Au moment où le campus américain devient une référence dans le grand débat sur l’enseignement supérieur en France, notre ami Bruno Cabanes, Associate Professor au Département d’Histoire de Yale University, a bien voulu se livrer à une comparaison. Il s’agit de vraies notes de terrain, par l’un des plus brillants spécialistes de l’histoire culturelle de la guerre et de la Grande Guerre, sur sa vie d’enseignant au sein de la “Ivy League.”
Un événement imprévu survint en cours d’année 2004: un poste s’ouvrait à Yale sur l’histoire sociale et culturelle de la guerre. À l’occasion d’un colloque en Belgique, un collègue américain que j’avais connu dix ans plus tôt me prit à part et m’incita à déposer ma candidature. Je venais de débuter à l’Université de Limoges comme maître de conferences. Le poste me plaisait. Mais je ne pouvais pas ne pas tenter le pari outre-Atlantique…j’ai donc décidé de postuler. La procédure dura près de six mois: envoi du dossier, short list, puis oral sur le campus. Je découvrais le professionnalisme d’un recrutement, où chaque candidat de la short list bénéficie de deux jours sur place pour présenter ses travaux, rencontrer les enseignants et les étudiants, découvrir l’Université. Au mois de mars 2005, j’étais élu comme Assistant Professor 1. Quelque mois plus tard, je faisais ma première “rentrée” sur le campus de Yale, à New Haven, dans le Connecticut. Huit ans se sont écoulés depuis, le temps de bien mesurer l’étendue de mon déplacement.
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Sur le plan universitaire, l’arrivée à Yale fut un choc. Il y avait bien sûr la beauté du lieu, le charme des collèges construits dans les années 1920 qui imitaient l’architecture des cloîtres médiévaux et des universités anglaises. Il y avait surtout la bibliothèque et ses 13 millions de volumes, ou plutôt les nombreuses bibliothèques – et parmi elles, la Sterling, avec ses centaines de milliers de livres en accès direct, et la Beineke, un écrin de marbre translucide pour les livres anciens. Il y avait enfin une organisation tout entière dédiée à la recherche et aux enseignements. Des bibliothécaires nombreux (chaque étudiant de première année se voit attribuer un bibliothécaire référent pour le guider dans ses travaux), un prêt interuniversitaire rapide (le système “Borrow Direct” avec Brown, Columbia, Cornell, Darmouth, Penn et Princeton), des cours en petits groupes (un maximum de quinze pour les séminaires, quelques dizaines pour les cours magistraux, une moyenne de cinq ou six étudiants par enseignant) dans des salles modernes, sans le moindre grafitti.
Dans cette sorte de paradis pour universitaires, la difficulté initiale consistait à construire des enseignements sur un modèle que je ne maitrisais pas, dans une langue étrangère, et sans pouvoir recourir à ma bibliographie habituelle : je n’ai jamais autant mesuré le nombre réduit de livres français traduits en anglais, même parmi les plus importants. Le travail commença, dès l’été, par la constitution des course packets, ces anthologies d’articles et de chapitres de livres photocopiés dont nous nous servirions pour les séminaires. Ce ne sont pas des longues bibliographies intimidantes qui sont proposées en effet en début de semestre, mais des chapitres soigneusement sélectionnés, ce qui demande beaucoup de temps.
À raison d’une soixantaine de pages par semaine, parfois plus, les recueils font généralement entre six cents et sept cents pages, qu’il faut choisir avec soin, car des articles mal choisis, trop brefs, pas assez conceptuels pèsent immanquablement sur la discussion de deux heures, prévue en classe – une durée interminable si les lectures ne sont pas assez engageantes. Les “séminaires” américains, construits apparemment sur le modèle allemand de la fin du XIXème siècle, n’ont rien à voir avec les “séminaires” français, qui ressemblent plus à des conférences. Je me souviens ainsi de quelques expériences douloureuses, surtout la première année, où je devais rattraper, en dernière minute, des choix hasardeux de lecture, rajouter des textes, improviser une mise au point, et essayer de comprendre un étudiant avec un fort accent texan tandis que je cherchais, de mon côté, à me faire comprendre d’auditeurs peu habitués à mon accent français.
À partir d’un enseignement secondaire réputé plus faible qu’en Europe, les étudiants américains acquièrent, lors de leur entrée à l’Université, une pratique intensive de la lecture. Sans doute lisent-ils plus que beaucoup que les étudiants français. Ils lisent surtout différemment. Ce qui frappe le nouveau venu, surtout s’il arrive d’une université française, c’est l’absence quasi générale de manuels dans les listes de lecture distribuées en début de semestre avec le plan de cours (les fameux syllabi). La lecture étudiante a ses classiques, ses références obligées, ses auteurs fétiches, sans doute aussi ses effets de mode.
Par ailleurs, les usages de la lecture sont eux-mêmes différents de la France et, je crois, d’autres pays européens : dès leur arrivée à Yale comme freshmen, les étudiants ont l’habitude de débattre et de critiquer les auteurs, avec une liberté de ton et une spontanéité, qui doivent beaucoup à l’enseignement américain depuis le plus jeune âge (nous en avons fait l’expérience avec nos deux filles) et qui étonnent (souvent agréablement) un enseignant français. Les séminaires deviennent alors de véritables “ateliers de lecture”, où l’on compare les documents, ou les thèses des historiens. Aux yeux des étudiants, l’histoire apparaît d’emblée pour ce qu’elle est, une discipline en perpétuel renouvellement, et non comme un ensemble de connaissances figées dans de grandes synthèses. Avec l’obligation pour tous les étudiants d’obtenir des crédits dans les Humanités et les Arts (HU), les sciences (SC) et les Sciences Sociales (SO) – des domaines eux-mêmes divisés en compétences (skills), comme les langues étrangères (L), l’écriture (WR) et le raisonnement quantitatif (QR), l’enseignement supérieur est beaucoup plus interdisciplinaire qu’en France. Les séminaires d’histoire accueillent des history majors, ce que nous appellerions des étudiants “en histoire”, mais aussi beaucoup d’autres étudiants, scientifiques et littéraires. Je dus en tenir compte, essayer d’intéresser le plus grand nombre, identifier les connaissances et les idées importantes, construire des parallèles entre disciplines.
À cette variété de formations et d’intérêts s’ajoute la diversité géographique des étudiants. Au niveau des quatre premières années (undergraduates), la population étudiante est composée à 80% de jeunes venant des États-Unis. Les 20% restants, ceux qu’on appelle les “étudiants internationaux”, sont surtout des étudiants asiatiques, de plus en plus de Chinois, témoignant de l’enrichissement d’une bourgeoisie d’affaires pour qui les études des enfants dans une grande université américaine représentent désormais un investissement incontournable, peu d’Européens (quelques Allemands, très peu de Français), encore moins d’Africains – les raisons économiques étant déterminantes. Au niveau des étudiants de la graduate school, un peu plus d’Européens, mais surtout des Américains et des Asiatiques.
Yalies d’hier et d’aujourd’hui
Le campus n’a pas grand chose à voir avec ce qu’il était, il y a quarante ans. Depuis 1969 (année d’entrée des premières étudiantes à Yale), le chemin parcouru est important, puisqu’on arrive à peu près à un équilibre entre le nombre d’étudiants et d’étudiantes (2.702 et 2.677 pour l’année 2012). En ce qui concerne la composition ethnique, l’évolution est elle aussi incontestable. Mon ami John Merriman m’a souvent raconté l’atmosphère des années 1960, les dynasties de Yalies, le petit monde du Yale club et de Mory’s, les sociétés secrètes où Juifs et catholiques n’étaient pas les bienvenus. Le campus compte maintenant 6% d’étudiants afro-américains et 9% d’Hispaniques – c’est-à-dire des proportions légèrement inférieures à la moyenne nationale.
Lorsqu’on compare Yale à New Haven, où l’université se situe, le contraste est cependant plus grand : la ville compte trois communautés de taille égale – 33,4% d’Afro-Américains, 31,8% de Blancs et 27,4% d’Hispaniques2. Yale est une université blanche entourée d’un ghetto noir, un îlot de richesse dans une ville où un quart de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Le coût croissant des études supérieures (plus de 55 000 dollars par an, logement inclus) pèse lourdement sur les familles et sur les étudiants3 56% des undergraduates de Yale reçoivent des grants et des scholarships – ce n’est pas rien, mais cela suffit-il à en faire une université réellement ouverte socialement ?
Malgré tout, les étudiants de Yale sont loin de se ressembler tous. La diversité des profils, des expériences personnelles, des centres d’intérêt a largement contribué à mon bonheur d’enseigner pendant toutes ces années. Y-a-t-il beaucoup d’autres lieux où j’aurais pu réunir, dans un même séminaire, un jeune peintre réfugié d’Irak, une photographe d’origine coréenne travaillant sur les vétérans du Walter Reed Hospital et un des jeunes historiens les plus prometteurs sur la guerre civile américaine, un ancien des forces spéciales australiennes de retour d’Afghanistan et une étudiante anglaise faisant sa thèse sur la poésie de la Grande Guerre, un colonel de l’armée américaine et de jeunes archéologues travaillant sur la guerre dans l’Antiquité ? L’avenir professionnel de mes étudiants a été, lui aussi, très varié : Ahmed Alsoudani s’est fait un nom dans les galeries new-yorkaises avec de grandes toiles, inspirées des expressionnistes allemands et de Francis Bacon, sur le thème de la guerre et des corps détruits4 Suyeon Yun, avec qui j’avais eu un projet de livre sur les vétérans de la guerre d’Irak pour les éditions Autrement (projet malheureusement enterré par la crise de l’édition d’art) est partie photographier des réfugiés au Proche-Orient. D’autres sont allés à la Law School pour travailler sur le droit humanitaire. Un de mes anciens étudiants est même entré dans l’équipe olympique d’aviron du Canada (à l’époque des séminaires sur la guerre, il parlait avec éloquence de la dynamique collective des groupes primaires de combattants).
J’aime cette richesse humaine, la surprise et la stimulation qu’elle apporte. Je suis reconnaissant à tous ces étudiants pour ce qu’ils m’ont appris. Ensemble, nous avons pu faire des séminaires sur des sujets ambitieux comme “Le corps dans la guerre moderne”, “La guerre et l’environnement”5 ou “Les traumatismes de guerre, du shell shock au PTSD” – ces deux derniers cours étant, en outre, le résultat d’une collaboration avec Gene Tempest, une remarquable doctorante qui travaille sur les chevaux pendant la Grande Guerre, et avec Deane Aikins, alors Assistant Professor au département de psychiatrie de Yale. Toujours cette même ouverture, cette approche interdisciplinaire. C’est ce que rend possible la communauté universitaire de Yale, même si je ne néglige pas pour autant la difficulté à faire émerger un langage commun, une culture commune chez des participants venus d’univers si différents : ce fut notamment le cas pour le séminaire sur les traumatismes de guerre, que j’enseignai avec mon collègue psychiatre et des intervenants (Dolores Vojvoda, Kathleen Saucier, Barry Schaller…) qui avaient travaillé avec des vétérans américains de retour d’Irak et d’Afghanistan6.
Shopping Period
En ce qui concerne les lecture courses, le format américain ressemble à ce qu’il est en France, à cela près que les cours sont beaucoup plus brefs (50 minutes précises) et demandent donc un effort supplémentaire de synthèse. Le cours est vraiment un cours traditionnel, délivré par l’enseignant parfois depuis une estrade, devant des rangées d’étudiants silencieux, qui prennent des notes sur leurs ordinateurs portables. Aucun temps n’est réservé aux questions : la discussion a lieu en T.D. (sections) avec des teaching assistants, qui sont des étudiants de doctorat en troisième ou quatrième année. En arrivant à Yale, je dus choisir un thème de cours, sans saisir d’ailleurs d’emblée combien ce choix serait important. Autant les séminaires sont nombreux et changent souvent, autant les intitulés des lecture courses, identifiés à tel ou tel enseignant, restent généralement les mêmes pendant des années. Il faut du temps pour “construire un cours” (build a course), c’est-à-dire pas seulement un plan de cours, mais aussi une réputation et un auditoire.
Au sommet de sa gloire, Jonathan Spence, le grand spécialiste de la Chine, que j’ai eu la chance de connaître avant qu’il parte à la retraite, attirait tant d’auditeurs qu’il avait fallu réquisitionner une chapelle sur Old Campus pour l’accueillir. Désormais, la diffusion sur internet des meilleurs cours de nombreuses universités américaines leur donne un impact encore plus grand. Un collègue médiéviste me racontait comment il avait été abordé dans les rues de Stockholm par un cycliste, qui suivait ses cours sur You Tube. Ce nouveau système pose cependant un certain nombre de problèmes, notamment sur la propriété intellectuelle et la définition de ce qu’est un cours (un simple message transmis par un enseignant ou un échange entre personnes réellement présentes au même endroit et au même moment ?). En diffusant leurs enseignements sur internet, les universités favorisent-elles le partage des savoirs (c’est le discours officiel) ou contribuent-elles à dévaluer leurs cours? Le débat agite depuis quelque temps le monde universitaire américain, et il n’est pas près de s’apaiser.
En vertu d’une tradition tellement enracinée qu’elle relève presque des droits fondamentaux, les étudiants de Yale commencent chaque semestre par deux semaines libres, où ils peuvent aller d’un cours à l’autre, évaluer l’intérêt de quelques phrases saisies au passage, entrer et sortir des salles de cours – avant de s’inscrire définitivement. C’est la fameuse “shopping period” – une expression qui dit aussi la dérive consumériste de l’enseignement supérieur américain. Un groupe d’étudiants, assis par terre ou agglutinés dans le couloir, signale un cours qu’il “faut prendre” (a must-take course). Pour autant, les bons présages des débuts ne déterminent pas le succès final du cours, l’affluence initiale peut aussi décourager les étudiants, et la réputation s’effondrer comme un soufflé en l’espace de deux semaines.
Si l’on veut garder assez d’auditeurs au-delà de la shopping period, le premier cours est essentiel. C’est la limite évidente d’un système qui place l’étudiant au centre: il faut lui plaire. Mais le jeu est compliqué par diverses variables: les avis des étudiants des années passées que chacun peut consulter en ligne, l’horaire et le calendrier de la semaine (éviter les cours trop tôt le matin ou trop tard le soir, ainsi que le lundi et le vendredi), la concurrence des “must-take courses”, la charge de travail pour les étudiants, le nombre de pages à lire chaque semaine, la difficulté de l’examen de fin de semestre. Chaque enseignant suit alors la fluctuation des inscriptions, d’autant plus cruelle que le site de l’université, accessible par tous, indique d’abord le nombre d’étudiants préinscrits, puis l’effectif réel, lui-même actualisé tous les quarts d’heure. Il faut résister à la tentation d’interroger le site vingt fois par jour (j’ai connu des anxieux qui se relevaient toutes les nuits), dans un système qui prédispose d’ailleurs à vivre avec son ordinateur constamment allumé, pour répondre aux mails des étudiants qui arrivent sans cesse7.
Une histoire sociale et culturelle de la guerre
Au sein du département d’histoire, je suis chargé d’enseigner l’histoire sociale et culturelle de la guerre. Un domaine intitulé “War and society” –sans doute pour le distinguer d’une histoire plus militaire, largement représentée dans l’histoire de Yale, avec de grandes figures comme Michael Howard, ou du programme “Grand Strategy”, dirigé par Paul Kennedy et John Gaddis. Cela dit, je suis arrivé à Yale comme historien français sans faire l’histoire de la France. Je venais d’une historiographie, au croisement de l’histoire culturelle et de l’anthropologie historique de la guerre, qui n’a pas vraiment d’équivalent aux États- Unis. Enfin, le champ de l’histoire de la guerre était partagé entre mon collègue Jay Winter, qui enseigne un cours très populaire sur “L’Europe à l’ère de la Guerre totale”, et les spécialistes des relations internationales et de stratégie, eux-mêmes désorientés par la fin de la guerre froide. Il a fallu un peu de temps pour trouver ma place.
Pour cette raison aussi, l’intitulé du cours était important. Je choisissais “L’expérience de guerre au XXème siècle”, qui permettrait d’étudier la notion d’”expérience”, individuelle et collective, de travailler sur les représentations et la mémoire de la guerre, de comparer les conflits: bref, de rompre d’emblée avec une narration linéaire d’un conflit à l’autre et une approche trop occidentale. Mon auditoire était composé pour un tiers de passionnés de stratégie, que je cherchais à convertir à une histoire plus sociale et culturelle, et de beaucoup d’étudiants, que séduisait une histoire vue d’en bas, faisant une place aux témoignages et aux oeuvres littéraires.
L’histoire enseignée dans les lycées américains porte essentiellement sur la Seconde Guerre mondiale et l’extermination des Juifs européens, un peu sur la Première Guerre mondiale- vue comme un tournant dans les rapports entre les États-Unis et le monde extérieur, très peu sur la guerre du Vietnam et encore moins sur les autres conflits du vingtième siècle. Ceux de mes étudiants qui ont déjà pris le cours de Jay Winter sur la “guerre totale” connaissent bien les deux premiers conflits mondiaux et les années 1930. En revanche, la quasi-totalité des étudiants découvre le Rwanda et le nettoyage ethnique dans les Balkans. Étudier la guerre avec d’autres grilles de lecture – les représentations de l’ennemi, les violences corporelles, les rapports de genre, etc. –, comme j’ai appris à le faire en France, notamment avec Stéphane Audoin-Rouzeau, leur semble aussi complètement nouveau.
Place à l’image
Ce fut d’emblée un plaisir de puiser dans les ressources documentaires de l’Université – la collection d’affiches de la Première Guerre mondiale à la Sterling Library, les livres anciens de la Beinecke, les fonds de la bibliothèque de médecine, les témoignages de rescapés des camps recueillis par les Fortunoff Archives, et tous les trésors du musée de Yale – notamment les clichés originaux de Dmitri Baltermans sur le front de l’Est pendant la Seconde Guerre mondiale, de Larry Burrows et de Nick Ut sur la guerre du Vietnam (“Villagers fleeing a napalm strike, June 8, 1972”). Les passionnés de stratégie font la grimace ou quittent le cours. Les autres s’engagent dans des discussions passionnées en TD – qui me sont rapportées par les assistants – et viennent parfois me trouver, l’un avec des carnets de guerre ou des lettres, l’autre avec des souvenirs familiaux – celui d’un arrière grand-père qui a combattu en France en 1918, ou d’un grand-père qui a bombardé les villes allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale. Étant donnée la succession de dynasties familiales à Yale, il arrive parfois que les étudiants retrouvent le nom d’un de leurs ancêtres sur le monument aux morts de Woolsey Hall, au coeur du campus. D’autres ont des histoires familiales différentes, comme cet étudiant dont le père s’était installé au Canada pour fuir la conscription pendant la guerre du Vietnam. Mais la mémoire familiale de mes étudiants les rattache surtout à l’Europe – souvenir héroïsé de la participation d’un ancêtre à la bataille de Saint-Mihiel, souvenir tragique des shtetls décimés d’Europe centrale ou de la fuite aux États-Unis au début des années 1930.
J’ai beaucoup utilisé les photographies et le cinéma dans ce cours sur l’expérience de guerre, et réfléchi sur l’usage et le statut des images dans mes cours, plus que je ne l’avais fait en France. À mon arrivée à Yale, les images m’avaient surtout servi à pallier mes hésitations en anglais et à attirer l’attention des étudiants. Montrer des paysages et des corps détruits plutôt que lire maladroitement de longues citations. Montrer la guerre pour provoquer une réaction initiale, puis une réflexion. Ce fut d’abord une facilité, un moment de répit, dans la tension constante, l’effort presque physique qu’impose d’enseigner dans une langue étrangère. Progressivement, les images ont acquis une autre fonction, une dynamique propre. Elles ont fait découvrir à mes étudiants américains d’autres visages de la guerre, décalés par rapport à leurs représentations habituelles de la “guerre industrielle” ou de la “guerre américaine”.
Je me souviens par exemple de l’étonnement de mes auditeurs lorsque je montrai pour la première fois des couteaux, des dagues et des matraques de tranchées. Les photographies ne permettaient naturellement pas d’en appréhender le poids ou le caractère brut, leur statut d’”outils”, qu’évoque si bien Stéphane Audoin-Rouzeau dans un livre récent, mais elles soulignaient que la Première Guerre mondiale n’avait pas été simplement une guerre industrielle et anonyme. Que des soldats des tranchées aient pu confectionner eux-mêmes des armes de poing, qui ressemblaient plus à des armes primitives qu’à des armes d’une armée occidentale au vingtième siècle, ne manquait pas de surprendre des étudiants américains. Pour donner un autre exemple, le chef d’oeuvre de Jean-Pierre Melville, L’armée des ombres (1969) me permet de brouiller un peu les grilles morales habituelles – avec l’exécution de jeune traître ou la mort finale de Mathilde. Il fait comprendre le quotidien de la Résistance à des étudiants qui n’en ont jamais entendu parler. Les scènes de Berlin, transformé en vaste terrain vague pour enfants abandonnés, dans L’Allemagne année zéro (1948) produisent le même effet de stupéfaction.
En revanche, j’ai beaucoup moins de succès avec La grande illusion (1937), qui provoque des moqueries (la mort de Boieldieu, au nom imprononçable en anglais, est jugée trop romantique). Mes étudiants lui préfèrent All Quiet on the Western Front, l’adaptation hollywoodienne de Lewis Milestone (1930) – plus conforme aux canons du film de guerre américain. J’évite Spielberg et Saving Private Ryan (1998) – dont l’historien John Bodnar a bien montré qu’il conserve tous les stéréotypes sur les combattants américains tout en prétendant renouveler le genre du film de guerre – ou bien je mets en parallèle la scène du débarquement avec celle, beaucoup plus stylisée et plus forte, du groupe primaire de combattants israéliens, enlisé dans la boue, dans le film d’Amos Gitai, Kippour (2000).
Bruno Cabanes
Pour aller plus loin
Bruno Cabanes, « Comment font les Américains », Enquête « Les étudiants lisent-ils encore ? », L’Histoire, no. 312, septembre 2006.
À lire
Bruno Cabanes, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris: Seuil, « l’Univers historique », 2004.
Bruno Cabanes et Guillaume Piketty (dirs.), Retour à l’intime au sortir de la guerre, Paris, Tallandier, 2009.
Bruno Cabanes, The Great War and the Origins of Humanitarianism, 1918-1924, à paraître, Cambridge University Press.
Notes
↑1 | En n’évoquant ici que la dimension universitaire de mon arrivée aux États-Unis, je passe sous silence l’essentiel: l’aventure américaine a été d’abord, et reste une expérience familiale, pour Flora qui avait quitté son travail chez Gallimard, nos amis parisiens et sa famille; pour Gabrielle arrivée aux États- Unis à l’âge d’un an, et pour Constance, née à New Haven en mars 2008. |
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↑2 | http://oir.yale.edu/detailed-data (accès 19 mai 2013). En 2012, la structure ethnique du Connecticut était la suivante: 71.2% de Blancs, 13.4% d’Hispaniques, 9.4% d’Afro-Américains. Pour les Etats-Unis dans leur ensemble, 72% de Blancs, 15% d’Hispaniques, et 13% d’Afro-Américains. (Source: United States Census Bureau). |
↑3 | Sur une mise au point récente, Joseph Stiglitz, “Student Debt and the Crushing of the American Dream,” New York Times, 12 Mai 2013 et Jeffrey Selingo, College(un)bound. The Future of Higher Education and What it Means for Students (New Haven, 2013). |
↑4 | “Trying to Make Sense out of Chaos. Ahmed Alsoudani/Matrix 165”, New York Times, 30 novembre 2012 ; “The Next Francis Bacon?”, The Huffington Post, 28 février 2013.4. |
↑5 | Voir le website créé spécialement pour ce cours avec l’aide de Gene Tempest et de l’Instructional Technology Group de Yale: http://warandtheenvironment.commons.yale.edu/. |
↑6 | La commune de West Haven, qui jouxte celle de New Haven, abrite un important V.A. Hospital, qui a développé des programmes de recherche en collaboration avec le département de psychiatrie de Yale. |
↑7 | Ce système de shopping est en train d’être réformé |