Il est toujours intéressant de voir comment le cinéma met en vedette une femme qui a la pensée comme activité principale. Dans Hannah Arendt, de Margarethe von Trotta, cela passe principalement par la cigarette. Gros plans sur un visage crispé ou rêveur, la cigarette qu’on traîne lentement de la main à la bouche. La fumée de la philosophe exprime à la fois la satisfaction et l’angoisse de l’effort intellectuel. C’est Barbara Sukowa, qu’on a connue plus jeune dans le rôle de la révolutionnaire Rosa Luxembourg, qui interprète, avec une belle précision, Hannah Arendt en femme philosophe au moment où elle décide de couvrir le procès Eichmann pour le New Yorker Magazine.
La pensée en actes
Dans une des images les plus saisissantes du film, Arendt hésite avant de se mettre à écrire, elle s’étend alors sur un divan, on dirait un divan d’analyste sauf qu’elle est chez elle, à New York, dans cet Upper West Side qui a abrité tout un cercle d’intellectuels rescapés de l’Allemagne nazie. Couchée, les yeux levés au plafond, elle fume. La scène est inspirée de la nécrologie que son amie Mary McCarthy lui a consacré en 1975, dans la New York Review of Books , « Mes Adieux à Hannah » [« Saying Goodbye to Hannah »] :
« Hannah est la seule personne que j’aie vu penser. Elle s’allongeait sans bouger sur un canapé ou un divan, ses bras derrière sa tête, ses yeux fermés la plupart du temps sauf quand elle les ouvrait pour poser son regard sur le plafond. Ceci a pu durer, je ne sais pas, de dix minutes à une demi-heure. Si on devait entrer dans une pièce où elle se trouvait ainsi, absente au monde, on passait sur la pointe des pieds. »
Camus évoque dans un de ses premiers carnets « Le plaisir qu’on trouve aux relations entre hommes. Celui, subtil, qui consiste à donner ou à demander du feu – une complicité, une franc-maçonnerie de la cigarette.” Ici le plaisir de la cigarette, solitaire, domestique, est tout autre.
Margarethe von Trotta fait passer l’action principale du film par le décor de l’appartement de Hannah ; on ne voit guère les rues de New York. Effet voulu ou économie budgétaire ? Nous en avons l’habitude depuis la série télévisée Mad Men, héritière d’un réalisme tout balzacien appliqué aux années 60 : ici, l’œil s’arrête sur la machine à écrire (Olivetti) avec son cliquetis, le papier carbone et, derrière, le papier pelure; les meubles danois désuets ; la robe en soie sauvage, le tailleur bien carré. Autre signifiant royal, les lunettes : on drague rarement une fille à lunettes, disait Dorothy Parker, l’intellectuelle type new yorkaise, et sa rime passe encore pour dogme : « Men seldom make passes at girls who wear glasses. » Mais justement, Margarethe von Trotta touche à quelque chose de très profond dans la culture américaine quand elle montre cette girl-là en lunettes, penchée sur des copies à corriger ou sur la transcription d’un procès qui l’obsède, au moment même où son mari vient la chercher pour l’amener au lit.
On peut aimer ou ne pas aimer le personnage historique, sa thèse sur la banalité du mal, sa lecture du procès Eichmann : il faut admirer l’héroïne du film. Parions qu’elle n’aurait pas pu exister au cinéma il y a même dix ans, cette femme à la cinquantaine qui n’oublie pas le corps pour l’esprit, ni l’amitié pour la philosophie. On la voit avec son étudiante Lotte, qui lui sert de secrétaire, la protège de trop de coups de téléphone et l’aime : cet amour est réciproque. Arendt remarque en passant qu’elle a probablement été pour elle une meilleure mère qu’elle n’aurait été pour une fille biologique. La fuite de l’Europe nazie, la vie d’émigrée a retardé ma vie familiale, explique-t-elle, et puis il était trop tard. La cinéaste se sent obligée—ce qui n’aurait pas été le cas pour une figure masculine—d’expliquer pourquoi Arendt n’a pas eu d’enfants. Disons qu’à force d’humaniser l’image qu’on peut avoir de l’intellectuelle, ni vieille fille, ni bas-bleu, la question de la maternité se pose, et l’admiration du spectateur pour le personnage passe forcément aussi par là. Encore loin le stade où avoir ou ne pas avoir d’enfants sera la même chose dans l’esprit des hommes et des femmes.
Comblée dans sa relation conjugale, Hannah se moque de son amie américaine, l’écrivain Mary McCarthy, qui s’affole quand elle soupçonne la psychanalyste Charlotte, autre émigrée allemande, d’avoir une liaison avec Heinrich Blücher, le mari d’Hannah Arendt. Le film insiste beaucoup sur cette autre relation ; nous comprenons que Charlotte console Blücher quand Hannah n’est pas là. Mais Hannah, sans être indifférente, est beaucoup trop bien dans sa peau pour se laisser ronger par la jalousie.
Une intellectuelle de style européen
Tout cela nous paraît inédit. Combien de films sur les femmes intellectuelles se penchent sur la folie, le mal d’amour, qui accompagnerait comme par nécessité, le génie féminin : Angel at my table à propos de l’écrivain Janet Frame et ses années d’incarcération en hôpitaux psychiatriques ; Sylvia, à propos de Sylvia Plath, écrivain suicidaire. Admettons, ce sont des écrivains, des « artistes » et non pas des philosophes. On nous montre une image positive de la femme philosophe dans Iris, l’histoire de la philosophe et romancière Britannique Iris Murdock, sauf qu’elle est en train de perdre sa pensée par les ravages d’un Alzheimer. Quant à Hypatie d’Alexandrie, héoine du néo-peplum Agora, nous apprenons que la première femme philosophe n’a pas de passion à part son désir de s’approcher du mystère des étoiles: je pense, donc je ne peux pas aimer.
Enfin faudrait-il constater que pour tout ce qu’il y a d’admirable dans le portrait que Margarethe von Trotta nous donne de l’intelligence féminine, il y a une limite : l’intelligence montrée ici a beau être féminine, elle reste strictement européenne. L’Américaine dans Hannah Arendt est désagréable, voire ridicule. Mary McCarthy, grande créature aux vêtements criards parle trop fort, ne comprend rien aux arguments des émigrés au sujet d’ Israël car monolingue, et a une idée simpliste et naïve de la fidélité conjugale. Pour un peu elle aurait demandé à Hannah de lui dire si Heidegger avait été « good in bed. » Et pourtant ce sont les écrits de Mary McCarthy–son hommage à Arendt dans la NYRB, sa longue correspondance avec la femme philosophe–qui semblent avoir fourni aux scénaristes la principale matière du film. L’autre américaine en vue, l’assistante de Wallace Shawn, éditeur du New Yorker Magazine—on pense à Lillian Ross, l’amie de toujours de Shawn– est plutôt maigre, chic, et méchante, du genre diable-qui- s’habille-en Prada avant la lettre. Elle déclare Arendt incapable de rendre un article à temps. Elle voit tout de suite que le paragraphe sur les chefs juifs collaborateurs va créer de terribles controverses, mais elle le dit avec tant de schadenfreude qu’elle semble motivée par la jalousie plus que par la perspicacité. Par ces deux américaines, écrivains elles-aussi, passe toute la petitesse, la vulgarité, qu’on est soulagé de voir évacuée du personnage d’Arendt. Comme si les éternels stéréotypes devaient résider quelque part – et pourquoi pas chez elles – pour que l’héroïne sorte indemne.
Alice Kaplan
Hannah Arendt, dir. Margarethe von Trotta (2013)
Autres films mentionnés :
Argon, dir. Alejandro Amenábar (2009)
Sylvia, dir. Christine Jeffs (2003)
Iris, dir. Richard Eyre (2001)
An Angel at My Table, dir. Jane Campion (1990)