Si on le compare à d’autres écrivains de sa génération, Camus avait relativement peu à dire au sujet du cinéma. Certes, Camus était proche de l’actrice Maria Casarès, et il a effectivement commencé à travailler sur une adaptation cinématographique de La Princesse de Clèves pour Robert Bresson, et il est vrai que Jean Renoir lui a proposé de porter L’Étranger à l’écran, plusieurs années avant la version de 1967 signée par Visconti 1.
Mais Camus n’a jamais écrit pour des revues spécialisées dans le cinéma, et n’a jamais théorisé sa relation au septième art. Au mieux, il entretenait des rapports mitigés avec cette forme d’expression, quand il ne lui arrivait pas de s’y montrer franchement hostile. D’après Dudley Andrew, Camus pourrait même avoir convaincu Gallimard de cesser le financement de la prestigieuse Revue du cinéma, l’une des rares revues dans la France d’après-guerre à considérer le cinéma comme une forme d’art sérieuse. « Camus », conclut Dudley Andrew, « ne s’intéressait tout simplement pas au cinéma » 2.
Et pourtant, il est constamment question de films dans les écrits de Camus : depuis cette œuvre de jeunesse, L’Envers et l’Endroit, jusqu’à L’Étranger, sans oublier le Premier homme, texte posthume où Camus fait une description comique et détaillée d’une journée passée au cinéma. Comme l’a remarqué le critique Vincent Grégoire, les films apparaissent de façon discrète, à faible dose et fréquemment aux marges de l’œuvre de Camus, mais ils se trouvent partout. La relation souvent contradictoire entretenue par Camus avec le cinéma fait mieux comprendre les liens entre esthétique et politique dans son œuvre et éclaire l’influence des hiérarchies esthétiques, toujours en vigueur dans la France du vingtième siècle, sur la manière dont Camus s’est intéressé à la question de la culture de masse, de la pauvreté et de l’espace colonial.
Cohésion sociale et de distraction des masses
Commençons avec un exemple précoce tiré de « L’Ironie », un court texte publié dans L’Envers et l’Endroit, ce recueil d’essais rédigé par Camus entre 1935 et 1936 quand il n’avait que vingt-deux ans. Ces essais ont pour toile de fond diverses villes de l’Afrique du Nord et de l’Europe – Alger, Naples, Prague – et prennent la forme de brèves méditations sur la pauvreté, l’isolement existentiel et ce que Camus appelle « l’absurde simplicité du monde ». Le texte intitulé « L’Ironie » raconte l’histoire d’un groupe de jeunes gens qui rendent visite à une vielle femme isolée et mourante, dont la vie entière est tournée vers Dieu.
À un moment donné, les jeunes gens décident d’aller voir un film :
« Pour prolonger cette réunion, on décida d’aller au cinéma. On passait justement un film gai. Le jeune homme avait étourdiment accepté, sans penser à l’être qui continuait d’exister dans son dos. »
À ma connaissance, il s’agit de la première mention du cinéma dans l’oeuvre de Camus et, aussitôt, un film provoque une situation de crise. Le cinéma apparaît très vite au narrateur comme l’exact opposé de tout ce qui revêt de la valeur à ses yeux : la pensée, la méditation, la contemplation ininterrompue de la mort. Le jeune homme de l’histoire réalise que le cinéma représente une forme de distraction et de divertissement, qu’il prodigue un bonheur facile. Camus emploie une étrange hyperbole pour décrire le dilemme suivant :
« Lui se sentait placé devant le plus affreux Malheur qu’il eût encore connu : celui d’une vieille femme infirme qu’on abandonne pour aller au cinéma . »
Le caractère quelque peu excessif de cette conclusion – aller au cinéma devient « le plus affreux Malheur » dont le jeune homme ait jamais fait l’expérience – peut être attribué à l’inexpérience de ce jeune auteur. Mais quelque chose d’autre se joue dans ce court texte. « L’Ironie », une histoire dans laquelle Camus trouve le ton et certains des thèmes auxquels il reviendra dans toute son œuvre, représente également une tentative pour situer son écriture en opposition au cinéma, considéré comme une forme de divertissement populaire. Dès les premières oeuvres de Camus, le cinéma apparaît à la fois comme un agent de cohésion sociale et de distraction des masses. Il s’agit d’une technologie qui détourne le regard de l’individu de la contemplation de la pauvreté et de la mort, deux réalités qui demeurent au cœur de l’écriture de Camus.
Il n’est pas exagéré de dire que sa carrière d’écrivain commence sous le signe d’une anxiété très spécifique vis-à-vis du cinéma, une anxiété consistant dans la crainte d’être détourné de la contemplation de « l’absurde simplicité » de la vie par « un film gai », par une forme esthétique décrite par Walter Benjamin, qui écrivait à la même époque que Camus, comme une œuvre d’art « consommée par une collectivité dans un état de distraction ».
Plaisirs bon marché, travail, mariage et mort
Une scène de « L’Été à Alger », texte rédigé en 1937 et publié dans Noces, est caractéristique des premières oeuvres d’Albert Camus. Elle évoque les cinémas de quartier où se vendaient des bonbons enveloppés de messages romantiques. Voici la description qu’en fait Camus :
« Dans les cinémas de quartier, à Alger, on vend quelquefois des pastilles de menthe qui portent, gravé en rouge, tout ce qui est nécessaire à la naissance de l’amour: 1. des questions : « Quand m’épouserez-vous ? »: « M’aimez-vous ?». 2. des réponses: « À la folie »: « Au printemps ». Après avoir préparé le terrain, on les passe à sa voisine qui répond de même ou se borne à faire la bête. À Belcourt, on a vu des mariages se conclure ainsi et des vies entières s’engage sur un échange de bonbons à la menthe. Et ceci dépeint bien le peuple enfant de ce pays (…).
« Mise à part la joie des sens, les amusements de ce peuple sont ineptes. Une société de boulomanes et les banquets des « amicales », le cinéma à trois francs et les fêtes communales suffisent depuis des années à la récréation des plus de trente ans. Les dimanches d’Alger sont parmi les plus sinistres (121-122). »
Il y a deux manières de comprendre ce passage. D’un certain point de vue, il s’agit d’un portrait empli de sympathie, quoique légèrement critique, des habitants de Belcourt et de Bab El Oued, de leur passion pour la vie, de leur code moral, de leur plongée la tête la première dans le plaisir des sens. Mais si ce passage peut être lu comme une sorte d’hymne à la classe laborieuse formée par les Européens d’Alger, il exprime également une certaine anxiété vis-à-vis de l’existence menée par ces derniers, une existence faite de plaisirs bon marché, de travail, de mariage et de mort, ce que Camus décrit comme une vie dépourvue de pensée, menée en quête d’un « bonheur facile ». Dans cette opposition entre la vie de l’esprit et le pur plaisir, le cinéma représente une fois de plus l’existence menée sans réflexion. Cette courte scène est bâtie de sorte que le cinéma apparaît comme le déclencheur de l’existence non réfléchie par celui qui la mène. Ce sont les films et leurs bonbons suggestifs qui mènent à notre perte. Un individu se rend au cinéma, mange un bonbon, tombe amoureux et avant même de s’en rendre compte, il est marié, trentenaire et sa vie est finie.
Frivolité cinématographique et sérieux existentiel
Recueillis dans L’Envers et l’Endroit et Noces, ces écrits précoces forment une sorte de prélude aux fameux passages de L’Étranger où Camus met en scène une opposition similaire entre frivolité cinématographique et sérieux existentiel. Je fais référence, bien sûr, à la scène au cours de laquelle Meursault se rend au cinéma le lendemain de l’enterrement de sa mère. Dans l’espace de vingt-quatre heures et quelques pages seulement, Meursault revient de l’enterrement, rencontre Marie Cardona, passe la journée à la plage avec elle avant de se rendre au cinéma pour voir un film avec Fernandel, décrit par Meursault comme « drôle par moment et puis vraiment trop bête ».
Ce qui est surprenant dans ce passage de L’Étranger est l’intrication entre la mort et le divertissement, entre le deuil de Meursault et la comédie de Fernandel. À la suite des déclarations de Camus lui-même, les critiques ont généralement été enclins à interpréter cette scène comme une preuve supplémentaire de l’incapacité de Meursault à suivre les règles du jeu social – seul un personnage qui rejette les codes sociaux est capable d’aller voir une comédie le lendemain de l’enterrement de sa mère. De plus, cette sortie au cinéma revient lors du procès de Meursault et c’est précisément elle qui cèle le sort de Meursault. Dans sa conclusion, le procureur déclare à la cour : « Messieurs les jurés, le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une liaison irrégulière et allait rire devant un film comique. Je n’ai plus rien à vous dire ». D’un point de vue purement juridique, ces faits sont bien sûr hors de propos mais dans la logique du roman, c’est bien Fernandel qui cause la chute de Meursault. Nous prenons conscience de l’isolement de Meursault et de l’injustice d’une société qui condamne un meurtrier parce qu’il est allé au cinéma alors qu’il faisait le deuil de sa mère.
Parallèlement, l’opposition mise en place par Camus entre la mort et le divertissement, entre la mort et le plaisir, entre l’absurdité métaphysique et un film avec Fernandel, est précisément la même que l’on trouvait déjà dans ses écrits de jeunesse. La voix de Camus ne se confond pas exactement avec celle du procureur – nous sommes censés prendre de la distance vis-à-vis des conclusions de ce dernier – mais, simultanément, nous découvrons ce que l’on peut nommer la dimension politique de l’esthétique camusienne : le cinéma est la forme esthétique qui nous distrait à la fois de l’intensité de la vie physique et des questions de justice. À ce moment précis, Meursault est semblable aux habitants de Belcourt qui ont troqué la réflexion contre la distraction prodiguée par un film.
Mais quel est le rôle joué par Fernandel dans cette histoire ? Pour la majorité des critiques, la référence à Fernandel est un exemple supplémentaire de l’absurdité de la condamnation de Meursault. Mais quelque chose de plus se joue sans doute ici.
Humphrey Bogart, Fernandel et un samouraï
Tout au long de sa carrière, Camus a manifesté son intérêt pour Fernandel, allant jusqu’à se comparer un jour au produit d’un croisement entre Humphrey Bogart, Fernandel et un samouraï. Nous savons également que, dans un essai de 1945 condamnant la politique culturelle du régime de Vichy, Camus s’en est pris une fois de plus à Fernandel, accusant l’acteur d’avoir tourné des films durant l’Occupation dont le seul rôle avait consisté à distraire les Français de la gravité de la guerre 3. Est-il possible de déterminer quel film Meursault a vu ce jour-là au cinéma d’Alger ?
Dans son adaptation de L’Étranger, Visconti inclut un extrait de La loi, c’est la loi, mais ce film étant sorti en 1957, il s’agit d’un anachronisme flagrant 4. Si l’on se rappelle que l’action de L’Étranger se déroule à la veille de la Seconde Guerre mondiale et que Camus a rédigé la majeure partie de son manuscrit entre Juillet 1939 et Mai 1940, Marie et Meursault pourraient fort bien avoir vu Le Schpountz, film de 1938 grâce auquel Fernandel a connu un grand succès. Réalisé par Marcel Pagnol, Le Schpountz raconte l’histoire d’un épicier désespérément naïf qui rêve de jouer dans une tragédie. Il ne s’agit pas d’une comédie mais d’un film qui porte précisément sur l’incapacité à comprendre ou atteindre la dimension tragique de l’existence et qui met en scène la manière dont l’art dramatique du tragédien se dégrade en divertissement populaire.
Dans l’une des scènes principales du film, Fernandel passe une audition au cours de laquelle il doit réciter, devant une équipe de film, un article tiré du Code Civil : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée ». Il prononce cette phrase de différentes manières, commençant par exprimer la terreur et la pitié, émotions tragiques par excellence, avant d’adopter un ton interrogatif et pensif et de finir par réciter cette phrase sur le mode comique. C’est en riant aux éclats qu’il en vient à répéter la phrase « Tout condamné à mort aura la tête tranchée ». En regardant cette scène, il est difficile de croire que Camus n’en est pas venu à considérer Le Schpountz comme la mise en œuvre d’une esthétique radicalement opposée à celle de L’Étranger.
Et s’il est certainement impossible de prouver que L’Étranger est une réécriture du Schpountz, il semble néanmoins clair que l’intention de Camus dans ce roman consistait à détourner le regard du lecteur d’une comédie méditerranéenne racontant l’histoire d’un fils d’épicier pour l’amener à contempler un homme ordinaire dont la vie est changée en tragédie moderne.
Le discours antivisuel
Ceci dit, Camus n’était certainement pas le seul à être entré en résistance contre le cinéma et nous pourrions avoir la tentation d’inscrire ses écrits dans la lignée de ce que Martin Jay a nommé le « discours antivisuel » qui traverse la pensée française du XXe siècle. Mais la résistance que manifeste Camus n’est pas tant opposée à la dimension visuelle de l’art cinématographique qu’à la manière spécifique dont ce moyen d’expression lie de manière indissoluble la vision au divertissement et à la perte d’attention. J’ignore si Camus a lu les Scènes de la vie future, ouvrage publié en 1930 par Georges Duhamel, mais sa suspicion à l’encontre du cinéma considéré comme une forme de divertissement populaire fait certainement écho aux déclarations de Duhamel pour qui le cinéma est :
« (…) un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis. C’est, savamment empoisonnée, la nourriture d’une multitude que les puissances de Moloch ont jugée, condamnée et qu’elles achèvent d’avilir (…) Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n’aborde sérieusement aucun problème, n’allume aucune passion (…). Comme les pires caresses mercenaires, les plaisirs sont offerts au public sans qu’il ait besoin d’y participer autrement que par une molle et vague adhésion… ».
La diatribe brodée par Duhamel se poursuit sur plusieurs pages mais les thèmes principaux demeurent les mêmes. Le cinéma est une forme esthétique dépourvue d’originalité, offrant des plaisirs faciles et provoquant l’anéantissement de toute pensée autonome. Venue des Etats-Unis, le but premier de cette forme d’endoctrinement consiste à maintenir les classes laborieuses – les « multitudes » – à leur place dans la société. Les opinions avancées par l’essai de Duhamel étaient suffisamment répandues pour que Walter Benjamin choisisse d’en citer des passages dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », au moment exact où lui-même formulait l’opposition entre la contemplation et la distraction, conçus comme deux modes opposés de réception d’un spectacle. Aux yeux de Benjamin, l’essai de Duhamel illustrait parfaitement cette crainte répandue que la distraction et le grand public en viennent à remplacer la contemplation et la méditation, pourtant associées de longue date à la tradition littéraire et artistique européenne.
Livres et médias de masse
Cette inquiétude semble avoir été à ce point partagée que Sartre, dans les premières années de l’après-guerre, ne pouvait louer l’avènement des médias de masse, considérés comme une forme d’art à l’usage des temps modernes, sans déclarer par la même occasion que le livre demeurait la forme d’art la plus noble qui soit : « Naturellement, il faut que nous fassions taire nos scrupules : bien sûr le livre est la forme la plus noble, la plus antique ; bien sûr, il faudra toujours y revenir ».
À défaut de partager l’ironie de Sartre, il semble que Camus connaissait bien les mêmes « scrupules ». La plupart de ses écrits, y compris L’Étranger, tentent d’ériger une séparation entre l’espace littéraire et la frivolité des divertissements de masse.
À la suite de Bourdieu, il est possible de dire que la carrière d’écrivain de Camus manifeste une lutte pour l’obtention du prestige littéraire dans laquelle la comédie jouait le rôle de faire valoir et la tragédie celui d’un genre idéalisé. Il est bien connu qu’en 1936, Camus a commencé sa carrière d’écrivain en participant à l’établissement d’une compagnie théâtrale, le « Théâtre du travail ». Décrit par ses membres comme un théâtre révolutionnaire et populaire, le « Théâtre du travail » était consacré à la mise en scène de tragédies – Camus rédigea une adaptation de Prométhée enchaîné. Son public était composé d’ouvriers de la banlieue algéroise, Bal-el-Oued, et quels que fussent ses profits, ils étaient reversés à une organisation internationale de travailleurs. Il est possible d’imaginer que les spectateurs que Camus rêvait d’attirer à cette époque étaient ces mêmes ouvriers de Bal-el-Oued dont il dénonçait la passion pour le cinéma dans Noces. Et il est tout à fait envisageable de lire L’Étranger comme une tragédie moderne, la tragédie la plus réussie de Camus, où sont réunis les revers de fortune, la violence, le destin et la justice.
Meursault et sa victime arabe
David Carroll a raison d’affirmer dans On Albert Camus the Algerian, qu’ « en réalité, le destin de Meursault et celui de sa victime arabe sont tous les deux tragiques ». Il s’agit en effet de la manière dont Camus lui-même comprenait la tragédie comme une « confrontation tragique » au caractère hégélien, comme un conflit entre deux parties également pourvues d’arguments pour leur propre justification. Comme il l’explique en 1955 dans une conférence prononcée à Athènes sur l’avenir de la tragédie : « Les forces qui s’affrontent dans la tragédie sont également légitimes, également armées de raison. Dans le mélodrame ou le drame, au contraire, l’une seulement est légitime. Autrement dit, la tragédie est ambiguë, le drame simpliste. »
Le critique gallois Raymond Williams, doyen de la New Left Brittanique, a constaté que la tragédie chez Camus est aussi le genre à travers lequel l’individu se sépare du groupe, celui où la solidarité fait place à la solitude, y compris si la tragédie est accomplie au nom de la classe laborieuse. Dans son étude de référence intitulée Modern Tragedy, Raymond Williams plaidait en faveur du potentiel révolutionnaire de la littérature et ce qu’il nommait « l’humanisme tragique » de Camus ne pouvait mener, d’après lui, qu’à des formes de confrontation individuelles résultant à terme dans des situations stériles. « Ainsi », écrit Raymond Williams, « alors que la souffrance est réellement collective, la révolte est inévitablement individuelle (219) ». Dans l’œuvre de Camus, la tragédie est le genre où s’exprime la souffrance collective mais qui, entre les mains de l’auteur de L’Étranger, sépare les individus les uns des autres. Il s’agit de la même perte de connexion avec autrui, et tout particulièrement avec les pauvres, que le lecteur remarque dans les scènes des romans de Camus où il est question du cinéma.
Le Premier Homme
Je souhaiterais conclure cette réflexion en me penchant sur une scène de la dernière œuvre de Camus, Le Premier Homme, le manuscrit sur lequel Camus était au travail lorsqu’il est mort il y a maintenant cinquante ans. Le Premier Homme est un récit qui porte sur l’enfance de Camus et dont l’un des problèmes centraux est celui de la pauvreté. Camus est né dans une famille pauvre qui, à la mort de son père, dévala l’échelle sociale jusqu’à se retrouver au niveau le plus bas possible pour des Français d’Algérie, déménageant dans le quartier de Belcourt à Alger. Dans ce livre, Camus ne cherche pas seulement à retrouver les souvenirs de sa propre enfance mais également ceux de cette culture dont il sentait qu’elle allait se perdre après l’indépendance de l’Algérie. Ce roman est une sorte de croisement entre À la recherche du temps perdu de Proust et Les grandes espérances de Dickens avant que Pip ne prenne possession de son héritage.
Chaque chapitre, chaque épisode du roman apparaît surdéterminé par la pauvreté dont Jacques Cormery et sa famille sont affligés. La question de la pauvreté et celle de l’esthétique se rejoignent dans l’une des scènes de l’enfance de Jacques, lorsqu’il emmène sa grand-mère au cinéma pour voir un film d’aventure en matinée. Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’un film avec Fernandel mais d’un film où :
« (…) le héros musclé portant dans ses bras la jeune fille blonde et blessée s’engageait sur un pont de lianes au-dessus d’un canyon torrentueux. Et la dernière image de l’épisode hebdomadaire montrait une main tatouée qui, armée d’un couteau primitif, tranchait les lianes du ponton. [Ce suspens] expliquait que tant de spectateurs, arabes et français, revinssent la semaine d’après pour voir les amoureux arrêtés dans leur chute mortelle par un arbre providentiel. »
Communauté idéale
Je ne suis pas certain de savoir de quel film il s’agit, quoique Camus parle ailleurs de l’enthousiasme de Jacques pour La marque de Zorro.
Quel que soit le film dont il est ici question, cette scène semble promettre davantage que du simple plaisir mais également l’éventualité d’une sorte de communauté idéale dans laquelle « Arabes et Français » sont réunis autour d’un film d’aventure, quand bien même le film décrit ici, avec cette « main tatouée », ce « couteau primitif », est probablement un récit d’aventure au style orientaliste.
Si L’Étranger est un roman sur la violente confrontation entre les Européens et les Arabes, Le Premier Homme, et ce passage en particulier, semblent présenter la possibilité d’une réconciliation entre les communautés à travers l’attrait universellement exercé par une forme d’art populaire. Cependant, à peine cette promesse de fraternité et de conciliation est elle faite qu’elle est annulée lorsque l’enfant se rappelle que sa grand-mère ne sait pas lire. Puisque la scène se passe dans les années 1920, sa grand-mère est donc incapable de lire les sous-titres qui accompagnent ce film muet. Jacques doit lire les sous-titres et expliquer l’intrigue à son aïeule qui, pour couronner le tout, est presque sourde. Forcé à répéter les sous-titres en criant, il perturbe la séance et fait en définitive une expérience profondément pénible qui l’emplit d’un sentiment de honte à ce point écrasant qu’un jour, il en vient à refuser de « traduire » pour sa grand-mère :
« Jacques] gardait encore le souvenir d’une de ces séances où la grand-mère, hors d’elle, avait fini par sortir, pendant qu’il la suivait en pleurant, bouleversé à l’idée qu’il avait gâché l’un des rares plaisirs de la malheureuse et le pauvre argent dont il avait fallu le payer. »
Au fur et à mesure que la scène est racontée, l’expérience faite au cinéma progresse de la pure satisfaction à l’embarras et culmine dans la confusion, la contrariété et la honte. La scène commence par la description des plaisirs qui accompagnent la séance en matinée – la nourriture, l’obscurité de la salle, le mélange quasi idyllique des Européens et des musulmans algériens dans le même cinéma. Mais elle finit non seulement par l’évocation de cette corvée – lire et résumer les sous-titres d’un film muet – mais par celle de l’extrême anxiété que provoque l’illettrisme de la grand-mère. Le Premier Homme est empli de sympathie pour les pauvres et peut se lire comme un ouvrage dans lequel l’auteur se réconcilie avec la misère qui a marqué son enfance. Mais il s’agit également d’un livre au sujet de la manière dont Jacques s’élève au-dessus de sa misère natale au moyen de l’école et tout particulièrement de la littérature.
Sous la plume de Camus, la lecture et la littérature sont des instruments d’élévation : lire est ce qui permet au jeune écolier de s’élever au-dessus du bruit et des distractions de la vie quotidienne. Chaque livre, écrit-il, « ravissait Jacques dans un autre univers plein de promesses déjà [tenues] qui commençait déjà d’obscurcir la pièce où il se tenait, de supprimer le quartier lui-même et ses bruits ». Le Premier Homme n’est pas seulement une histoire sur la pauvreté, il s’agit également du récit d’une ascension sociale, celle d’un garçon qui s’élève au-dessus de la banalité de son milieu. Dans cette histoire, cependant, le cinéma joue le rôle d’une promesse d’évasion non tenue. Alors que la littérature tient parole et ravit le jeune homme, les films sont précisément ce qui conforte Jacques dans son rôle de fils et de petit-fils d’Européens illettrés venus s’installer dans une colonie.
La relation entre le cinéma et la démocratie a hanté le vingtième siècle avant de revenir de nos jours s’imposer avec une force particulière dans la réflexion de nombreux philosophes en Europe et aux États-Unis. Dans cet « art des masses », quelle est précisément la nature de la relation entre le domaine de l’esthétique et celui de la politique ? Quelle elle la relation entre cet élément de nature purement démocratique (les masses) et les vestiges de la contemplation, de l’individualisme et du goût aristocratique associés à l’art ? La réponse de Camus était partagée. Il avait pleinement conscience de la capacité du cinéma à procurer du plaisir et à jouer le rôle d’agent de cohésion sociale pour des communautés comme celle de Bab El Oued, dont les membres étaient écrasés par les injustices économiques et par le système colonial. Cela permet de comprendre pourquoi certains passages du Premier Homme laissent entrevoir la possibilité d’une réconciliation égalitaire des communautés en Algérie.
Les pauvres à leur place ?
Le cinéma a le potentiel nécessaire pour devenir un espace neutre dévoué au plaisir et à la réception par les masses et semble faire la promesse d’une expérience égalitaire dont peuvent jouir différents individus. Néanmoins, pour Camus les films sont également liés à la pauvreté et celle-ci est un lieu propice à la naissance de conflits. La pauvreté est une expérience fondatrice dont Camus pouvait s’inspirer pour écrire ses contes sur la solidarité – comme cela apparaît de manière évidente dans son œuvre journalistique – mais il s’agit également d’une condition dont Camus cherchait à s’échapper au moyen de la lecture, de l’écriture, grâce aux textes et en particulier grâce à l’écriture de tragédies, genre qui représentait encore pour certains le pinacle de la hiérarchie esthétique. À cet égard, les films servent à représenter un type de production culturelle reproduisant les conditions de l’inégalité économique. Pour Camus, ils demeurent cette forme artistique maintenant les pauvres à leur place, celle qui les faisait retourner, semaine après semaine, sur les lieux mêmes de leur pauvreté.
Ceci permet d’expliquer pourquoi Camus conserva à l’égard du cinéma une méfiance qui dura autant que sa vie, pourquoi il préféra le théâtre, la tragédie et le roman au septième art et pourquoi il conclut le chapitre du Premier Homme que nous avons évoqué par une scène qui fait écho à celles de ses premiers écrits. La mère de Jacques, nous dit-il, n’alla jamais au cinéma, et plutôt que de connaître la distraction momentanée prodiguée par un film, elle préférait rester assise à sa fenêtre, à contempler le spectacle de la vie dans la rue.
Philip Watts
Traduit de l’anglais (USA) par Benjamin Hoffmann
Une version originale de cet article a paru sous le tire “Camus and Film,” dans le volume Camus Now. The Florence Gould Lectures at New York University, volume XII, Winter 2010-2011, ed. Thomas Bishop et Coralie Girard (New York: A Publication of the Center for French Civilization and Culture, New York University, 2011).
A lire
Walter Benjamin, « The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction. » in Illuminations, trans. Harry Zohn (New York: Schocken Books, 1969), 239.
Albert Camus, L’Envers et l’Endroit (Paris : Gallimard, 1958, éd. Originale 1937).
L’Etranger (Paris : Gallimard, 1942).
Le Premier Homme (Paris: Gallimard, 1994).
David Carroll, Albert Camus the Algerian: Colonialism. Terrorism. Justice (New York: Columbia University Press, 2007).
Georges Duhamel, Scènes de la vie future (Paris: Mercure de France, 1930 ; rééd. Éditions Mille et une nuits, 2003).
Vincent Grégoire, « Le rôle et l’importance du cinéma dans les oeuvres d’Albert Camus ». The French Review, vol.75. n°2 (Dec. 2001). 328-340.
Martin Jay, Downcast Eyes: The Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought (Berkeley: University of California Press, 1993).
Jean-Paul Sartre, Situations II (Paris: Gallimard, 1948).
Raymond Williams, Modern Tragedy (Stanford, CA: Stanford University Press. 1966).
Bande dessinée que Jacques Ferrandez vient de consacrer à L’Etranger (Paris: Gallimard Jeunesse, 2013). Le dessinateur montre le couple Meursault- Marie face au cinéma qui affiche “Le Schpountz: Fernandel” ; il consacre par la suite toute une bande aux visages d’un Fernandel récitant “Tout condamné à mort” de différentes façons.
Notes
↑1 | En mai 1954, Camus commença à écrire un scénario tiré de La Princesse de Clèves pour Robert Bresson. Dans une lettre à René Char, Camus se plaint de ce travail : « Ça m’abrutit, tant c’est dérisoire. Mais j’avais besoin de cet argent, que je gagne bien, en toute justice. » Camus travailla sur ce projet pendant un mois avant d’y mettre un terme, déclarant au sujet de Bresson qu’il était « un fou maniaque ». Camus éprouvait de l’enthousiasme au sujet du roman à défaut d’en ressentir pour l’adaptation. Albert Camus & René Char, Correspondance 1946-1959 (Paris: Gallimard, 2007), 121. Je remercie Philippe Roger pour m’avoir signalé cette référence. |
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↑2 | Dudley Andrew, André Bazin (New York: Columbia University Press, 1978), 159. |
↑3 | Olivier Todd, Albert Camus, une vie (Paris: Gallimard, 1996). 395. |
↑4 | Pourquoi Visconti a-t-il inclus un extrait de ce film avec Fernandel plutôt qu’un passage d’un film des années 1930. Peut-être est-ce lié à des questions de droits d’auteur ou peut-être aimait-il l’idée d’inclure un film au sujet d’un gendarme sur la frontière franco-italienne, à moins encore que cette décision n’ait eu aucune importance à ses yeux. Quoi qu’il en soit, je remercie Sophie Queuniet pour avoir identifié ce film. |