Pour comprendre le retentissement de l’affaire Amanda Knox aux États-Unis, faisons un petit détour herméneutique par Scandal, série à succès diffusée depuis deux ans par la chaîne ABC et qui compte à ce jour plus de huit millions de fans. Chaque semaine, quels que soient leurs soucis, aussi difficiles que puissent être les problèmes qu’il leur arrive de rencontrer dans leur travail, ces heureux téléspectateurs ont le plaisir de se relaxer sous le regard sévère quoique nimbé de tendresse d’Olivia Pope, la responsable de Olivia Pope & Associates, une équipe de gestion de crises basée dans la ville de Washington.
Une gestion de crises réussie, si l’on en croit ce programme hebdomadaire, consiste dans un subtil mélange de surveillance, de campagnes de relations publiques et de soutien psychologique proposé à la clientèle. Un jour, le client est un candidat au fauteuil de sénateur que tout le monde croit homosexuel alors qu’il entretient une relation torride avec sa belle-sœur ; la semaine suivante, il est remplacé par la maîtresse d’un leader emblématique des Civil Rights qui cherche à négocier en faveur de leur enfant illégitime. Bien que ces affaires représentent le gagne pain de Pope & Associates, le plus grand scandale auquel Olivia Pope doit faire face est celui qui couve dans sa propre existence, elle qui gère de son mieux une relation amoureuse, intermittente et complexe, avec le Président des Etats-Unis – un Président qu’elle a du reste aidé à truquer son élection.
La saga Amanda Knox
Aussi recherchées et addictives que puissent être les histoires racontées par Scandal, aucune d’entre elles n’a jamais approché de l’intensité viscérale de la saga Amanda Knox. L’histoire de cette femme est la preuve terrifiante qu’un voyage d’études à l’étranger – cette expérience capable de changer votre vie pour toujours et d’ouvrir durablement vos horizons – est susceptible de se transformer du jour au lendemain en mise en examen pour meurtre et en condamnation à une peine de prison. Il faudrait au moins une saison entière à une série télévisée pour raconter ne serait-ce que la moitié des rebondissements auxquels cette condamnation a donné lieu, sans parler de la bataille ultérieure qu’Amanda Knox a menée avec la justice italienne.
En 2007, Amanda Knox a découvert le corps sans vie de sa colocataire anglaise, Meredith Kercher, dans leur appartement situé dans la ville universitaire de Pérouse. Amanda Knox était inscrite à l’Université pour étrangers tandis que Meredith Kercher était une étudiante Erasmus, en échange à l’Université de Pérouse.
Au cours d’un premier interrogatoire de police, Amanda Knox a reconnu qu’elle se trouvait sur la scène du crime avec le meurtrier, avant de revenir sur ses déclarations le lendemain, déclarant que ses aveux lui avaient été arrachés sous la contrainte.
Quelques mois plus tard, un petit revendeur de drogue sans domicile fixe nommé Rudy Guede a été reconnu coupable du viol et du meurtre de Meredith Kercher, au cours d’un procès distinct de celui d’Amanda Knox qui s’est tenu en 2008. L’ADN et les empreintes de Rudy Guede se trouvaient partout sur le corps et la scène du crime. L’affaire Amanda Knox aurait pu s’arrêter là, si Rudy Guede n’avait pas affirmé que la jeune fille et son petit ami, Raffaele Sollecito, se trouvaient avec lui la nuit du crime et qu’ils s’étaient livrés à une orgie qui avait mal tournée – une déclaration qui a valu à Rudy Guede la réduction de sa peine à seize ans d’emprisonnement.
En 2009, au terme d’un premier procès à sensation, Amanda Knox a été condamnée par une cour criminelle italienne à vingt-six ans de prison, soit dix de plus que Rudy Guede. La preuve à charge la plus accablante dans son procès était un couteau de cuisine appartenant à Raffaele Sollecito. L’accusation a procédé à des tests et affirmé que l’arme était couverte du sang de Meredith Kercher et qu’elle portait des traces de l’ADN d’Amanda et Raffaele. Un recours exercé à l’encontre de la déclaration de culpabilité d’Amanda et de son petit ami a démontré que les tests ADN n’avaient pas été correctement réalisés et qu’ils étaient donc irrecevables. En 2011, la condamnation a été annulée. Tels sont les faits bruts de cette affaire.
Après quatre années passées dans une prison italienne, Amanda Knox est retournée à Seattle pour y apprendre, en mars dernier, que l’accusation veut faire appel de son acquittement. Rentrée chez elle, cependant, elle est protégée contre l’extradition par la loi américaine. Sans être entièrement prémunie contre de nouveaux imbroglios judiciaires, mais jouissant toutefois d’une relative sécurité, elle a écrit un témoignage: Waiting to Be Heard. La publication de cet ouvrage a constitué un événement médiatique national, accompagné par une interview diffusée aux heures de grande écoute par la chaîne ABC. « Avez-vous tué Meredith Kercher ? a demandé Diane Sawyer en adoptant la plus féroce de ses voix d’enquêtrice – et la jeune femme de répondre par un simple « Non » ». Waiting to Be Heard réserve bien plus de surprises que ne le laisse supposer la réponse monosyllabique d’Amanda Knox ; nombreuses, elles émergent peu à peu dans ce livre curieux et fascinant.
Une équipe de gestion de crise
À la manière d’un personnage de Scandal, Amanda Knox a reçu l’aide d’une équipe de gestion de crises, engagée par ses parents peu après son arrestation. Elle a également bénéficié des avis d’un conseiller en écriture. L’équipe et le conseiller ont joué un rôle important dans sa réhabilitation et sont mentionnés aux côtés de ses avocats dans les remerciements à la fin du livre. Il est dommage qu’elle ne parle guère de leur contribution dans son récit. Entraîneurs personnels, gestionnaires de crises et autres coachs de vie : voici de nouveaux emplois pour affronter de vieilles situations. Roger Grenier, décrivant ses années d’apprentissage dans le fameux quotidien France-Soir, se souvient de la frénésie médiatique autour de Marie Besnard, une empoisonneuse en série jugée en 1952. L’idée que l’on se fait d’un criminel, écrit-il dans Dans le secret d’une photo, peut changer en un clin d’œil – et de se rappeler deux types de photographies de Marie Besnard, ô combien différentes, prises avant et après son acquittement :
« Parfois la photographie devient la complice de nos sentiments, comme si elle reflétait notre subjectivité. Quand Marie Besnard comparut devant les assises, accusée d’avoir commis plus d’une douzaine d’empoisonnements, les photos montraient une sorte de chouette, de chauve-souris. La tête dissimulée par une mantille noire qui ressemblait à une toile d’araignée, l’oeil embusqué derrière les lunettes, elle faisait peur. Mais le procès s’est terminé en farce, dans la déroute des experts : bocaux mélangés, viscères confondus. Quand « La bonne dame de Loudun » fut rendue à l’innocence, la mantille a disparu de la photo, les lunettes ont perdu de leur opacité. »
Comme nous, l’objectif voit désormais le visage d’une brave femme que traverse une lueur de gaieté.
Il en va de même avec Amanda Knox. Depuis que sa condamnation a été annulée, les photographies du zombie sans cœur dont les yeux perçants vous menaçaient ont laissé la place à de saines images d’une enfant chérie de l’Amérique, une athlète, une étudiante exemplaire et – ultime preuve de son sérieux – une lectrice. Le New York Times l’a interviewée au sujet de ses préférences de lecture dans les colonnes qu’il réserve traditionnellement aux lauréats du prix Pulitzer et aux romanciers à grands succès. En outre, l’avant-dernière scène de son ouvrage la montre en train de ranger des boites entières de livres qui ont nourri sa réflexion au cours des années terribles qu’elle a passées en prison.
En publiant son autobiographie, Amanda Knox a donné de la substance à cette nouvelle image d’elle-même. Seul le plus endurci des lecteurs peut achever Waiting to Be Heard sans ressentir de l’indignation à l’encontre des médias qui ont diabolisé Amanda en la dépeignant comme une jeune femme à l’activité sexuelle débridée, sans éprouver de la colère contre un système judiciaire qui l’a trop rapidement jugée coupable. En vérité, son livre lui fait gagner plus de sympathie que ses passages à la télévision, où elle apparaît comme une jeune femme têtue, étrangement dépourvue d’émotions. Waiting to Be Heard est construit à la fois comme un mémoire de défense adressé au grand public et comme l’histoire de la rédemption d’Amanda Knox. Chemin faisant, ce livre dévoile le potentiel négatif de ce rite universitaire américain : le séjour d’études à l’étranger.
Facs festives
C’est un secret de polichinelle sur les campus : les « bons » programmes d’études à l’étranger sont synonymes de répit dans la vie stressante que l’on mène dans les universités américaines, de bonnes notes aisément obtenues, d’opportunités de voyages, de fêtes et de shopping. L’Université pour étrangers de Pérouse est uniquement consacrée à l’enseignement de l’italien en tant que deuxième langue, elle ne propose l’étude d’aucune des disciplines que l’on trouve enseignées dans la proche Université de Pérouse. Amanda Knox était l’une des rares étudiantes à l’Université de Washington à choisir l’Université pour étrangers, dont le programme, indépendant et doté de son propre financement, était toutefois approuvé par son alma mater. À Pérouse, elle s’est retrouvée livrée à elle-même : personne ne l’a aidée à trouver un logement ; on ne lui a guère donné non plus de conseils pratiques, ceux qu’elle aurait pu attendre de la part d’une institution reconnue par une université américaine.
Les étudiants passent un test d’évaluation à leur arrivée et, à l’Université de Washington, le Département d’Italien travaille avec eux une fois les cours sélectionnés afin de déterminer les crédits appropriés. Un programme comme celui-ci représente un défi pour un étudiant volontaire et indépendant, précisément en raison de l’encadrement qu’il n’offre pas. Ce que l’Université pour étrangers promet sur son site internet est un environnement ouvert d’esprit, propre à faire des rencontres, un « laboratoire culturel », expression qu’il appartient aux futurs étudiants d’interpréter à leur gré.
« Chaque année, des milliers d’étudiants italiens et étrangers venus de plus de cent pays se rencontrent, apprennent à se connaître, étudient ensemble à l’Université pour étrangers de Pérouse, dans un cadre unique en Italie. Fondée au début des années 1920 dans le but d’enseigner la civilisation et l’héritage artistique italiens aux étrangers, cette université s’est illustrée depuis le commencement comme un symbole d’ouverture d’esprit et de « tollérance » [sic], comme un point de rencontre pour des individus qui ont grandi dans des cultures différentes, devenu aujourd’hui un véritable « laboratoire » d’éducation interculturelle1.
Après le commencement des problèmes judiciaires d’Amanda Knox, les journalistes sont descendus dans la vieille ville de Pérouse. Ils en sont revenus avec une peinture saisissante, celle de l’odeur de marijuana qui flotte dans les rues où chancèlent des étudiants ivres. Étant donné la manière dont les informations circulent dans les campus universitaires, Amanda Knox aurait fort bien pu entendre dire que Pérouse est une ville pour étudiants fêtards. Or, d’après ce qu’elle dit, l’impression qu’elle avait avant de partir était absolument inverse. Pour justifier son choix, elle a dû expliquer à ses parents que l’Université pour étrangers serait plus exigeante qu’un programme américain : « Je ne ferai pas partie d’une horde d’étudiants américains. C’est une ville tranquille et je serai en compagnie d’universitaires sérieux, immergée dans la culture italienne ». Au lieu de la cité tranquille et vouée à l’étude qu’elle imaginait, elle a trouvé la capitale européenne de la consommation d’héroïne, une ville consacrée aux plaisirs de Bacchus dont le centre médiéval est un décor pour une pléthore d’étudiants étrangers vivant dans leurs appartements particuliers. En ce qui concerne les « universitaires sérieux », il n’est fait mention sur le site internet de l’Université pour étrangers d’aucun professeur ni d’aucune de leurs qualifications. Dans son autobiographie, Amanda Knox n’écrit jamais qu’elle a rencontré un conseiller ou qu’elle a eu un rendez-vous avec un professeur. Au sujet du premier mois de sa formation, elle dit seulement qu’on ne lui donnait pas de devoirs, que les cours commençaient systématiquement en retard et que les enseignants avaient l’habitude d’interrompre les séances sans crier gare pour des pauses cigarettes collectives. Le seul exercice universitaire qu’elle décrit à plusieurs reprises semble être de sa propre invention : elle aimait lire, un dictionnaire à portée de main, une traduction italienne d’Harry Potter. Les adultes n’entraient que rarement dans son univers, du moins jusqu’au jour de son arrestation.
Amanda a trouvé un appartement et obtenu un travail dans un bar, semblable à celui qu’elle avait auparavant à Seattle. Elle traînait chez elle et fumait de l’herbe. Cette jeune fille un peu gauche, qui se décrivait elle-même comme une « geek » au Lycée, cherchait le grand amour et souhaitait s’intégrer au groupe formé par ses nouveaux colocataires, Italiens et Anglais.
Raffaelle et Harry Potter
Après quelques relations sans lendemain, elle a fait la connaissance d’un adorable garçon italien, Raffaele, elle et lui sont rapidement devenus inséparables. La nuit du meurtre, Amanda se trouvait dans l’appartement de Raffaele. Elle lui a fait la lecture d’Harry Potter en allemand – encore Harry Potter ! – une langue qu’elle avait apprise étant enfant avec sa grand-mère. Ensuite, ils ont regardé ce film culte chez les jeunes américains : Le fabuleux destin d’Amélie Poulain – un détail singulier dont ses défenseurs ont fait usage ultérieurement. Le lendemain matin elle est rentrée chez elle pour constater que son appartement avait été cambriolé et découvrir que sa colocataire, Meredith, avait été poignardée à mort. La police italienne l’a immédiatement identifiée comme le principal suspect, alors qu’elle concevait son propre rôle comme celui d’une « auxiliaire », bien décidée à aider la police afin de venger la mort de son amie. Il ne lui est pas venu à l’esprit tout de suite que la police attendait moins de l’aide de sa part que des aveux. On lui a dit qu’appeler un avocat ne ferait qu’empirer les choses. On lui a dit que son petit ami l’avait impliquée dans cette affaire. Trop d’Harry Potter et pas assez de New York District : elle n’a pas compris que la première façon de se protéger contre une fausse accusation consiste à garder le silence. Au cours de la scène la plus forte de Waiting to Be Heard, elle se remémore la nuit infernale qu’elle a passée, l’interrogatoire dans une langue qu’elle comprenait à peine et la fausse confession qui en a résulté. « Attends juste un peu et tes souvenirs vont revenir » lui disait la police. On l’a frappée derrière la tête, au dessus de l’oreille et on lui a dit d’arrêter de mentir.
Elle a signé deux confessions en italien, de soi-disant « déclarations spontanées », à 1:45 du matin d’abord et à 5:45 ensuite, où elle accusait son patron au bar Le Chic, Patrick Lumumba, d’avoir violé et assassiné Meredith. Elle a admis s’être trouvée avec lui dans l’appartement. Dans un second document qu’elle a rédigé le lendemain de son côté – quatre pages en anglais dans lesquelles elle essayait de remettre en cause ce qu’elle avait reconnu sous la contrainte – elle écrit : « S’il vous plaît, ne criez pas sur moi parce que cela ne fait que m’embrouiller encore plus, ce qui n’aide personne… Je fais de mon mieux, comme vous. S’il vous plaît, croyez moi au moins quand je dis ça, même si je comprends que vous ne vouliez pas me croire. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai pas tué Meredith et je n’ai peur de rien sauf des mensonges ».
Parce que son italien était faible, elle a tendu sa rétractation à un policier en lui disant qu’il s’agissait d’un « regalo » – elle souhaitait dire une « explication », alors que le terme qu’elle venait d’employer désigne un « cadeau », de manière littérale, une raison de se réjouir. « C’est quoi ? Mon anniversaire ? » a persiflé le policier alors qu’Amanda Knox, sans comprendre le sarcasme, de même qu’elle avait manqué de comprendre tant d’autres choses au cours de sa rencontre avec la loi italienne, concluait qu’elle avait réussi à prouver son innocence.
Traductore, tradittore
La langue est à la fois le gentil et le méchant de son histoire – cette langue qu’elle était venue perfectionner en Italie. Avec l’allemand comme langue héritée de ses ancêtres, et l’anglais comme langue maternelle, l’italien devait être sa langue d’élection, celle qui lui donnerait accès au monde de la culture et des arts et quand elle est arrivée en Italie, elle n’était encore qu’une débutante. « Mon italien était suffisant pour faire des plaisanteries autour d’une tasse de thé. Mais au grand jamais il n’était assez solide, après seulement six semaines en Italie, pour me défendre contre une accusation de meurtre ».
L’une des phrases utilisée contre elle au cours de son interrogatoire venait d’un SMS envoyé à son patron, Patrick Lumumba, au bar où elle travaillait la nuit du meurtre de Meredith Kercher : Certo ci vediamo piu tardi, buona serata ! (Très bien, à plus tard, passe une bonne soirée !). Les policiers l’ont interprétée comme une preuve qu’elle avait quitté l’appartement de son petit ami. Elle ne pouvait pas les convaincre qu’elle employait « à plus tard » comme une formule générale et non comme la promesse d’un rendez-vous qui, s’il avait eu lieu, aurait ruiné son alibi
Quand Amanda Knox attendait encore le commencement de son procès, l’accusation a fait saisir le journal tenu en prison par la jeune femme, un journal où elle tentait de comprendre les preuves utilisées contre elle et s’interrogeait notamment sur le couteau qui l’incriminait.
Elle y écrivait :« À moins que Raffaele ait décidé de se lever après que je me sois endormie, qu’il ait saisi le couteau en question, qu’il soit allé à ma maison, qu’il l’ait utilisé pour tuer Meredith, avant de rentrer chez lui, de le nettoyer, de mettre mes empreintes un peu partout dessus, de le ranger, de se remettre au lit et à moins encore qu’il ait joué la comédie les deux jours suivants d’une manière très convaincante, eh bien, je ne crois pas une seule seconde à toute cette histoire ».
Cette page du journal a été traduite en italien de la manière suivante : « Je pense qu’il est possible que Raffaele soit allé chez Meredith, qu’il l’ait violée avant de la tuer. Ensuite, quand il est rentré chez lui, il a pu mettre mes empreintes sur le couteau pendant que je dormais. Mais je ne comprends pas pourquoi Raffaele aurait fait une chose pareille ».
Se défendre voulait dire apprendre à s’exprimer en italien, apprendre que sa langue pouvait être mal interprétée et apprendre, en général, que les mots ont le pouvoir de nuire.
La stratégie Amélie Poulain
Waiting to Be Heard raconte l’histoire de deux types de séjours d’études à l’étranger. Le premier est officiellement approuvé par une université américaine et se révèle dépourvu de contenu culturel tandis que le second, accompli derrière les barreaux, s’avère beaucoup plus formateur. Entre son premier interrogatoire de police en 2007 et sa libération en 2011, Amanda Knox a appris à parler italien couramment et, s’inscrivant dans une longue tradition de conversions accomplies en prison, elle est devenue l’une de ces intellectuelles de l’univers carcéral, écrivant des lettres en italien pour les détenus analphabètes. D’abord désarçonnée par les policiers durant son premier interrogatoire, elle a appris à maîtriser l’italien au point d’être capable de se défendre devant la cour sans demander un interprète. Aucune image ne peut mieux illustrer la vacuité des études entreprises par Amanda Kox durant son premier mois à Pérouse que celle qui la montre réduite à lire Harry Potter dans une traduction allemande et italienne. En prison, elle a découvert Dostoïevski, Soljenitsyne et même Marilynne Robinson ; elle est passée de la littérature fantastique au réalisme littéraire.
D’abord, Amanda Knox a réagi de manière inappropriée aux moments les plus tragiques: elle a fait des étirements au poste de police, durant son procès elle a porté un T-shirt avec l’inscription « All you need is love » (mais où donc se trouvait son équipe de gestion de crises ce jour-là ?), il lui arrivait de rire aux moments où l’auditoire s’attendait à des larmes et de rester silencieuse lorsqu’il espérait entendre l’expression de sa douleur. Avant la fin de son incarcération, cette jeune fille maladroite et naïve savait faire preuve d’empathie et de perspicacité dans ses relations avec ses codétenues, elle savait également se protéger lorsqu’elle se trouvait en proie à une attaque. Les autres détenues ne l’aimaient pas ; elles étaient néanmoins ses meilleures professeurs.
Au cours du procès de 2011 qui a permis son élargissement, ses avocats l’ont comparée à Amélie Poulain, l’héroïne de son film français préféré : « Nous avons affaire à une personnalité extravagante, bizarre, à l’imagination débordante. S’il existe une sorte de personnalité capable de faire des acrobaties et qui en vient à avouer une chose qu’elle a seulement imaginé, c’est bien la sienne. Je crois fermement que ce qui est arrivé est facile à deviner. Amanda, dont nous savons qu’elle est un peu naïve et bizarre, lorsque la police a procédé à sa questura, a réellement essayé d’aider la police. On lui a dit : « Amanda, imagine. Aide-nous, Amanda. Amanda, reconstruit cet événement. Amanda, trouve la solution. Amanda, essaye ». Elle a essayé ; elle a essayé de donner son aide, d’aider la police parce qu’Amanda est bel et bien l’Amélie de Seattle ».
En comparant Amanda Knox à Amélie Poulain, la défense cherchait à exonérer cette étrangère des traits qui avaient tant agacé la police : ce mélange de naïveté gauche, de bonne volonté maladroite, de croyance presque magique dans les dénouements où tout s’arrange. Conçue comme une biographie intellectuelle, Waiting to Be Heard raconte une histoire remarquable : Harry Potter, Amélie Poulain et Pérouse avaient fait entrer Amanda Knox dans un univers où la fiction et la réalité étaient indiscernables, un univers dans lequel elle ne pouvait être tenue responsable de ses actes. En prison, la lecture de ces Russes à la vie tragique, Dostoïevski et Soljenitsyne, ainsi que ses entretiens avec le prêtre de la prison – chez qui elle trouvait un réconfort spirituel à défaut de partager sa foi – lui ont permis de reprendre pied dans la réalité. Quand bien même elle n dirait que partiellement la vérité au sujet des quatre années de détention, l’éducation qu’elle a reçue en prison a sans doute été dix fois plus efficaces que ne l’auraient été n semestre à Pérouse .
Waiting to be Heard est un titre troublant pour un livre qui commence par de faux aveux. Amanda Knox était persuadée qu’en parlant, en expliquant, elle réussirait à convaincre la police de son innocence. En vérité, elle n’a que trop parlé. Au moment où son équipe de gestion de crises est entrée en scène, les dégâts étaient déjà faits et demanderaient des années pour être réparés. Plus tard, ses avocats ont dû lui interdire de parler à la famille de Meredith Kercher ou d’exprimer des remords au sujet de Patrick Lumumba, son patron au bar Le Chic, qu’elle avait faussement accusé. Elle ne le dit pas explicitement, mais elle laisse entendre que son silence a contribué à susciter l’hostilité de la famille Kercher et l’a poussée à intenter des poursuites civiles à son encontre. Tout au long de son calvaire, quel qu’ait été le chemin que son discours aurait dû emprunter – celui des explications approfondies ou du silence – Amanda Knox a eu l’air de suivre une pente fatale dans la direction opposée.
Des info-bulles
Waiting to Be Heard ne conserve pas grand chose de la prose instinctive d’Amanda Knox, celle que l’on découvre dans les documents qu’elle a rédigés en prison. Il est donc impossible de déterminer ce qui, dans ce compte-rendu sobre et lucide de sa lutte pour prouver son innocence, est de sa main ou de celle de son conseiller en écriture. Ses pensées sont marquées dans le texte par de courtes phrases en italique, comme celles que l’on trouve au moment où Guede témoigne devant la cour – Toi ! C’est toi qui as tué Meredith ! – ou bien lorsqu’elle lit son acte d’accusation et pense : Mon dieu ! Je viens d’être officiellement condamnée pour meurtre.
C’est par ces info-bulles que le lecteur accède à ses pensées. Il n’apprend pas beaucoup plus des quatre pages qu’elle a rédigées durant sa garde à vue afin de revenir sur ses faux aveux, ni davantage des deux brefs extraits du journal qu’elle a tenu en prison (« Nous sommes en colère. Nous voulons la justice. Mais contre qui ? Tous, nous voulons savoir, mais personne ne sait… »). La lettre qu’elle a envoyée à sa mère la veille de son procès en appel ne parvient guère à s’élever au dessus des clichés les plus rebattus. On y trouve des réflexions de ce type: « La merde qu’on ne peut pas contrôler, les choses qui nous font souffrir nous mettent au défi de devenir plus fort, elles nous donnent l’occasion de survivre et de devenir plus forts, plus intelligents, meilleurs. Nous sommes les seuls à savoir combien nous et nos vies nous valons, et nous devons choisir de profiter de notre mieux de chaque moment qui passe, quel que soit le lieu où nous nous trouvons ».
Au moment de refermer cet ouvrage et de voir s’évanouir la publicité qui a accompagné sa publication, un doute persistant demeure : la jeune femme dans les coulisses ressemble-t-elle vraiment à la narratrice qui se présente sur la scène de son récit autobiographique ? Il s’agit d’un doute insinué dans l’esprit du grand public par des séries télévisées comme Scandal, où l’on découvre que nos héros et nos héroïnes ne sont convaincants qu’à proportion de l’habilité déployée par les artistes de la communication qui les encadrent. Être superficielle et banale ; maladroite et déconnectée de la réalité ; être jeune et naïve ; ces caractéristiques ne sont pas, cependant, des crimes capitaux. Et ce n’est pas parce qu’elle a bénéficié de l’aide d’un conseiller en écriture et d’un spécialiste des médias qu’Amanda Knox n’est pas innocente.
Alice Kaplan
Traduit de l’anglais (USA) par Benjamin Hoffmann
A lire
Amanda Knox, Waiting to Be Heard: A Memoir, New York: Harper Collins, 2013. 461 pages.
Alice Kaplan a par ailleurs publié un bel essai sur trois américaines à Paris (Jacqueline Bouvier-Kennedy, Susan Sontag, Angela Davis). Voir Alice Kaplan, Trois américaines à Paris, Gallimard, 2012