La France est un vieux pays de conformisme conjugal, familial, conformisme qui agrémente et à bien des égards dissimule une réalité plus complexe – tout naturellement plus complexe. Le montrent bien Neuf mois ferme et Les garçons et Guillaume, à table!, deux films récents qui ont le point commun de concerner la bourgeoisie la plus traditionnelle, celle qui en partie, dans une lutte contre le temps, a cru bon de se mobiliser contre le mariage pour tous.
Neuf mois ferme
Neuf mois ferme met en scène Ariane Felder, juge d’instruction ambitieuse et vieille fille coincée que le scénario n’a pas le courage de qualifier de lesbienne quoiqu’il lui en donne tous les attributs. Par un concours de circonstances – ses collègues qui ne supportent plus de la voir s’écrouler sous ses dossiers la trainent au réveillon du barreau -, elle boit jusqu’à l’oubli, et finit par coucher avec un assassin en cavale, prolétaire dont tout la sépare. A sa grande stupéfaction, elle tombe enceinte, et le film montre le chemin qui lui fera accepter cet enfant du hasard et ce père non conventionnel (un serial killer apparemment). Car elle ne se souvient pas d’avoir couché avec qui que ce soit. Elle soupçonne son collègue, bourgeois grotesque, et le sonne à coup de club de golf pour recueillir un peu de sang et faire un test ADN. Ce n’est pas lui le géniteur. Alors elle tache de retracer ce qu’a été son itinéraire la nuit du réveillon. Elle visionne les vidéos des caméras de télésurveillance avec un brigadier de la police, et se découvre en accéléré, fricotant avec un inconnu en pleine rue, dans un coin sombre. Transgression sociale et sexuelle qui rend le film hilarant et qui en fait l’une des comédies les plus réussies de ces dernières années.
A la différence des “screwball comedies” du cinéma américain des années 30, le destin de cet anti-couple est loin d’être bouclé à la fin du film : même si toute cette affaire a ruiné sa carrière, Ariane accepte avec joie l’arrivée de cet enfant ; mais pour autant, parce qu’il lui faudrait donner un père (biologique) à cet enfant, elle ne se met pas en ménage avec son truand, qui restera fidèle à son noble métier de cambrioleur.
Les garçons et Guillaume, à table!
Les garçons et Guillaume, à table! met en scène Guillaume Gallienne, sociétaire de la Comédie Française dans ce qui est très précisément une autofiction. Elevé comme une fille dans une famille bourgeoise, le personnage copie les attitudes de sa mère et de toutes les femmes de son entourage, se prenant pour Sissi impératrice, et reste incapable de se conformer au modèle viril proposé aux garçons de son âge. La faute en incombe à une mère dominatrice, nous suggère-t-on, qui aurait voulu, après avoir donné naissance à plusieurs garçons, que son dernier enfant soit une fille ; et le garçon en question essaye de se plier aux souhaits inconscients de sa maman.
Tout est fait pourtant pour normaliser le pauvre Guillaume, mais le soi-disant normal s’avère de plus en plus bizarre. S’enchaînent des scénettes hilarantes, transgressives : boarding school en Angleterre où il s’essaye au sport, du rugby à l’aviron, au péril de sa vie, où le head boy de l’école, bellâtre musclé qui couche avec une fille, ne cesse de lui faire les yeux doux; psychanalystes loufoques, dont une femme, qui lui explique comment « avoir des couilles » ; enfin, lavements administrés par une fraulein sadique pendant un cure dans une clinique bavaroise – on en passe et des plus scabreuses.
L’un des plaisirs du film vient du fait que Gallienne est doublement présent à l´écran, en tant que lui-même et en travesti dans le rôle de sa propre mère. On finit par comprendre que son désir adolescent n’était pas celui d’assumer une sexualité féminine, mais le plaisir de l’imitation et de la métamorphose propre à l’acteur qu’il est devenu.
On s’attend à un film sur un jeune homosexuel mal compris par son noyau familial et qui devra s’émanciper, vaincre les préjugés. Or, c’est en fait cette famille, qui ne sait d’abord quoi penser du comportement de ce dernier fils, qui tente de le rééduquer, qui finit par lui assigner, non sans condescendance, un destin homosexuel auquel il ne comprend rien : la division des sexes est pour le personnage trop simple au regard de ce qu’il est vraiment. Guillaume finira par faire son coming out hétérosexuel, selon l’heureuse expression du critique du Monde, et prendre femme, mais il ne cessera pas d’être le personnage protéiforme qu’il est au fond de lui.
Certains pourront regretter que les complexités de l’identité sexuelle et les réalités du désir homosexuel soient un peu sacrifiés dans ce film. Mais d’une comédie qui vise le public du samedi soir, on ne peut attendre trop de subtilité.
Trouble (heureux) dans la fiction
Reste qu’il est finalement assez nouveau que la fiction cinématographique mainstream, en France, s’occupe de relations et de familles « non conventionnelles », démarche qu’on ne trouvait guère que dans les films d’Almodovar et dans les marges, avec des films plus ambitieux, tel le remarquable La vie d’Adèle, trop long et trop intensément sexuel pour toucher le grand public.
Et ces fictions ont un point commun : les deux héros qui sont mis en scène, l’Ariane Felder de comédie et le vrai Guillaume Gallienne viennent, non des marges de la société, mais de groupes bien établis, centraux – comme pour mieux signifier que les situations ne sont pas extraordinaires. Une magistrate peut être prise de désirs inavouables et se laisser aller, l’alcool aidant, à les réaliser ; un fils de bonne famille, passé de Saint-Jean de Passy à une boarding school, peut ne pas ressembler à futur cadre de la nation, cheveux lisse et mâchoires serrées, et ressentir l’envie de se travestir en femme1.
Reste aussi que ces deux films connaissent le succès public malgré des sujets à contre-courant, du moins par rapport à la fiction cinématographique ordinaire, celle qui selon l’expression finit en films du dimanche soir pour TF1 (quoiqu’il y a bien dix ans que TF1 ne programme plus de films le dimanche soir). Tout se passe comme si les débats sur les familles recomposées, le mariage gay, la procréation médicalement assistée avaient eu un contrecoup heureux : le cinéma commercial ose peut-être plus qu’hier2 raconter ces histoires non conventionnelles et mettre en scène des personnages eux aussi non conventionnels – qui ont toujours existé à des degrés divers dans la vie réelle mais qui ont rarement droit d’entrée dans une salle de cinéma normale.
Quoi qu’en pensent les lobbies réactionnaires, la famille recomposée ou non, protéiforme, voire bizarre, ne choque plus grand monde – et c’est tant mieux. Le carnet du Figaro vient d’annoncer un mariage gay. Les temps changent.
Cassioppée Landgren
Neuf mois ferme, film français d’Albert Dupontel, avec Sandrine Kiberlain, Albert Dupontel, Nicolas Marié, Philippe Uchan (1 h 22)
Guillaume et les garçons, à table !, film français de Guillaume Gallienne avec Guillaume Gallienne, André Marcon, Françoise Fabian (1 h 26)
Notes
↑1 | On relèvera en passant que les deux histoires ne donnent pas aux pères de rôles bien positifs : mort de crise cardiaque et tôt absent de la vie de la jeune Ariane Felder ; lointain et perplexe dans la vie de Guillaume Gallienne. |
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↑2 | Le cinéma commercial a certes toujours accompagné et signalé l’évolution des mœurs ces trente dernières années, de La cage aux folles à Gazon maudit. |