De même qu’un logement dans le 6ème arrondissement ou un verre à la terrasse du Flore ne sont plus aussi chics qu’autrefois, il semble que le Upper West Side cher à Woody Allen ou même le East Village de Patti Smith soient passés de mode. L’imaginaire français a traversé un pont, le pont de Brooklyn.
On l’a remarqué tout au long de l’été 2013. Signes distinctifs de la mode Brooklyn, cuvée parisienne : tel bar de la rive gauche annonce en vitrine que leur bière provient du « Brooklyn Brewery» ; un parfum 1910 s’échappe d’ampoules filament carbone (dites « ampoules Edison »), des carrelages métro. C’est un Brooklyn plus abordable que Manhattan, un Brooklyn qui offre le charme d’une petite ville dans une grande ville que semble admirer les Français, le Brooklyn où l’on peut s’offrir un joli brownstone sur une rue arborée et baigner dans une atmosphère littéraire hors pair. Après Walt Whitman, Hart Crane, et Norman Mailer, Brooklyn abrite aujourd’hui Siri Hustvedt et Paul Auster (le plus français des écrivains américains), Jonathan Safran Foer et Nicole Krauss, Jennifer Egan, Arthur Phillips. L’endroit est devenu tellement littéraire que Sergio de la Pava, le lauréat du dernier Prix Pen-Faulkner, se décrit dans la note biographique de son roman, A Naked Singularity, comme « un écrivain qui n’habite pas Brooklyn. » Au cinéma et à la télévision, Noah Baumbach (Frances Ha), 44 ans et Lena Dunham (Girls), 28 ans, définissent deux générations (les X et les milleniales), et deux quartiers (Park Slope et Green Point) de Brooklyn.
Les français de Brooklyn
Les New Yorkais aussi sont frappés par l’attirance des Français pour Brooklyn. On entend parler français dans la rue, on s’étonne du nombre des écoles bilingues français-anglais — un phénomène récent et bourgeois, qui n’a rien à voir avec l’immigration classique sur le modèle italien ou hispanique. La Public School 58 à Carroll Gardens, La Public School 84 à Williamsburg, PS 110, PS 133, et l’Ecole Internationale de Brooklyn ont toutes des classes en français.
Ces Français qui s’installent à Brooklyn le comprennent tout de suite: Brooklyn n’est pas un quartier. C’est un borough, ce qui signifie, dans le langage administratif new yorkais, que Brooklyn est l’un des cinq départements de la ville de New York avec Manhattan, The Bronx, Queens et Staten Island. Si Brooklyn était séparé des autres boroughs qui l’entourent, ce serait la quatrième ville des Etats-Unis en population (2.5 millions), derrière le Queens, le Bronx et Manhattan combinés (1), Los Angeles (2), et Chicago (3). Imaginez un petit pays avec une étonnante diversité raciale et ethnique, des vagues d’immigration, des ghettos et des zones pour les très fortunés.
On a tendance à réduire le territoire de Brooklyn à ses quartiers bourgeois, à ce qu’on appelle Brownstone Brooklyn, celui des maisons de grès rouge, à Brooklyn Heights, Park Slope, Cobble Hill et Carroll Gardens. Brooklyn, oui, c’est bien le Park Slope qu’on voit dans l’un des premiers films de Noah Baumbach, The Squid and the Whale, le divorce de deux bobos vu du point de vue de leurs fils—Baumbach est en voie de devenir le Woody Allen du borough. Mais ce territoire aisé cache aussi de mauvaises surprises. Carroll Gardens, qu’on adore pour ses jolies maisons particulières avec un petit jardin devant, est traversé par l’horrible Gowanus Canal, l’une des eaux les plus polluées des Etats-Unis, qui attend une dépollution massive grâce à la subvention d’un « superfund ». L’eau trouble de ce canal sent non pas les égoûts—ce serait charmant—mais le produit chimique. On rêve d’y faire un Canal Saint Martin 2013, mais c’est l’Aubervilliers de 1945 que l’on retrouve. L’eau est d’un opaque vert-de-gris à faire peur. Mais les New Yorkais à la recherche de bons placements immobiliers y ont quand même investi sans attendre les grands travaux du « superfund ». Pour le moment, personne dans ce quartier devenu hors-de-prix ne saurait dire quand le grand nettoyage aura lieu.
A Williamsburg, longtemps fréquenté par des hassidim, devenu « ridiculously chic », les derniers hassidim qui restent côtoient des « hipsters graves »: des types avec deux anneaux dans le nez et des montures de lunettes à la Malcolm X, des filles qui s’habillent tellement « vintage » qu’elles ressemblent à leurs grand-mères ou à des fermières de l’Iowa des années 1940. Sur la partie de Williamsburg au bord de l’eau se sont construits de grands ensembles de luxe, qui permettent à quelques requins de Wall Street de traverser, eux aussi , le pont. Dans la série Girls , saison 2, John-Thomas, le gérant d’un fonds d’investissement, tente de séduire Jessa et Marnie depuis son penthouse. Commentaire des filles: «Que fait ce type friqué à Brooklyn, l’East River est-elle prise par les glaces ? » [“What’s a money man doing in Brooklyn, did the East river freeze over ?”]
En cette fin d’été 2013, l’endroit le plus tendance de Brooklyn, c’est la zone industrielle de Bushwick, où de pauvres immigrés dominicains et portoricains cohabitent depuis peu avec des hipsters qui ne peuvent plus payer les loyers à Williamsburg. Bushwick, devenu tellement chic, si rapidement, que Hilary et Bill Clinton sont venus cet été pour dîner à la pizzeria « Roberta’s ».
Toutes les histoires de Brooklyn sont des histoires d’embourgeoisement, de loyers qui montent, de migrations d’un quartier à un autre. Une jeune femme de trente ans rencontrée dans sa boutique de vêtements vintage à Morgan Street, Bushwick, m’explique que les loyers à Williamsburg sont beaucoup trop chers (entre $5000 et 8,000 par mois pour un petit espace commercial). Et puis, elle n’en pouvait plus de ces étudiants de 20 ans qui entretenaient dans son petit paradis une ambiance de cirque.
A New York, on se moque de la mode Brooklyn et des goûts exotiques de cette population : des jouets artisanaux, de la nourriture « locavore » faite maison, que ce soit le chocolat (The fine and raw chocolate factory de Bushwick), ou la bière. On peut se reporter par exemple au site web du premier « doughnut vegan » (beignet vegan) à Montrose Street, Dun-Well donuts : « Notre mission est d’être le meilleur donut shop sur la planète Terre et de continuer la tradition des donuts d’une manière à la fois innovante et éthique. » Impossible de savoir si c’est du deuxième degré.
« Mort aux hipsters »
Brooklyn, enfin, c’est l’endroit qu’on aime détester. Pendant six ans, un blog intitulé «Mort aux hipsters » faisait campagne contre l’invasion de son cher borough par cette jeunesse privilégiée qui mange sans-gluten. « Brooklyn risque de devenir en trente ans, » explique ce Cassandre, «un énorme marché aux puces sous une tente de flanelle et poils de barbe…Nous, les indigènes, nous allons vivre dans les tunnels des égoûts pour le loyer modique de $1200 par mois. » Son grand espoir serait d’empêcher les hipsters d’atteindre la zone méridionale du borough.
Aux dernières nouvelles, les loyers de Bushwick ont tellement flambé que les initiés… traversent maintenant la frontière jusqu’à Ridgewood, dans le Queens, tellement demodé qu’il risque, lui aussi, de devenir à son tour très à la mode ….
Alice Kaplan
Quelques Bonnes adresses/ liens
Roberta’s Pizza http://www.robertaspizza.com/
Dun-Well Donuts http://dunwelldoughnuts.com/
Fine and Raw Chocolate http://www.fineandraw.com/
Bushwick Daily (les infos du quartier) http://bushwickdaily.com/
Le blog “Die Hipsters” (mort aux hipsters) http://diehipster.wordpress.com/
“Learning to Be French in Brooklyn,” The Wall Street Journal, June 6, 2011.
Evan Hughes, Literary Brooklyn: The Writers of Brooklyn and the Story of American City Life. New York: Henry Holt, 2011.