Nous pouvons tous admirer les héros qui malgré la dictature, la violence cynique et parfois la torture ou la mort font entendre la voix de la conscience humaine : Jean Moulin, Victor Jara, ou aujourd’hui les rebelles syriens ou ces moines du Tibet qui s’immolent par le feu.
Méritent aussi notre admiration ces personnes seules ou en tout petits groupes qui, dans nos sociétés « libérales avancées », selon la vieille expression giscardienne, se séparent de la masse pour défendre le principe de liberté contre les manoeuvres du Pouvoir, et surtout si ce Pouvoir se veut légitime et bienveillant.
Chacun avec son style, on le sait, des personnages comme Julian Assange, Edward Snowden ou les Pussy Riot se sont séparés de leurs sociétés respectives au nom de principes qui sont la condition de l’autonomie individuelle : liberté de conscience, protection de la vie privée, secret des correspondances, une presse libre – tout ce par quoi Benjamin Constant définissait la liberté des Modernes. Chacun d’eux s’est attribué une mission, sans souci de recevoir mandat d’un groupe ou d’un parti. Le souci de principes supérieurs leur fait accepter, en toute conscience, une certaine forme d’illégalité. A la différence des militants traditionnels qui sentent derrière eux un mouvement, une contre-société qui les protègent, eux ont consenti à l’isolement, au risque du suicide social. Quelle sera la vie d’Edward Snowden ? Quelle est celle du soldat Manning ? On leur associera la jeune égyptienne qui s’est photographiée nue1 ?
Il faut du courage et probablement une psychologie particulière pour rompre avec le consensus, celui des masses qui croient aux messages du Pouvoir ou, à tout le moins, qui préfèrent s’accomoder du sort qu’on leur fait ; la tranquillité est à ce prix. Il y a une psychologie du lanceur d’alerte, le fait est connu.
Cette psychologie leur vaut parfois la critique ou le mépris. C’est oublier que les déviants, les asociaux, les excessifs, souvent, sont ceux par qui la liberté progresse. C’est leur différence qui leur donne le courage de rompre avec la majorité qui les entoure et à laquelle ils continuent de s’adresser, par des comportements qui sont autant de messages.
Cette différence ne témoigne pas toujours d’une personnalité à l’équilibre, bien adaptée à son environnement. Assange est prétentieux et imbu de lui-même, imbuvable certainement. Snowden est un anarchiste de droite, un naïf, un libertarien aux idées simplettes. Les Pussy Riot sont des exaltées. Les Femen sont des folles qui n’ont rien compris au féminisme… Peut-être, mais les gens lisses ne font pas d’histoires. Ce sont les personnalités hors normes qui rejoignent la France Libre ou les rangs de la première Résistance ; les gens raisonnables sont attentistes2.
Il faut une grande force d’âme, de l’inconscience pour contester les dispositifs de contrôle, on l’a dit, et il ne faut pas trop avoir le souci des conséquences. 35 ans de prison pour le soldat Manning. Le colonel Picquart, le whistleblower de l’affaire Dreyfus, mort il y a un siècle, y a perdu sa carrière. Un jeune activiste américain de l’internet libre, Aaron Swartz, s’est suicidé l’an passé, abattu par les poursuites que lançaient contre lui les institutions américaines. Quand le « Yes, we can » devient un « Yes, we scan », selon une formule heureuse, un brutal « No, you can’t » est bienvenu. Et tant pis s’il est dit sans les formes.
On notera que sortis de la société qui les fait naitre, dont ils divorcent, ces personnages semblent devenir hors-sujets. C’est probablement le cas aujourd’hui des Femen transposées en France : leurs démonstrations tombent à plat3 – signe que ce courage peu ordinaire prend sens dans leur milieu d’origine exclusivement, comme si leur texte ne valait que pour un certain type de théâtre et pour un certain type de public.
Stéphan Alamowitch et Serge Soudray
Notes
↑1 | Aliaa Magda Elmahdy, dans un contexte où, en-deça de ce que demandait Benjamin Constant, il faut d’abord revendiquer le droit sur son propre corps.]. Cela en valait-il la peine, diront les gens raisonnables, et de toute façon, nous ne sommes pas en dictature[2. Leurs avocats voudront démontrer que leur souci des principes supérieurs, légitimes, est aussi de l’ordre de la légalité, et que les règles qui servent à les inculper, inférieures, sont à écarter. Tâche difficile. |
---|---|
↑2 | Quand ils ne sont pas pétainistes ! |
↑3 | Mais ce n’est le cas ni d’Assange ni de Snowden, dont les scènes étaient mondiales dès l’origine. |