C’est un livre curieux et peu convaincant que vient de publier le sociologue allemand Ulrich Beck, agrémenté d’une préface aimable et banale de Daniel Cohn-Bendit (l’Europe, l’Europe….). Ulrich Beck est un sociologue de grande réputation, et la relative médiocrité de son livre a de quoi étonner.
Médiocrité qui vient d’abord du fait qu’il manque, fait étrange pour un ouvrage de sociologue, sinon de vraies analyses du moins des aperçus intéressants sur la dimension sociale de la crise européenne : rien sur les forces politiques, les hommes, la femme, qui en Europe et en Allemagne en particulier gèrent cette crise, et rien sur les multiples groupes sociaux dont ils sont tributaires autant qu’ils en sont les dirigeants. Ulrick Beck, se limitant à l’Allemagne, ne parle quasiment pas de groupes sociaux (classes, couches, groupes de pression, …), mais seulement des allemands en général et de la chancelière Merkel en particulier, accusée de machiavélisme dans des paragraphes qui souvent sonnent creux et qui avaient donné lieu à un article du Monde, comme si entre ces deux réalités, il n’y avait pas une structure sociale complexe et différenciée. Le seul ensemble humain qui apparait de façon spécifique, ce sont les allemands de l’Est, qui auront été, dit Beck, les premières victimes de la condescendance que les allemands de l’Ouest sont censés répandre désormais sur le reste de l’Europe, en vertu d’un sentiment de supériorité morale venant de la puissance économique.
Si le livre vaut néanmoins la peine d’être lu, ce n’est pas pour ses appels baroques à ce que se crée une Europe du bas, celle de citoyens qui partiraient faire un an de service civique les uns chez les autres (selon la drôle de proposition que fait Beck), le comptable allemand dans l’ONG grecque par exemple, et qui en gagneraient un plus grand coefficient d’empathie ! Haute idée de la prédisposition humaine à l’empathie, probablement. Ce n’est pas non plus pour sa description de la crise de la zone euro, des oppositions d’intérêts, de la situation d’hégémonie quasi-involontaire qui est celle de l’Allemagne aujourd’hui. Ces choses font l’ordinaire des journaux depuis plusieurs mois.
Carl Schmitt comme solution ?
Non ! Le livre est intéressant parce qu’il témoigne de l’impasse intellectuelle dans laquelle se trouve aujourd’hui, selon Beck, la première puissance économique européenne : le souci de défendre ses intérêts économiques immédiats (et sur lesquels la population n’entend pas transiger – et pourquoi le voudrait-elle ?) s’est combiné au légalisme de principe qui vient de l’ordo-libéralisme, et cette combinaison paralyse l’action politique la mieux fondée, la moins discutable.
La lecture restrictive de la loi – et « loi » s’entend en particulier des textes fondateurs de la Banque centrale européenne – est un prétexte, dit-il, ou au moins une excuse pour refuser l’innovation politique. Le débat sur le légal a pris le pas sur le débat sur le légitime, ce que conteste, à juste titre, Ulrich Beck qui donne des exemples assez marquants de ce légalisme – légalisme de façade, prétexte, diraient certains ; qui est aussi sincère et un fait de culture, diraient d’autres.
Pour contester ce légalisme, Ulrich Beck recourt aux notions qui viennent de Carl Schmitt, et notamment à cette idée que la situation de crise, d’exception, doit permettre au groupe, en vertu de la souveraineté qui est la sienne, de s’abstraire légitimement de l’ordre du légal – ce qu’il appelle le « scénario à la Carl Schmitt », qu’il oppose à un « scénario à la Hegel », de nature coopérative. A la lecture de ce livre trop rapide, on ne sait néanmoins s’il préconise d’écarter le légalisme pour une action résolue en considération de la crise qui menace ou s’il redoute que les gouvernements et la technocratie ne violent la légalité au nom de la crise, deux possibilités qu’il esquisse. 1
En solution du débat allemand, Carl Schmitt donc, et son « exception » qui permet d’écarter valablement la règle ? Vraiment ?
C’est abusivement séparer le juridique et le politique. Le droit tel qu’appliqué auparavant, « positif » en un sens, peut et doit être écarté quand il ne correspond plus à l’intérêt général (tel qu’envisagé par une majorité), soit par recours aux voies de réforme normales, soit par une réinterprétation « innovante », politique ou judiciaire. Dans tous les cas, il faut un consensus social. Les développements d’Ulrich Beck témoignent seulement d’un fait : le débat interne à l’Allemagne, devenu critique pour l’Europe du fait de la crise financière, ne parvient précisément pas à trouver de solution politique et sociale qui ferait consensus.
Le prouve d’ailleurs en ce moment, l’affrontement judiciaire entre le président de la Bundesbank et la Banque centrale européenne au sujet des modes d’intervention imaginés par Mario Draghi, son président et le vrai sauveur de l’Euro2. La Bundesbank y voit un financement illégal des Etats. Or, quoi qu’il en soit textuellement (et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un texte « nu » ?), personne ne saurait dire aujourd’hui que ces interventions n’ont pas été judicieuses, et même indispensables au-delà de toute contestation.
Dans d’autres pays, même ceux à forte polarisation politique (la France par exemple), la classe dirigeante aurait su policer la discussion et faire consensus. Les élites allemands chicanent, et déposent des mémoires au greffe des tribunaux. On aimerait savoir quelles sont les forces sociales à l’œuvre. Ulrich Beck ne donne aucune explication, on l’a dit, sinon par renvoi à l’hédonisme petit-bourgeois qui toucherait la population allemande (ma maison, ma voiture, ma retraite) et au machiavélisme de la chancelière allemande. C’est un peu court. Qu’il faille en passer par Carl Schmitt pour trancher un débat politique, dans une sorte d’extrémisme du raisonnement, c’est embarrassant.
Stéphan Alamowitch
Ulrich Beck, Non à l’Europe allemande, éditions Autrement (2013)
Notes
↑1 | Beck citant Schmitt, sans rire, page 60, « L’exception est plus intéressante que le cas normal. Le cas normal ne prouve rien, l’exception prouve tout ; elle ne fait que confirmer la règle : en réalité, la règle ne vit que par l’exception. Avec l’exception, la force de la vie réelle brise la carapace figée de la répétition. » ! Il faut se méfier des juristes-philosophes qui exultent et jouissent d’opposer légalité et légitimité. |
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↑2 | Plan Draghi, et rachat annoncé comme illimité d’obligations émises par les Etats de la zone Euro. |