Exposition : Masculin/Masculin, L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours

Delville - L'École de Platon (détail)

« Voilà. J’espère que vous avez fait le plein », glisse la conférencière d’un air mutin à un groupe de très dignes dames grisonnantes1 » dont un extrait en vidéo clôt l’itinéraire.

Non loin, un couple homo, main dans la main, rêvasse devant La Douche.  Après la bataille d’Alexandre Alexandrovitch Deineka (1944), dérive inattendue du réalisme stalinien de guerre sur la pente savonneuse des amitiés viriles  où, nu de dos, un valeureux membre de l’Armée rouge contemple ses camarades se décrassant sous l’eau chaude et la mousse. En amont,  un quarteron d’étudiantes en art californiennes, l’œil un peu luisant, dissertait gravement du rapport entre oblique et verticale, de la Renaissance au cubisme, et un gamin d’une dizaine d’années, gambadant  hilare, ne cessait  de répéter à sa mère en lui tirant la manche, « Ah ben, Maman, y’en a des zizis ! ».

Ecce homo

L’exposition, version dérivée de celle tenue en 2012 par le Leopold Museum de Vienne2, à la fin d’un parcours peuplé d’innombrables membres flapis, placée assez discrètement en hauteur dans la dernière section qu’ouvre un prophylactique cartel annonçant  qu’à compter de ce lieu, telle image est « susceptible de heurter la sensibilité du jeune public ».

La frontière entre érotisme et pornographie, vieille lune si on ose dire, s’est insidieusement déplacée en à peine une génération,  passant de la représentation « explicite » de l’acte sexuel à la simple représentation d’organes « en gloire », dont  l’exposition de Beaubourg, qui  entendait explorer « la différence anatomique, celle des organes mâles et femelles, leur opposition, leur complémentarité, leur réversibilité, mais aussi la différence entre peinture et sculpture, dur et mou, turgescence et détumescence, matière et forme, etc.3 »  n’était pas avare.  Le catalogue de Vienne s’ouvrait par un développement sur la célèbre feuille de vigne amovible dont on recouvrait l’intimité des statues mâles lors des visites de la Reine Victoria dans la Galerie des antiques. Chaque siècle a ses pudibonderies, et le nôtre semble frappé par la prohibition de la bandaison.

L’exposition est aussi une magnifique occasion de dénombrer l’éventail des moyens utilisés par les artistes de l’Occident post-tridentin pour cacher ce membre que l’on ne saurait voir, du traditionnel perizonium christique (qui fait partie de l’iconographie primitive de Jésus, mais on y reviendra) à une presque infinie déclinaison d’étuis de glaive ou de sabres, carquois,  boucles de ceinturon, fourrures, brumes et végétation, accessoires divers et variés, jusqu’à une tête d’auguste rapace dans le Zeus transformé en aigle transportant Ganymède de Le Sueur (vers 1630) ou un bâton de dynamite au bord (« on the verge », comme on dit outre-Manche) de la détonation dans le Eminem : About to Blow de David LaChapelle (1999).

Pas la moitié d’une icône

Aucune icône « gay » pourtant ou presque, sauf peut-être  Chantal Goya, ne manque à ce catalogue non raisonné (c’est la philosophie de l’accrochage « transversal » qui prime désormais à Orsay ; voir ici même, il y a peu, notre compte-rendu de « L’Ange du bizarre4) aux formes torturées d’un  Schiele, d’un Munch ou d’un Bacon, sans oublier Marylin – certes factice et barbue, et photographiée par la deuxième femme artiste de l’exposition, Zoe Leonard -,  Jean Genet,  et Johnny Weissmuller, sans Jane ni Cheetah mais avec son pagne.

Homo sapiens

En un mot, l’exposition est un hymne vibrant et pionnier à l’ « homoérotisme » (terme dont on ignore trop souvent qu’il a mis un siècle pour migrer de la nomenclature psychanalytique, version Ferenczi[10. Sandor Ferenczi, « L’homoérotisme : nosologie de l’homosexualité masculine », 1914, repris in Psychanalyse, t. 2, Œuvres complètes 1913-1919, Payot 1994.], à l’histoire de l’art, de même que le mot « homosexualité » a mis une folle éternité à sortir du vocabulaire clinique et criminel[11. Importé de chez von Kraft-Ebing (1884), il apparait en Français au tournant du siècle, en 1891 précisémént, chez l’Alexandre Lacassagne (1843-1924) des Archives d’anthropologie  criminelle, de médecine légale et de psychologie normale et pathologique. Voir Eric Bordas, « Introduction : comment en parlait-on ? », Sodome et Gomorrhe, Romantisme, revue du dix-neuvième siècle, n°159, Armand Colin 2013, p. 3. Voir Patrick Cardon, Discours littéraires et scientifiques fin-de-siècle. Autour de Marc-André Raffalovich, Orizons, 2008 et la thèse de Muriel Salles, L’Avers d’une belle époque. Genre et altérité dans les pratiques et les discours d’Alexandre Lacassagne (Michelle Zancarini dir.), 2009, http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2009/salle_m#p=1&a=TH.1.]), mâle s’entend.

Ainsi qu’il est toujours intéressant de flâner dans les boutiques qui sont désormais l’indispensable issue des grandes expositions (la librairie d’Orsay est ces jours-ci  une des meilleures librairies « queer » d’Europe), la liste des mécènes et partenaires média  est ici éloquente, de l’excellent mensuel Tétu à Slendertone, « leader mondial de l’électrostimulation musculaire grand public » via Devred, apôtre textile des « éléments mix and match à marier selon ses envies et son style », Smalto, qui sait « donner l’élégance où il en manquera, gommer les faiblesses, sublimer toujours les atouts… depuis 1962 » du corps masculin et, plus étonnant car sans doute pour le moins clivant dans la communauté des « bikers », le vrombissant motocycliste Harley Davidson, à l’ « univers empreint de rébellion, de convivialité et de partage[12. Toutes citations extraites du dossier de presse.] » (mais aussi, car comme on disait chez Wilder, personne n’est parfait, Marie-Claire et Le Parisien).  Bel éloge de l’Arc-en-Ciel et du « gay friendly », même si on peut regretter  l’absence, sur le parvis d’Orsay, de la gigantesque photo de bel homme nu et très avantageusemement  outillé (plus d’un touriste de tout sexe et maint jeune couple s’y adonnèrent  à d’émouvants selfies façon Tour de Pise) qui ornait le Leopold Museum de Vienne lors de l’exposition originelle).

Mais il est vrai, en ces temps de montée des intolérances, qu’il eût été dommage de voir, juste en face du Musée de la Légion d’honneur, un commando « Manif pour tous » s’enchaîner  en psalmodiant quelque cantique  sur place ou un groupe de skins « identitaires » de la rue de Javel venir saccager l’installation…

Captatio erotica

Plus sérieusement, l’exposition pose un problème de captation sexuelle, si l’on peut dire. Tout nu masculin est-il forcément « homoérotique » (l’inverse vaut aussi évidemment pour le nu féminin) ? Si le but était de faire une histoire de l’art « gay », souligne Didier Rykner, « c’est raté, à moins de considérer que David, Girodet, Hippolyte Flandrin, William Bouguereau, Gustave Moreau, Lucian Freud, etc., étaient gays. Voir une tendance homosexuelle dans le moindre nu académique (si telle est bien l’idée des commissaires) est évidemment absurde[13. www.latribunedelart.com, 13 octobre 2013.] ».  Exécuter ou apprécier une belle œuvre montrant un homme nu est-il être homophile voire, comme disait la Zazie de Queneau, « hormosexuel » ?

Question aussi stupide que celle qui, dans une histoire de l’art relativement récente, soupçonnait tout amateur de nu en général d’être un vil érotomane. Relisons l’honorable Kenneth Clark : « Si le nu, dit le professeur Alexandre, est traité de manière à susciter chez le spectateur des idées et des désirs qui concernent le sujet matériel, alors l’art est trahi et devient immoral ». Ce à quoi le plus célèbre des historiens d’art anglais de l’après-guerre rétorquait avec malice et un sens aigu de l’understatement  : « Il devient indispensable de souligner l’évidence et de répéter qu’aucun nu, aussi abstrait soit-il, ne devrait manquer d’éveiller chez le spectateur un soupçon d’émoi érotique, fût-il imperceptible, sans quoi l’art est trahi et devient immoral.  Le désir d’étreindre un corps humain, de s’unir à lui, est partie si intégrante de notre nature qu’il influence inévitablement notre jugement sur ce qu’on nomme la  forme pure[14. Kenneth Clark, Le Nu, 1956  (trad. Martine Laroche), t. 1, Le livre de poche coll. « Arts », 1969, p. 26-27.]». 

Tout nu a une fonction érotique, c’est une pure question de réception. Souvenons-nous de la très casanovienne réaction de Charles de Brosses, au XVIIIème siècle, devant la plus que spectaculaire Extase de Sainte-Thérèse du Bernin à Sainte-Marie des Victoires de Rome, « Si c’est cela l’amour divin, j’en connais déjà assez ! », sans que l’on puisse induire quoique ce soit sur les tendances supposées de l’artiste.

Les écueils du transversal

Revenons sur la philosophie générale de « M/M », telle que l’expose Guy Cogeval à la première page de sa présentation du catalogue : « Les expositions transversales agacent. En particulier, elles agacent les vestales d’une histoire de l’art descriptive et documentée, fondée sur la notule.  Elles agacent aussi les critiques atrabilaires de certains journaux du soir » (on se demande quel Saint-Sébastien vespéral  peut bien être visé par cette flèche[15. Mais on lira la vengeance dans http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/09/25/au-musee-d-orsay-le-grand-bazar-de-la-virilite_3484001_3246.html.]).

On ne saurait que louer ce souci du « trans », mais il pose, en termes ici d’histoire des formes,  une question fondamentale qui concerne bien d’autres domaines, ne serait-ce par exemple que l’enseignement de l’histoire, et le bientôt pluriséculaire débat entre, pour schématiser jusqu’à la caricature, chronologie (façon Michelet et Lavisse) et approche thématique (façon mécompréhension de l’Ecole des Annales par certains « pédagogues »). Question qui anime encore plus d’une tribune avisée[16. Voir par exemple, sur l’amalgame créé entre une révolte antifiscale bretonne du XVIIe siècle  et une situation politique contemporaine, on parle ici de l’affaire des « bonnets rouges » et donc bien d’histoire des représentations, Laurent Bihl, « Une référence historique tirée par les cheveux », Libération, 7 novembre 2013, http://www.liberation.fr/societe/2013/11/07/une-reference-historique-tiree-par-les-cheveux_945369.].

Le parcours de l’exposition d’Orsay, logique muséographique oblige, est grosso modo chronologique, qui mène de « L’idéal classique » à la « libération sexuelle » contemporaine, mais surtout thématique, au risque du « sans queue ni tête », déclinant sur divers modes le triptyque, célèbre par ailleurs , « Amour, Gloire et Beauté », auquel s’ajoute un vaste volet souffrant et morbide. L’approche « transversale » pose la question du réalisme, notamment, car le cinéma n’est guère évoqué que par ses origines (Marey, Muybridge, quand les dessins érotiques d’un Eisenstein ou d’un Fellini eussent été bienvenus), par le rôle de l’apparition de la photographie dans l’évolution des formes[17. Voir Coll., catalogue L’Art du nu au XIXe siècle, le photographe et son modèle, Hazan-BnF, 1998, où l’on découvrira notamment (pl. 174) de surprenants clichés « chronophotographiques »de Jean-Baptiste Charcot nu jouant au football vers 1891.].

Si elle marque bien les continuités de l’histoire des formes et la rémanence des modes de représentation, d’autant plus qu’elle en reste essentiellement au figuratif et que fondamentalement, arts « premiers » et abstraction restant ici hors-champ, rien ne ressemble plus à un homme nu du temps de Polyclète qu’un homme nu du Troisième millénaire sauf l’I-Pod.  Et si elle permet des « accrochages » qui font parfois de l’exposition un judicieux catalogue de positions du corps masculin (voir les variations autour du Jeune homme nu assis au bord de la mer de Flandrin, 1836[18. L’éphèbe assis, de profil, se tient mélancoliquement courbé, tête entre les genoux et mains croisées. On a le souvenir, en des temps plus iconoclastes, d’une publication bête et méchante et friande de détournements d’œuvres classiques qui avait sous-titré la toile comme l’illustration d’une tragédie du genre masculin, sauf conditions physiologiques hors normes, qui le distingue de nombre d’animaux, nos amis chats et chiens compris : l’impossibilité chronique de l’auto-fellation.] ou du gisant, autour du curieux Would-be Martyr and 72 Virgins de David LaChapelle, 2008), l’approche « transversale » conduit à de singulières  impasses historiques. Ainsi, intituler une section de l’exposition « les Dieux du stade »,  et n’y voir qu’à peine abordée la question de l’utilisation politique du corps de l’homme nu par les totalitarismes de tout poil relève du pur aveuglement.  Leni Riefenstahl, thuriféraire de la beauté mâle, des parades SS aux Noubas du Soudan, est d’ailleurs singulièrement absente de « M/M » sinon via une photo du catalogue tirée de son album sur les Jeux Olympiques de 1936, produit dérivé d’Olympia.

L’homme nouveau est arrivé

Ceci, mais il est peut-être devenu « ringard » de parler d’idéologie à l’heure de la « fin de l’histoire », « M/M », sur ce plan et pour filer la métaphore corporelle, n’arrive pas à la cheville de l’exposition conçue par Jean Clair en 2008 à Montréal, « La Fabrique de l’homme nouveau[19. Voir Jean Clair (dir.), Les Années 1930. La Fabrique de l’homme nouveau, Gallimard-Musée des Beaux-Arts du Canada, 2008 et Marianne Matard-Bonucci et Pierre Milza (dir.), L’Homme nouveau dans l’Europe fasciste, 1922-1945, Fayard 2004.] », qui montrait bien comment l’image de l’homme parfait  ne peut se construire que sur celle du « sous-homme », qu’il s’agira de « rééduquer » – ou d’éliminer.

La représentation de « l’homme nu », montraient Clair et son équipe, passe aussi par l’arc historique qui va du Colosse (1808-1812) et de Saturne dévorant un de ses enfants (1821-1823)  de Goya au Pouvoir aveugle de Rudolf Schlichter (1937, l’année de la saisie de plusieurs de ses œuvres et de son « admission » à l’Exposition de l’art « dégénéré »), un guerrier semi-nu  coiffé d’un heaume médiéval et aux entrailles commençant à être dévorées par sept monstres grotesques représentant les Pêchés capitaux, sans compter les représentations des camps, par exemple celle de Colville, peintre aux armées  canadien présent à la libération de Bergen-Belsen ou les représentations de massacres et de guerres plus contemporains (autant le cadavre nu est présent dans «M/M », autant il est toujours, curieusement, individuel).

Toutes les révolutions ont voulu leur « homme nouveau », et il est également dommage d’évoquer Jacques-Louis David (via son Patrocle de 1780 et son Amour et Psychée de 1817) et son atelier sans  rappeler comment, de par sa culture du nu académique, celui qui s’est voulu le peintre officiel de 1789 a voulu « super-héroïser », si l’on peut dire, les participants au Serment du jeu de paume, première incarnation d’un nouveau corps politique collectif, en les représentants sur toutes ses esquisses et dans la version inachevée aujourd’hui conservée à Versailles,  nus comme des héros de l’Antiquité[20. Voir Philippe Bordes, Le Serment du Jeu de paume de Jacques-Louis David. Le peintre, le milieu et son temps, RMN, 1983.]. Ou comment le même David magnifia sur un mode que l’on dirait aujourd’hui pédophile (même si la version que nous connaissons de cette œuvre destinée par la Convention  « à toutes les écoles » de France n’est qu’une ébauche), La Mort de Joseph Bara (1794). Un an plus tôt, le peintre avait  réussi à érotiser/héroïser en une toile destinée à être exposée aux yeux des représentants de la Nation : le pourtant assez herpétique Jean-Paul Marat dans sa célèbre baignoire-sabot, juste après son malencontreux « speed dating » avec Charlotte Corday.  Marat, dont David, par ailleurs maître de cérémonies des funérailles de l’ « Ami du Peuple »,  avait fait exposer aux Cordeliers  le corps en partie dévêtu, « en sorte que tous puissent apercevoir la blessure », avant de faire mener en procession, trois jours après son assassinat, le martyr toujours à demi-nu, les effets de plus en plus visibles de la putréfaction en cette très chaude mi-juillet 1793 faisant part intégrante du spectacle de l’horreur[21. Voir Antoine de Baecque, Le Corps de l’Histoire. Métaphores et politique (1770-1800), Calmann-Lévy, 1993, p.356-57.]. On le voit, l’image du corps nu chez David et son école (Girodet, Gros, Broc) dépasse les simples évocations langoureuses des amours masculines grecques dont l’atelier, notamment le célèbre « groupe des barbus », était friand[22. voir Francis Moulinat, « Les Amours grecques : homosexualité et représentations, du Leonidas de Jacques-Louis David (1799-1814) au Swimming Hole de Thomas Eakins (1885) », Sodome et Gomorrhe, op.cit, p.73-83.].

Via crucis

Venons-en enfin au corps mâle souffrant, puisqu’il est au cœur de « M/M », exposition placée sous le signe victimaire de « Saint-Sébastien Superstar », qui ouvre le parcours sur la belle scène de consolation féminine de Saint Sébastien soigné par Irène à la lanterne d’après Georges de La Tour et dont une dizaine de figurations ponctuent l’itinéraire comme dans un jeu fléché (dans la martyrologie chrétienne, il est demeuré fameux  pour avoir survécu à son premier supplice).

Les deux sections  les plus réussies et cohérentes  de l’exposition (les salles « Sans complaisance » et « Dans la douleur ») sont celles dédiées à la blessure et à la mort.

Bouguereau - l'Égalité devant la mort

Les visiteurs(seuses) émoustillé(es)  par les héros et sportifs des débuts du parcours, vaguement  prévenu (es) par une série d’œuvres de Lucian Freud et Egon Schiele, restent médusé (es) devant le face-à-face mis en scène entre gisants, celui d’Égalité devant la mort de Bouguereau (1848, année assez peu pacifique) et le pétrifiant  Dead Dad (1996-97) de Ron Mueck (ancien du Muppet Show passé à l’hyper-réalisme), réduction d’un tiers, en résine, silicone et autres matériaux, du cadavre de son père, présenté comme sur un billard d’hôpital. Plus loin, on verra les Trois personnages dans une pièce de Bacon (1964), triple représentation de son amant George Dyer, de la défécation à la défiguration, comme écorché de l’intérieur, entre autres pièces confondantes, dont La Flagellation du Christ (1880) de Bouguereau encore, habituellement réservée aux pieux(ses) visiteurs(euses) de la cathédrale Saint-Louis de la Rochelle et qui, selon Eric Bietry-Rivière, « confine au bondage[23. « Le gay savoir d’Orsay », article cité.]».

On aurait certes pu aller plus loin dans le registre érotique de l’iconologie christique, dans la lignée de  Leo Steinberg, qui sut, dans La Sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne[24. « The Sexuality of Christ in Renaissance Art and in Modern Oblivion », revue October, n°25, 1983, trad. française Jean-Louis Houdebine, Gallimard, coll. « L’infini », 1987.], curieusement absent de la bibliographie du catalogue de « M/M », montrer comment l’Ostentatio genitalium, de la fière monstration du sexe du petit Jésus par Marie au « sexe volumineux sous l’étoffe jusqu’à suggérer l’érection »  (André Chastel[25. André Chastel, « Le Christ et le témoignage du sexe », préface, ibid., p. 13.])  du fils de Dieu souffrant  et succombant, dans de nombreuses oeuvres, faisait part de l’explication du mystère de l’Incarnation, jusqu’au Mantegna du Christ mort, comme le soulignait il y a peu Alexandre Leupin[26. Alexandre Leupin, Phallophanies : la chair et le sacré, Editions du regard, 2000.],  mais, là aussi, certaines « âmes sensibles » eussent sans doute pu être « choquées ».

Atroce partage, Infâme distribution

Le spectateur de « M/M Orsay », à la sortie de l’exposition, se pose plus de questions qu’à l’entrée, ce qui est bon signe,  comme il y a une vingtaine d’années à la sortie de « F/M Pompidou», sur les théories du « genre ». Il pourra relire ce qu’écrivait Jean Breschand à l’époque : « Toute l’ambivalence du masculin et du féminin réside en cela qu’on ne sait s’il faut trouver un mot pour dire deux choses ensemble ou deux mots pour exprimer une seule chose[27. « X/Y, un beau brin de film », Introduction, Féminin/Masculin, Vertigo, Esthétique et Histoire du cinéma, n°14, Jean-Michel Place-Centre Georges Pompidou, 1995, p. 16.] ».  Avant d’en revenir, à la lecture du catalogue d’Orsay, à ce qui est sans doute la première apparition de Jean Gouyé dit Jean Yanne (1933-2003), il doit en remuer de rire dans sa tombe du Cimetière des Lilas, dans le vademecum d’une grande  exposition nationale, à la judicieuse citation, par Charles Dantzig, de la tirade de l’inverti Jules César (Michel Serrault) à l’hétéro Marcel Ben-Hur (Coluche), rencontré par malentendu  à l’Homo Discotecus des catacombes romaines dans Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ (1982) : « ô, atroce partage, ô, infâme distribution ! Seule la femme a tout reçu des dieux, car la femme est la copie de l’homme, mais nous n’en sommes que la caricature. Car nous, les hommes, nous sommes… nous sommes moches. Ah ! Ce qu’on est moches ![28. « Le grand absent : l’homme nu en littérature », Masculin/Masculin, op.cit., p 35.]». Mais il reste vrai que personne n’est parfait.

Christian-Marc Bosséno

Masculin/Masculin, L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours, Musée d’Orsay, jusqu’au 12 janvier 2014

Affiche de l’exposition ci-dessus : Pierre et Gilles, Mercure

Notes

Notes
1Du sac à main de l’une d’elles, dépasse assez ostensiblement le numéro de la semaine d’un célèbre hebdo de centre-gauche, dont la « une » proclamait cette semaine-là aux apprenties cougar qu’on peut tout faire après 60 ans.], en signe d’adieu, à la toute fin de parcours de  l’exposition « Masculin/Masculin » (« M/M ») devant la surprenante École de Platon de Jean Delville (1898), originellement commandée pour le programme décoratif de la flambant neuve Sorbonne – monumental aréopage verdâtre d’éphèbes blondinets, alanguis autour du Maître vraisemblablement en train de pérorer sur le Mythe de la caverne,  « composition délirante et homoérotique » qui selon Guy Cogeval, principal commissaire de l’exposition et, en tant que chef de gare d’Orsay, grand amateur de carambolages chronologico-esthétiques, « annonce clairement les délires agrémentés de LSD du Pink Narcissus de James Bidgood (1971)[2. Guy Cogeval, « Le Surmâle » (Introduction), Masculin/Masculin, L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours, Musée d’Orsay-Flammarion, 2013, p. 13.
2Tobias G.Natter et Elisabeth Leopold, Nude Men from 1800 to the Present Day, Leopold Museum-Hirmer, 2012.], se veut évidemment, par son titre même, une ironique réponse « gay » au mémorable « Féminimasculin, Le sexe de l’art »[4. Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, Féminimasculin, le sexe de l’art, Gallimard-Eclecta, 1995.] du Centre Pompidou, il y presque déjà vingt ans, de même que le MUCEM de Marseille célèbre, jusqu’au 6 janvier 2014 et sur un mode ludiquement « LGBT », le  « Bazar des genres, Féminin-Masculin en Méditerranée ». Pour qui aime les clins d’œil muséographiques, « M/M Orsay » se clôt presque sur un retour parodique à l’œuvre qui ouvrait « F/M Pompidou » :  L’Origine du monde de Courbet, ici détournée par la perverse polymorphe Orlan, seule femme ou presque admise en ces mâles cimaises, avec son Origine de la guerre (1989-2012). Laquelle est d’ailleurs l’unique figuration, sur environ 200 œuvres, d’une érection[5. « Fort courte », selon Eric Bietry-Rivière, responsable, compas dans l’œil, du meilleur sans doute des articles consacrés à l’exposition à son ouverture, « Le gay savoir d’Orsay », http://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2013/09/23/03015-20130923ARTFIG00269-le-gay-savoir-d-orsay.php. avec celui d’Eric Loret pour Libération, « Aux racines du mâle », http://www.liberation.fr/culture/2013/10/28/aux-racines-du-male_942978 .
3Marie-Laure Bernadac, entretien, Magazine du Centre Pompidou n°89, septembre 1995.
4Christian-Marc Bosséno, « Exposition : L’Ange du bizarre, le romantisme noir de Goya à Max Ernst », Contreligne, Mai-juin 2013.] ») de deux siècles et plus, car l’ex-Musée du XIXe  ne cesse de remonter le temps, ici jusqu’à la statuaire gréco-romaine antique puis Georges de la Tour et Guido Reni.   Deux siècles de culte de la beauté et de la force masculines, mais aussi de la part de souffrance qu’elles recèlent, des figures du Christ et de Saint-Sébastien aux néo-chromos mi-kitch mi-Heroïc Fantasy  mythologique du duo Pierre et Gilles[8. Omniprésents dans l’exposition, avec une demi-douzaine de pièces éparpillées dans toutes les salles, et « stars » du catalogue, puisqu’il s’ouvre, juste après l’introduction de Cogeval, sur une interview avec eux souvent  assez confondante d’inanité : « – Vous êtes contents d’être à Orsay ? », « – Très ! ».], dont le remarquable Vive la France, la plus improbable des vignettes Panini,  en passant par YSL vu par Sieff, Cocteau, La Factory de Warhol en simple appareil, les suggestives baguette cuites à point (Finistère, 1952) et baignoire (Le Bain, 1951) de Paul Cadmus et les éphèbes en marinière proto-Jean-Paul Gaultier et à pompon rouge d’Alfred Courmes. On circule des Prix de Rome et des « Académies » des  XVIII-XIXe siècles  (rappelons que les modèles féminins ne furent admis aux Beaux-Arts qu’en 1863[9. Voir Philippe Comar, « Nu masculin : la figure de l’idéal », Masculin/Masculin, op.cit., p. 89-93. L’auteur signe par ailleurs, en hors-série de la collection « Découvertes Gallimard » co-édité avec Orsay, portfolio de poche, un suggestif L’Homme nu dans l’art.
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