique que méthodique, le problème fondamental du Mal. Exactement comme l’agriculteur rustique de tout temps fait des herbes adventices sa préoccupation principale, avec le souci de constamment les repousser, de ne pas les laisser envahir un champ cultivé à la sueur de son front. En guise de vertu dans un monde éreinté par le Marché, par la Rareté qui ne nous laisse pas de répit, le marin natif de la Garonne devenu philosophe, préconise la retenue. L’icône éminente de la « French School » à Stanford suggère de suspendre l’esprit de vindicte qui court toujours dans le genre humain et fait le lit du Mal, suscitant et entretenant un formidable champ conducteur dans lequel la négativité se propage à son aise. Apprendrons-nous à nous retenir ? Apprendrons-nous jamais ? La romantique Dalida se posait la même question au milieu du siècle dernier. Kevin et Sofiane sont déjà morts une première fois en vrai pour moins qu’une broutille. Ils ne doivent surtout pas trépasser une deuxième fois pour rien, symboliquement, parce que la société française ne se sera pas penchée au-dessus du cratère béant ouvert dans l’espace public par l’explosion de grenades dégoupillées.
Lionel Manga