Il est heureux de voir subsister la tradition des grandes expositions thématiques, à l’heure où il suffit d’accoler le nom d’un artiste «en vue » à celui d’une institution culturelle de prestige pour voir exploser les chiffres de fréquentation des musées et s’allonger, de jour comme de nuit et par tout temps, les files d’attentes, que viendront filmer les caméras de télévision comme des cohortes de petits épargnants maltais devant leur banque en temps de krach. Le contact « direct » avec l’œuvre « reconnue » (que souvent on n’entreverra que quelques secondes, partiellement dissimulée par les spectateurs du premier rang, dans une cohue qui n’incite en rien à la méditation esthétique) pose une vraie question philosophique à l’heure de la sur-démultiplication de l’image, comme si le « j’y étais » primait désormais sur la vision et le jugement des œuvres1. L’exposition thématique, elle, qui déplace généralement moins de monde, offre davantage la surprise du méconnu, voire de l’inconnu, et présente souvent l’avantage d’ouvrir des hypothèses plutôt que d’asséner des certitudes.
Démons familiers
C’est le propos de Côme Fabre, vice-commissaire français de la manifestation, adaptée pour Orsay d’une exposition conçue par Felix Krämer pour le Städel Museum de Francfort-sur-le Main, concernant le concept encore flou de « romantisme noir » (opposé, demandera un critique assez perfide, « à un romantisme pleurnichard ? chlorotique2
Invoquant la notion freudienne d’ « inquiétante étrangeté » (le célèbre et intraduisible Unheimliche, pour lequel on serait tenté d’adopter la proposition de François Stirn, celle de « démons familiers »3.
L’imagination au pouvoir
« Ainsi que gothique et baroque, romantique naît [au XVIIe siècle, en Angleterre] comme une qualification péjorative », liée aux romans chevaleresques et pastoraux passés de mode, rappelle en introduction à La Chair, la Mort et le Diable dans la littérature du XIXe siècle (1930)4, promu inspirateur principal de l’exposition (la programmation cinématographique qui y est associée reprend directement son titre) bien que l’expression « romantisme noir » soit redevable non au chercheur italien mais à ses traducteurs étrangers. « Mais dès le début du XVIIIe siècle, poursuit Praz, un nouveau courant se dessine dans le goût : on tend de plus en plus à reconnaître l’importance de l’imagination dans l’œuvre d’art. Romantic, tout en indiquant toujours quelque chose d’absurde, acquiert la nuance d’attrayant, de susceptible de délecter l’imagination ». Introduit en France selon l’auteur par Rousseau, le terme prendra par la suite son sens noble de nouveau courant littéraire et artistique.
Ces lignes de Praz sont à rapprocher de ce qu’écrit Tzvetan Todorov dans son récent Goya, dont le sous-titre, L’Ombre des Lumières, eût pu tout aussi bien caractériser la première section de l’exposition, dévolue aux années 1780-1830 et entre en parfaite résonnance avec une phrase d’Annie Lebrun, guide incontestable des « châteaux de la subversion »5 : « Le noir est une invention des Lumières », qui accompagne le déclin du sacré. Mais rien ne prédestine Goya, peintre de cour espagnol à devenir le chroniqueur du grotesque, des mascarades, du fantastique, de la folie et des atrocités de la guerre, sinon, liée à son parcours biographique, une sensibilité qui l’ « encourage à se détourner du monde extérieur et à explorer sa propre imagination. Ce faisant, il découvre que masques et caricatures permettent de la visualiser mieux que ne saurait le faire la représentation fidèle du réel. »
C’est, selon Todorov, une forme de prémonition de la définition du romantisme par Hegel, pour qui l’esprit de l’artiste « se retire du dehors pour entrer en lui-même ». Et l’auteur de conclure, non sans une pointe de malice : « Hegel, qui dispense ses cours d’esthétique à partir de 1818, ignore tout de Goya mais, pour un philosophe, il a une remarquable connaissance des grands courants de l’art, ce qui lui permet d’identifier quelques tendances de fond. Quand Ortega y Gasset, plus de cent ans plus tard, décrit l’évolution de la peinture occidentale comme un déplacement de l’attention depuis le monde-objet vers le peintre-sujet, il ne fait que résumer l’une des idées centrales de l’esthétique de Hegel. Goya, de son côté, semble avoir concentré dans sa propre expérience un mouvement qui, au dire des philosophes, a pris des siècles. »[10. Tzvetan Todorov, Goya à l’ombre des Lumières, Flammarion, 2011, p. 78. L’ouvrage est curieusement absent des références bibliographiques du catalogue de notre exposition.]
Nul ne synthétisera ce primat de l’Ego de l’artiste et de ses visions propres que Victor Hugo, convoqué ici pour plusieurs pièces dont un inquiétant Aigle noir tout en encre de Chine, dont Annie Lebrun rappelle dans le catalogue une saisissante phrase extraite du Promontoire du songe : « Le moi, c’est là la spirale vertigineuse ».
Passé le pont…
Ouvert sur un rappel en images du fameux « Et quand il eût passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » du Nosferatu de Murnau, l’itinéraire s’organise en un parcours chronologique (le romantisme de 1770 à 1850, le symbolisme et le décadentisme de 1860 à 1900 et le surréalisme de 1920 à 1940) assez lâche pour être volontiers transgressé (Le formidable Pandemonium de John Martin, relecture du Paradis perdu de Milton datant de 1841, intervient, justement associé à la non moins stupéfiante Veille d’Apocalypse de Colman, de quelques années antérieures, en tout début de parcours, et Goya peut sans gêne côtoyer Victor Hugo), dans un ensemble que l’accrochage rend volontiers thématique (les paysages, les ruines, la sorcière, la femme fatale, le squelette…). Surtout, on évite ici tout surdéterminisme historique : si les grandes étapes, 1789, 1871 ou 14-18, sont justement évoquées, elles ne sont jamais invoquées comme principe explicatif unique des œuvres. La seule toile symboliste conservée à Orsay faisant directement allusion à un événement précis, quoique directement liée au thème de l’exposition, L’Enigme de Gustave Doré, où une femme ailée, sur une éminence couverte de cadavres et de canons abandonnés vient implorer un sphinx sur fond de ville en flammes et de lourds nuages gris, claire évocation du siège de Paris, est d’ailleurs absente de l’exposition. On pourra, en complément à celle-ci, aller la contempler dans l’aile exactement symétrique du musée.
Le visiteur de L’Ange du bizarre suit donc en avançant dans une chronologie qui se permet l’aléatoire, des monstres de Füssli (Thor luttant contre le serpent Midgard, 1790 ou, bien sûr, Le Cauchemar, 1781) aux colombes éviscérées de Magritte (Le Ciel meurtrier, 1927) et aux mystérieuses Fleurs de grotte de Klee (1926), le principe pourtant assez problématique de la théorie du sublime selon Edmund Burke telle qu’elle est résumée par un panneau introduisant la première salle : « Là où le beau flatte nos sens et satisfait notre raison, le sublime les bouleverse et les dépasse, provoquant un effroi mêlé de plaisir ». L’itinéraire offre au regard une foule d’œuvres entrant parfaitement dans la logique du thème, de La Jalousie ou du Vampire de Munch aux visions lithographiées de La Tentation de Saint-Antoine par Odilon Redon (… et que des yeux sans têtes flottaient comme des mollusques, pl. 13, 1896), de Mucha, Moreau et Ensor à de nombreux artistes moins connus ou plus inattendus (le Gauguin de Madame la mort, 1890-91).
Le spectateur pourra rester de longues minutes fasciné, tel un personnage du Livre de la jungle face au python Kaa, en fixant le serpent qui se love autour du corps de la belle femme brune du Pêché de Franz von Stuck (1893) ou ému face à La Femme de l’artiste, Louise Vernet, sur son lit de mort (Paul Delaroche, 1846), figurée avec une auréole au-dessus de la tête, ou méditer face à maint paysage lunaire peuplé ou non d’ombres fugitives, tel les Moines à la Chartreuse de San Giacomo à Capri de Catel (1827-1830). La présence de certaines pièces peut étonner, le fil se perdant peu à peu au profit de la contemplation des œuvres à mesure, dans la partie « surréalisme », que l’on avance dans l’abstraction.
Une culture du « noir » plus vaste
On regrettera, mais c’est la loi du genre, l’absence de certains artistes et par exemple, dans la première section de l’exposition, GianDomenico Tiepolo, dont on sait qu’il possédait un exemplaire des Caprices de Goya et dont les sardoniques Pulcinella vénitiens sont parfois tout aussi inquiétants que les créatures grimaçantes de ce dernier, ou l’absence de genres « mineurs » comme la caricature contre-révolutionnaire anglaise de la fin du XVIIIe siècle, friande elle aussi de sang, de stupre et d’horreur, comme les Promissed Horrors of the French Revolution d’ailleurs inspirées de Burke et maintes autres compositions d’un James Gillray ou d’un Isaac Cruikshank ou la satire graphique, également volontiers atroce, de la souvent mal nommée « Belle époque »[11. Voir la thèse de Laurent Bihl dont on souhaiterait la publication, La Grande Mascarade parisienne. Production, diffusion et réception des images satiriques dans la presse périodique illustrée entre 1881 et 1914 (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Christophe Charles dir.), 2010.] .
De même, on peu noter la faible représentation des domaines où « raison » et « noirceur » ont cohabité, par exemple dans l’étude de la folie et de l’hallucination, thème sous-jacent ici, de La Folie de Kate (Füssli, 1806-1807 – sa Lady Macbeth ou son Silence n’eurent pas déparé) à Apport spirite d’un bracelet (Albert von Keller, 1887), mais jamais complètement développé : les photographies des« hystériques » de Charcot à la Salpêtrière dans la seconde moitié de la décennie 1870, dont les yeux de Méduse répondent directement à maint visage de femme mélancolique ou en transes présenté à Orsay, eussent été les bienvenues [12. Voir Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie, Charcot et l’iconographie photographie de la Salpêtrière, Macula 1982, rééd. augmentée 2012. Les surréalistes surent dignement et non sans humour carnavalesque célébrer en 1928 le cinquantenaire de « la Naissance de l’hystérie », comme le rappelle Jean Clair (Hubris. La Fabrique du monstre dans l’art moderne, Gallimard, 2012).] , et il faut rappeler que Géricault, de même qu’il fréquenta l’Hôpital Beaujon pour saisir des visages d’agonisants et des corps de cadavres ou d’amputés lors de la préparation du Radeau de la Méduse (1816) dont une esquisse est présentée ici en écho à une saisissante Scène de déluge (1818-1819), fut l’hôte du Docteur Georget dans les années 1820, à la Salpetrière déjà, pour sa série des Monomanes qui se voulaient d’usage scientifique.
Du « scientisme noir » fin-de-siècle, seuls émergent ici quelques toiles et photos de portraits spirites en surimpression ou collage, de même qu’est largement sous-représenté l’érotisme sadien pur, en l’espèce sous la forme de la pittoresque série de clichés « S.M. », bondage et suspensions en série, du bon rentier Charles-François Jeandel (1877-1942) datant des années 1880-1900, dont on imagine qu’ils le distrayaient agréablement de ses hautes responsabilités à la Société archéologique et historique de la Charente.
Plus largement, c’est une remise en contexte de l’art « noble » au sein d’une culture du macabre et du fantastique plus large qui manque : au lendemain de la Terreur, les Parisiens se pressent aux « fantasmagories » présentées par le Docteur Roberstson, spectacle d’images animées spectrales et terrifiantes où se succédaient « les trois Grâces changées en squelettes » et la « grimace effroyable » du fantôme de Marat, de même qu’ils fréquentent, peu avant 1900, le Boulevard du crime et la morgue, lieu apprécié de promenades dominicales, ou se pâment devant les « unes » de journaux dominicaux représentant de manière hyperréaliste les faits divers les plus atroces, quelques années avant d’aller voir s’agiter sur l’écran les danses sardoniques des diablotins de Georges Méliès[13. Voir Vanessa R. Schwartz, Spectacular Realities : Early Mass Culture in Fin-de-Siècle Paris, University of California Press, 1999, ouvrage fondamental dont la non-traduction en Français à ce jour relève de l’absurdité coupable.] , à la fin d’un XIXe siècle pris au sens large des historiens (1789-1914) – siècle d’extrême violence, au cœur même du paysage urbain, et du spectacle de la mort au quotidien, des soulèvements révolutionnaires aux images de la guerre.
Ecrans noirs
C’est sans doute sur l’utilisation du cinéma que l’exposition est la plus contestable : non, les films ne sont pas « les passeurs les plus fidèles mais aussi les plus inventifs du romantisme noir dans la culture contemporaine », celle-ci se nourrissant de toutes les formes d’expression et de communication, de l’Ancien Testament à Buffy contre les Vampires en passant par Croquemitaine, pourrait-on dire en forçant le trait. Et la coïncidence chronologique, soulignée par le panneau qui ouvre la section « surréalisme », entre la publication du livre de Praz en 1930 en Italie et l’adaptation hollywoodienne de Frankenstein et Dracula (« C’est donc au moment où le romantisme noir était absorbé par l’industrie cinématographique que les intellectuels et les artistes européens ont enquêté sur ses origines et l’ont revendiqué parmi leurs ascendants historiques ») relève de l’artifice simplificateur, tant l’histoire des formes est pluriséculaire et se joue souvent des périodisations. C’est aussi tout le sens des lignes de Todorov citées plus haut.
D’ailleurs, le cycle de films-concerts associé à l’exposition, impeccable rétrospective de trois maîtres du fantastique scandinave de 1916 à 1928 (Mauritz Stiller, Benjamin Christensen et Victor Sjöstrom), contredit cette « centralité » de l’année 1930, tout comme d’ailleurs la présence en ouverture de Nosferatu (1922). Deux espaces autonomes dans le parcours sont dédiés au cinéma, avec un choix d’extraits souvent pertinent (l’incroyable La Sorcellerie à travers les âges de Christensen, Les Trois Lumières de Lang, La Chute de la maison Usher d’Epstein), parfois déconcertants (Rebecca d’Hitchcock, même si on voit bien le lien avec le roman « gothique »), voire totalement énigmatiques : l’incinération du mannequin de cire dans La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz, film de 1955, en pleine période mexicaine de Bunuel, à moins d’y voir une métaphore de l’embrasement général de tout ce qui précède avec la Seconde guerre mondiale ; mais nous sommes il est vrai sous le règne du bizarre, et les commissaires d’exposition ont droit aussi à leurs caprices.
Le véritable « Ange du bizarre »
Revenons enfin au paradoxe du titre de l’exposition : L’ « Ange du bizarre », chez Edgar Allan Poe à qui on doit l’expression, comme le soulignent à l’envi les organisateurs, a peu de choses à voir avec la belle et irradiante créature diaphane, vêtue de vert, qui dans la ténébreuse toile de Carlos Schwabe formant l’affiche et la couverture du catalogue de la manifestation d’Orsay, La Mort et le Fossoyeur (1900), entoure de ses longues ailes en forme de faux, sur fond de cimetière enneigé et de saule pleureur, le visage barbu d’un vieillard venant de creuser sa dernière tombe, la sienne propre, relecture symboliste du « Memento mori » qui habite tout le parcours.
Le véritable Ange de Poe est une créature pour le moins ridicule, née non de la veine fantastique de l’auteur de Double assassinat dans la rue Morgue mais de sa veine grotesque (les deux sont évidemment indissociables). Dans la courte nouvelle éponyme, sous-titrée « une extravagance » dans son édition originale de 1844 et, significativement, unique texte de Poe choisi par André Breton, pour qui chez lui l’humour « rôde autour des inconséquences humaines que révèlent certains états morbides », dans son Anthologie de l’humour noir[14. Il n’en publia que la première moitié. André Breton, Anthologie de l’humour noir, Pauvert 1966, rééd. Le livre de poche 1970, p. 117.], « The Angel of Odd » est un monstre anthropomorphe au corps fait de tonneaux, de bouteilles effilées et de divers ustensiles liés à l’univers de la cave à vins, coiffé d’un entonnoir et doté d’un accent germanique à couper au couteau (il se présente comme « L’Anche ti Pizarre » dans la traduction de Baudelaire), apparaissant en plein cauchemar d’ivresse au narrateur, bon bourgeois passablement alcoolisé assoupi au milieu de quelques fioles et fillettes vides, et lui faisant voir et vivre l’enfer vers lequel pourrait le mener sa soûlographie, de l’incendie de sa demeure et de la perte de la femme qu’il convoite au suicide pur et simple.
Après un voyage aérien d’épouvante, l’infortuné imbibé se réveillera dégrisé dans son fauteuil, comme un demi-siècle plus tard un personnage de Windsor McCay au sortir d’un de ses rêves fantastiques. L’Ange était sa Conscience : pour reprendre le titre de Goya cité plus haut, le songe de la Raison sait produire toutes sortes de monstres, y compris rédempteurs.
Pourquoi insister sur cette dualité de l’Ange, mort hiératiquement idéalisée chez Schwabe, grotesque imagination de poivrot chez Poe ? Simplement parce qu’elle souligne la fréquente parenté du grotesque et de l’horreur, du risible et du fantastique (les Danses macabres ont toujours été, aussi, un défi comique à la mort).
Cette dimension humoristique et cathartique (qui eût pourtant vivement éclairé la section « surréalisme » du parcours) manque à l’exposition, sinon dans les titres formidablement cyniques de certaines gravures de Goya (Grand exploit ! Avec des morts !, pl. 39 des Désastres de la guerre pour une scène de cadavres démembrés et décapités suspendus à un arbre ou Ils se pomponnent, pl.51 des Caprices pour la vision de monstres crochus se « faisant les griffes » avec une forme de sécateur) ou, involontairement, dans certaines réactions du public : l’auteur de ces lignes vit en cours de visite un groupe de collégiens rigolards, au grand dam de leur professeur-accompagnatrice au bord du « breakdown » pédagogique, tenter de mimer, façon tournoi de wrestling sur la TNT, l’improbable posture de l’alchimiste Capocchio et de l’escroc Schicci, les féroces combattants du dixième cercle du Royaume du Malin que contemplent de manière lugubre Dante et Virgile aux enfers dans la monumentale toile de Bouguereau (1850), sommet « pompier » de l’exposition. Mais ces ados peu sensibles aux démons et sorcières d’Orsay et peu respectueux du « grand art » seront certainement pris de spasmes, d’effroi comme de désir ou de rire salvateur, un samedi soir prochain dans quelque salle obscure (car même la « génération Y » des « digital natives » sait que les effets spéciaux sont plus efficaces sur grand écran que sur smartphone ou tablette), à un « film qui fait peur » et aura su mêler judicieusement à la mode du XXIe siècle horreur, sexe et humour noir, triade dont le dernier élément fait ici singulièrement défaut.
On le voit, les propos du vice-commissaire français de l’exposition cités en plus haut s’avèrent pleinement exacts à qui sort de L’Ange du bizarre, sans « définition précise » mais avec plutôt une série d’interrogations nouvelles quant à la pertinence de la notion de « romantisme noir ». Et, surtout, des dualités trop commodes, à commencer par celle qui oppose ombres et lumières, tout aussi consubstantielles que le sont « la transparence et l’obstacle » chez le Rousseau de Starobinski. Ici encore, c’est Annie le Brun qui a, pour refermer son introduction au catalogue, l’œil et le sens du paradoxe les plus fins : « Daté de 1923, un énigmatique tableau de Max Ernst a pour titre : La Révolution, la nuit. Serait-ce une manière de dire que si le noir a été une invention des Lumières, c’est parce que la Liberté est une invention du noir ? ».
Christian-Marc Bosséno
Musée d’Orsay, 5 mars-9 juin 2013 (prolongation jusqu’au 23 juin)
Notes
↑1 | Vouloir fendre la foule pour lire un cartel dans telle « méga-expo » monographique récente relevait du raid kamikaze |
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↑2 | Daniel Couty, www.latribunedelart.com, 20 mars 2013. L’adjectif « chlorotique » renvoie à la chlorose, affection de la pigmentation touchant humains, animaux et végétaux. C’est Alphonse Allais qui popularisa le terme dans le champ artistique, avec sa Première Communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige, un des ses sept monochromes des années 1880, dont le plus spectaculaire (par le titre du moins) reste Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la Mer rouge.] ? angélique ? » Ou à un « romantisme rose », pourrait-on ajouter ?) : « Nous ne cherchons pas à donner une définition précise. L’exposition est plutôt une tentative de cerner le sujet en fermant le moins de portes possibles. Le romantisme noir apparaît davantage comme un état d’esprit commun entre des artistes de différentes époques, mouvances et pays […] Les artistes y sont souvent plus sensibles dans leur jeunesse, parce qu’[il] est profondément lié à une exploration de l’inconscient et des désirs refoulés. Mais également aux doutes quant à l’existence de Dieu, à l’obsession de la mort […] Il faut y ajouter le fantastique, l’irruption de l’anormal au sein d’un quotidien qui soudain bascule dans l’étrange. »[3. Propos recueillis par Florelle Guillaume, Beaux Arts Magazine hors-série, mars 2013. |
↑3 | Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté (François Stirn éd.), Hatier 1993.], qui serait comme un écho à un des Caprices gravés de Goya présenté ici dont le titre eût pu servir de devise à l’exposition tout entière, Le Songe de la raison engendre des monstres), le commissaire désamorce deux reproches que s’attirent volontiers les responsables d’expositions « à thèmes » : l’aspect « fourre-tout », qui a parfois du bon, dans les hasards de l’accrochage qui permettent des passerelles insoupçonnées, et ce que l’on pourrait appeler le fantasme de « l’exclusivité chronologique » : l’arc temporel de l’exposition dépasse le seul XIXe siècle, « territoire » naturel d’Orsay, sans pour autant prétendre que les composantes de son sujet – fantastique, épouvante, érotisme, morbide, soit pour dire bref, les inépuisables noces d’Eros et Thanatos sous les auspices de démons divers et variés – n’aient parcouru l’histoire de l’art dans son ensemble, souvent sous les atours de l’art sacré, comme le montre par exemple le travail mené par Julia Kristeva sur la décapitation en 1998 et judicieusement réédité récemment[5. Julia Kristeva, Visions capitales, arts et rituels de la décapitation, Réunion des Musées nationaux, 1998, rééd. La Martinière, 2013. |
↑4 | Edition française Denoël, 1977, rééd. Gallimard « Tel », 1999.] Mario Praz, personnage pour le moins captivant[7. L’objet d’études déteignant souvent sur celui qui s’y consacre, Mario Praz fut longtemps dans la « légende urbaine » de l’érudition et de l’Université romaines considéré comme maudit : prononcer ou écrire son nom ouvrait à une malédiction certaine, et on ne le désignait que sous les termes d’ « Il Professore », voire « l’Innomabile ». |
↑5 | Annie Le Brun, Les Châteaux de la perversion, Pauvert 1982, rééd. Gallimard « Tel », 2010.] du roman gothique à Sade, en ouverture du catalogue[9. Côme Fabre et Felix Krämer (dir.), L’Ange du bizarre. Le Romantisme noir de Goya à Max Ernst, Coédition Musée d’Orsay – Hatje Cantz Verlag, 2013. |