En Russie, il n’est pas besoin d’attendre cinquante ans pour fêter un jubilé. Tous les anniversaires marquants, ce que les Russes appellent des dates « rondes », de décennie en décennie, sont qualifiés de jubilés et donnent lieu à des commémorations de grande ampleur. Le 2 février 2013 était ainsi célébré le 70ème anniversaire de la fin de la bataille de Stalingrad, qui fut décisive pour la défaite des armées allemandes et, partant, scella la victoire héroïque de l’armée rouge, que l’on fête solennellement le 9 mai. Cette année d’ailleurs, pour le 68ème anniversaire de la Victoire, le défilé sur la place Rouge renouait, de l’avis de nombreux observateurs, avec la tradition de pompe militaire soviétique.
Un des réalisateurs russes actuels les plus réputés, Fiodor Bondartchouk, vient par ailleurs de consacrer à la bataille de Stalingrad un film en 3D, au budget de 30 millions de dollars, dont la sortie sur les écrans est prévue pour le mois d’octobre 2013. Il prévoit même d’organiser la première du film à Volgograd, nom actuel (jusqu’à présent) de l’ancienne Stalingrad (ville de Staline). Le film fait déjà l’objet d’une énorme campagne de publicité tous azimuts.
Le consensus patriotique
S’il est un point, en effet, où le consensus de l’opinion publique russe semble acquis, c’est certainement l’héroïsme, aussi bien des combattants que de la population soviétiques, pendant ce conflit mondial qui fit des millions de victimes en URSS. A ce titre, la bataille de Stalingrad se révèle emblématique – raison pour laquelle à maintes reprises des voix se sont élevées pour redonner à la ville de Volgograd le nom de Stalingrad.
En 2011 les communistes avaient réussi à rassembler 600 000 signatures pour réclamer un référendum sur ce sujet. Les députés de Volgograd ont opté pour une solution intermédiaire : sans rétablir définitivement le nom de Stalingrad, il a été décidé d’adopter ce nom 5 jours par an, lors de dates historiques : le 9 mai, jour de la Victoire ; le 22 juin, jour du début de la 2nde guerre mondiale pour les Soviétiques ; le 23 août, qui est la fête de la gloire militaire, commémorant la victoire des armées soviétiques sur les Allemands à la bataille de Koursk (1943) ; le 2 septembre, date célébrant la fin de la seconde guerre mondiale ; le 19 septembre, fête de l’artillerie et des forces balistiques.
Cette demi-mesure cocasse est révélatrice de l’enchevêtrement complexe des raisons avancées pour rétablir le nom de Stalingrad. Cette ville, fondée au XVI-ème siècle, s’est appelée Tsaritsyne (rien à voir avec le tsar, il s’agirait d’un toponyme d’origine tatare) jusqu’en 1925, lorsqu’elle devint Stalingrad, dans la grande vague des changements de nom soviétiques. Cela avait commencé en 1924, à la mort de Lénine, avec deux villes : Petrograd, devenue Leningrad, et Simbirsk, ville de naissance de Vladimir Ilitch Oulianov (Lénine) rebaptisée en Oulianovsk, nom que la ville curieusement garde jusqu’à maintenant, les nouveaux changements de noms de l’époque postsoviétique ne l’ayant pas atteinte. C’est en 1961, année du XXII-ème Congrès du PCUS, qu’un arrêté du Soviet suprême décida du changement de nom en Volgograd.
Partisans et adversaires du rétablissement du nom de Stalingrad se répartissent suivant des clivages politiques bien marqués. Les communistes bien sûr, dont certains voudraient voir déclaré illégal le fameux arrêté du soviet suprême de 1961, les patriotes et nationalistes, tels que Dmitri Rogozine (ancien président du parti « La patrie »), Valentina Matvienko (actuelle présidente du Soviet de la Fédération), Vladimir Tchourov (président de la Commission électorale centrale), principaux adeptes du rétablissement du nom de Stalingrad, ont fait entendre leurs voix en 2013.
Ironie de l’histoire et paradoxe de la vie politique russe, les arguments avancés par ces souverainistes et tenants de la fierté nationale, font souvent appel à des exemples étrangers, l’Italie et la Belgique où existent des rues portant le nom de « Stalingrad », et bien évidemment la France qui bat tous les records avec plusieurs rues, un boulevard, un parc, un quai et une station de métro. Les défenseurs des droits de l’homme, notamment les membres de l’officiel conseil présidentiel du même nom, les associations défendant la mémoire des victimes du Goulag sont, en revanche, violemment opposés à tout retour au nom de Stalingrad.
Ce toponyme, plus qu’à la bataille du même nom, est avant tout indissociablement lié au nom du « petit père des peuples » Joseph Djougachvili dit Staline, responsable de la mort de millions de victimes innocentes. Le XX-ème congrès du PCUS de 1956, au cours duquel le secrétaire général de l’époque, Nikita Khrouchtchev, présenta son rapport dénonçant le « culte de la personnalité » et les crimes qui l’accompagnèrent, représenta un tournant historique notable et contribua à ternir sérieusement l’image de marque des partis communistes du monde entier. Le XXII-ème congrès du PCUS prit des mesures plus radicales, en ordonnant, notamment, le retrait du corps de Staline du mausolée de la place Rouge. Certes, cette déstalinisation entreprise du temps encore de l’Union soviétique fit long feu, mais la disparition de l’Union soviétique, il y a déjà plus de vingt ans (décembre 2011), aurait dû mettre fin définitivement à la réhabilitation de l’image de Staline.
Présence de Staline
Pourtant, le personnage de Staline est encore bien présent dans l’actualité russe. Comment expliquer les résultats des sondages les plus récents, et surtout la tendance, qui paraît continue, à la banalisation du mal que représente Staline dans l’histoire russe ? Il est en effet troublant de constater que le nombre de personnes interrogées à être « indifférentes » lorsqu’on leur demande ce qu’elles pensent de Staline, est passé de 13% en 2001 à 30% en 2013 (le dernier sondage mené par le VTsIOM date du 16/17 février). Dans cette catégorie, les jeunes de 18 à 24 ans sont 39%.
Lorsqu’il s’agit d’apprécier le rôle historique de Staline, 23 % des personnes interrogées en 2013 le considéraient comme positif (ce pourcentage n’était que de 15% en 2007). Elles étaient seulement 24% en 2013 à émettre un avis négatif (contre 33% en 2007). Enfin, 45 % en 2013 considéraient le bilan comme globalement positif. La question était : « Si l’on émet un jugement sur le rôle de Staline pendant tout le temps où il a dirigé le pays, à votre avis, a-t-il fait plus de bien ou plus de mal ? », et la réponse proposée: « Environ autant de bien que de mal ».
Lev Goudkov 1, du centre de sondages indépendant Levada, parle du mythe stalinien qui prévaut actuellement. Il considère que la perception de Staline est devenue globalement positive en 20 ans, grâce à une intense propagande, notamment sous Poutine.
Sans que l’on cherche à nier les crimes de Staline, tout en considérant (à 68%) comme injustifiables les répressions qui ont frappé l’ensemble de la population dans les années 1930, prévaut une tendance à souligner les qualités de Staline en tant que commandant en chef et artisan de la modernisation du pays et de son industrialisation. L’opinion publique russe souffre d’une certaine schizophrénie, la grandeur de la Russie ne saurait pour eux se concevoir sans violence. Le rapport des Russes à leur histoire pose problème. En 1989 Staline n’était nommé que par 12% des personnes interrogées et ne figurait qu’en 11ème place des personnages éminents ayant exercé une influence décisive sur l’histoire mondiale. Vingt-trois ans plus tard, Staline figurait en tête, plébiscité par 42% des sondés.
Incapables de poser un regard rationnel sur leur passé, les Russes entretiennent les mythes et les symboles auxquels est liée pour eux leur identité nationale. Staline en fait partie, il est après tout la personnification de la grandeur de la Russie, puisque c’est lui qui a mené le pays à la victoire sur Hitler, on peut également le qualifier de « gestionnaire efficace », selon la formule apparue dans un manuel d’histoire récent qui fit sensation), car il a fait d’un pays arriéré la seconde puissance industrielle et militaire du monde, dotée de surcroît de l’arme nucléaire.
En ce qui concerne la victoire sur l’ennemi, les thuriféraires staliniens rappellent sans cesse le cri de ralliement des soldats soviétiques se lançant au combat au cri de « Pour la patrie, pour Staline ! » Cette lecture de l’histoire est contestée par d’aucuns, et plusieurs initiatives privées, à commencer par celle de l’agence des journalistes d’investigation à Saint-Pétersbourg en 2010, ont tenté de dissiper ce mythe en placardant des affiches portant la mention « Pour la patrie sans Staline ».
Propagande privée
L’opinion que les Russes ont de Staline est en fait, par bien des aspects, paradoxale. Staline est l’artisan de la victoire, mais on reconnaît volontiers qu’il est personnellement responsable de la mauvaise préparation du pays à la guerre. Les Russes dans leur majorité ne veulent nullement revenir à la période stalinienne, mais ils ne sont pas pour autant prêts à faire le procès de Staline, ni à reconnaître le caractère criminel du système soviétique.
Alors que les autorités municipales et les pouvoirs publics sont en général réticents à promouvoir une réhabilitation de Staline, maintes initiatives privées se manifestent en sens inverse, en toute impunité. En 2010 à Saint-Pétersbourg une société privée d’autobus, qui n’avait pas d’autorisation officielle de transport, défia la municipalité non seulement en circulant en plein centre de la ville, mais en décorant ses véhicules de portraits de Staline. Une société de gestion immobilière fit de même dans la cour d’un immeuble. La justification donnée faisait référence à une demande d’anciens combattants résidents de l’immeuble.
La dernière provocation de ce genre concerne l’inauguration d’un monument à Staline à Yakoutsk, capitale de la république de Sakha-Yakoutie, le 8 mai 2013. Il faut préciser qu’il s’agit du troisième monument à la gloire de Staline dans cette république, dont un tiers du territoire était occupé par des camps du Goulag, au nombre de 105. Le buste en question a été érigé non pas sur le domaine public, mais sur le territoire d’une société d’extraction de diamants « Les diamants d’Anabar », avec l’autorisation de son directeur général.
Les anniversaires des 2 février, 5 mars et 9 mai 2013 ont montré la grande place que les médias russes continuent d’accorder à Staline. Ainsi la série télévisée en 6 épisodes « Staline est avec nous » sur la chaîne NTV, à l’occasion du 60ème anniversaire de sa mort, n’est pas passée inaperçue. Ces émissions ont d’une part bénéficié d’une grande audience, mais aussi provoqué la colère de représentants des mouvements des droits de l’homme en Russie, scandalisés de voir banalisés les célèbres procès de 1937/1938.
L’enseignement de l’histoire continue donc d’être un grand sujet de débats. On se souviendra qu’au moment de la glasnost, à la fin des années 1980, les examens d’histoire avaient dû être supprimés, en raison de l’évidente contradiction entre les manuels soviétiques et les révélations historiques faites par les médias.
Pour lever toutes ces contradictions, Russie « unie », qui n’est pas loin de constituer le parti « unique », le qualificatif russe étant ambigu, s’emploie actuellement à promouvoir un manuel d’histoire unique, ce qui soulève tout de même les protestations véhémentes des historiens russes dignes de ce nom. L’unité est décidément bien difficile à faire, et il y a fort à parier que seul le titre de transport dit « billet unique », mis en place à Moscou le 1er avril 2013, fera l’unanimité.
Véronique Jobert
Notes
↑1 | Dans son article de la revue Pro et Contra, N° 6/57, novembre/décembre 2012, p. 108-135. http://carnegieendowment.org/files/ProEtContra_57_all.pdf |
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