Violette ou l’impossible laideur féminine au cinéma

Si la femme philosophe a souvent résisté au passage au cinéma1,  il en est de même pour la femme de lettres.  Le film-portrait que Martin Provost vient de consacrer à Violette Leduc incite à en parler ici.

On attribue l’invention de l’autofiction à Serge Doubrovsky dans les années 70, mais  Violette Leduc s’est mise d’elle-même sous le microscope dès 1945, quand elle débuta dans Les Temps modernes par un extrait de son premier livre, L’Asphyxie.  Dans une série de romans dont on mesure aujourd’hui la vraie valeur, elle a révélé les émotions les plus crues et intimes de sa vie, a parlé de ses échecs en amour, de sa sexualité, de sa laideur, en changeant les noms et en gardant les faits—le tout sur un rythme syncopée, incantatoire.  Elle a longtemps souffert de ce qu’on appellerait aujourd’hui borderline personality disorder. Masochiste, elle désirait les hommes homosexuels qu’elle laissait indifférents. Elle pleurait souvent, faisait des scènes. Victime, elle faisait souffrir. Sa sensualité s’épanouissait auprès des femmes, et c’est cette sensualité-là qui a donné lieu à son écriture envoûtante. Comme pour tous les créateurs d’autofiction, son personnage faisait partie intégrante de son aura littéraire, on distinguait mal l’un de l’autre.  Dans le petit monde de Saint Germain des Près, elle se distinguait par son physique : vue de dos, avec sa taille de guêpe, on aurait dit un mannequin; elle affectionnait les robes au-dessus de ses moyens.  Dès qu’elle se retournait, on voyait son visage ravagé, son nez disgracieux, que même la chirurgie esthétique n’avait pas réussi à corriger.

Dans ce dédoublement entre visage et corps s’exprimaient ses origines : une mère domestique mise enceinte par un grand bourgeois qui refusa de reconnaître sa fille.  Violette Leduc aimait imaginer qu’elle avait hérité, dans ses gènes, des gouts de luxe de ce père, qui faisait blanchir ses chemises à Londres.  De cet héritage elle a fait son plus beau roman : La Bâtarde.

La laideur comme signature

Pour Violette Leduc, la laideur fut une signature. Quel dilemme pour un cinéaste, surtout un cinéaste homme!  S’il va pour la laideur, va-t-on l’accuser de misogynie, de la haine des femmes ?   Et d’ailleurs comment trouver une leading lady assez laide pour l’incarner ?  Car au cinéma, comme dans la vie, la laideur masculine se distingue de la laideur féminine. Pour un homme, avoir une belle gueule  (Bogart, Gabin, Depardieu) est un atout.  Pour une femme, cela vous condamne aux seconds rôles.

Dans un article récent du New Yorker, Adelle Waldman aborde cette asymétrie avec perspicacité, en accusant les romanciers d’avoir du mal à admettre combien la beauté féminine compte dans le comportement des hommes et des femmes :

« On considère souvent la beauté comme un sujet essentiellement féminin, quelque chose de trivial et de frivole qui ne devrait pas autant préoccuper les femmes.  Tandis que les hommes sont connus pour avoir un rapport direct et simple avec la beauté : la beauté les attire. On admet que cette situation est fâcheuse, moralement suspecte—mais on n’y peut rien, c’est naturel, biologique. Quelle ironie ! Les femmes sont sujettes à un interminable contrôle,  exténuant et humiliant.  En même temps on se moque de leur façon de se préoccuper de leur beauté, de leurs efforts pour la rehausser, pour la maintenir, tandis que les hommes…il leur suffit juste d’être des hommes. »

C’est ici qu’il faut évoquer Maurice Sachs, avec qui Violette Leduc a vécu une relation houleuse pendant la guerre, faite de marché noir, de complicité littéraire, et de sado-masochisme,…. Dans un journal publié après sa mort, Maurice Sachs la transpose en une certaine Lodève :

« Elle porte cette croix, la pire, d’être incroyablement laide et de le savoir.  Ah!  Ce nez grotesque qui au-dessus d’un menton ravalé lui fait une figure de gargouille, ce front bas, ces pommettes larges et saillantes, cette peau épaisse, cette bouche indiscrètement sensuelle, ces gros yeux à fleur de peau, quelle fée vicieuse les a assemblés en un seul visage comme pour one caricature de caricatures?   Un exemple absurde de ce que jamais la nature ne serait assez cruelle pour retenir en one seule figure.  Ce masque monstrueux et risible surmonte un très beau corps, long, mince, élancé, souple, élégant.  Ah!  Vraiment quel partage extrême, quel excès ici et là ! »

Or c‘est Emmanuelle Devos qui interprète l’écrivain dans le film.  On lui donne un faux nez, plus lourd que le sien.  Mais rien à faire, elle reste belle, une belle femme avec un prothèse de caoutchouc sur le nez.  Dans un entretien au Point, Emmanuelle Devos dit qu’il aurait été ridicule d’enlaidir son visage encore davantage : les gens n’auraient vu que cela. Elle a certainement raison, car il est peu probable que le public aurait pu supporter un déguisement plus réaliste ou même une actrice inconnue dont le vrai visage ferait horreur. Il faut reconnaître aussi que depuis la banalisation de la chirurgie esthétique, la laideur est devenue rare et les visages féminins s’uniformisent.   Tout se passe alors comme si  le véritable visage de cet auteur n’a plus de droit à l’existence.   Depuis la sortie du film, les romans de Violette Leduc ont été réédités avec la photo d’Emmanuelle Devos en couverture:  la gargouille a disparu.

Logique commerciale ou regard du spectateur contemporain mis à part, le problème persiste.  Sans apercevoir la façon étrange dont la belle et la bête ont existé chez Violette Leduc, on ne comprend rien à ce personnage – ni les réactions qu’elle a suscitées de son vivant, ni l’extrême humiliation de vivre qui marque son écriture.  Deux scènes dans le film laissent perplexe : d’abord, on la voit traverser une route à la campagne, des hommes la croisent sans la remarquer.   Sa laideur est censée la rendre invisible. On le sait en principe si on connaît déjà sa vie,  mais l’actrice ayant de fait un physique plutôt agréable, on ne comprend pas.   Dans une seconde scène à la campagne, un homme à vélo l’arrête sur son chemin pour flirter.  C’est un moment de sa vie où, sauvée par l’écriture, elle va beaucoup mieux : le film semble nous dire que la littérature l’a embellie, qu’elle serait enfin attirante,  mais l’actrice est ni plus ni moins séduisante qu’avant, et l’on n’y comprend rien non plus. Quant aux autres personnages, ils ressemblent beaucoup plus aux photos que nous connaissons d’eux que Violette ne ressemble à la sienne : Sandrine Kiberlain en Simone de Beauvoir joue parfaitement la  maitresse d’école sévère et juste, et Jean Genet, l’excellent bad boy d’un certain âge. Même Gaston Gallimard, qui n’apparaît qu’une fois, semble avoir été étudié et « casté »  d’après des photos d’archives.

Quelqu’un manque pourtant parmi les figurants, et qui aurait bien permis aux spectateurs de mettre côte à côte laideur féminine et laideur masculine : Jean-Paul Sartre, philosophe et écrivain qui a vécu dans la conscience de sa laideur.  « Je ne suis qu’un désir de beauté et en dehors de cela, du vide, rien, »  dit-il dans ses Carnets de la drôle de guerre.  On raconte souvent comment Sartre est arrivé à séduire de belles femmes par son intelligence, son génie, son charme, malgré tout. Autant dire que la laideur chez lui, était «beaucoup moins cruelle » que chez elle.

Question de décor

Si le visage de la Violette du film n’était pas conforme au personnage historique, le décor des années 50, 60, le « mid century modern » est reconstruit au détail près.  René de Ceccatty, co-auteur du scenario, raconte l’étrange sensation qu’il a ressentie en se rendant sur le lieu du tournage, une reconstitution du petit studio minable de l’écrivain dans le onzième arrondissement, rue Paul Bert :

« Le tournage avait lieu à Epinay où avait été reconstitué en studio le “réduit” de la rue Paul-Bert.  Je me disais en regardant la petit pièce meublée par le décorateur, la cuisine dont la vétusté avait été artificiellement reconstituée, la courette et les locaux à poubelles et tous les accessoires étalés sur des planches à tréteaux, dont chacun avait été le fruit de recherches historiques, de visites chez les antiquaires, de fouilles dans les archives d’éditeurs, d’emprunts auprès des proches de Violette et de sa famille, que l’on assistait à un paradoxe.  Ce logement dont s’était tant plainte Violette, car il était le signe de sa pauvreté, avait besoin pour être construit en studio non seulement d’un grand savoir-faire, de rigueur, mais aussi d’argent, de beaucoup plus d’argent que n’en avait jamais eu Violette. »

Le film paraît à tous « trop fidèle » ou « académique »: ces décors restent des vitrines, des expositions d’objets, comme on en voit dans un stand 1950 aux Puces de Clignancourt.  Académique, car le film veut que nous reconnaissions les personnages relativement confidentiels de l’histoire littéraire du dernier siècle. Combien de français savent que l’homme de la première scène, Maurice Sachs, était un juif homosexuel collaborateur, mort dans une prison en Allemagne dans des conditions jamais éclaircies ?

Simone de Beauvoir

Néanmoins, beaucoup resterait à dire sur les belles ambitions de Violette en tant que chronique de la vie littéraire des années 50, sur tout ce que ce film effleure seulement et qu’il serait important de poursuivre, car l’histoire littéraire de cette époque a trop longtemps étouffé sous l’énorme poids du couple Sartre-Camus.

La regrettable absence de Sartre a ceci d’excellent : elle permet de faire de Simone de Beauvoir la figure centrale, la mécène, qui permet à Violette Leduc de s’épanouir en tant qu’écrivain.  Nous connaissons peu de films sur la littérature où une femme de lettres influente encourage une autre femme de lettres avec constance, allant jusqu’à lui verser une aide financière : Beauvoir s’est arrangée pour verser elle-même une mensualité à Violette Leduc, lui faisant croire qu’il s’agissait de ses droits d’auteur chez Gallimard. Constante et fidèle, tout en la trouvant invivable, mais sachant que c’était la littérature qui comptait avant tout.

Autre réussite : les phrases de Violette Leduc en voix off,  qui bercent et permettent de prendre conscience de son écriture :

« Mon cas n’est pas unique : j’ai peur de mourir et je suis navrée d’être au monde…. Je m’en irai comme je suis arrivée.  Intacte, chargée de mes défauts qui m’ont torturée.  J’aurai voulu naître statue, je suis une limace sous mon fumier. Les vertus, les qualités, le courage, la méditation, la culture.  Bras croisés, je me suis brisée à ces mots-là. »

Si Simone de Beauvoir et Violette Leduc restent en quelque sorte des figures de cire, des représentations au lieu de personnages réellement vivants, c’est peut-être que le cinéaste, Martin Provost, est fasciné par ces histoires inédites de l’après-guerre, et trop respectueux.

Alice Kaplan

Pour en savoir plus

Martin Provost, dir., Violette, TS Productions, 2013

Violette Leduc.  La bâtarde.  Paris :  Gallimard/folio, 1991

Le Point en ligne.  Entretiens-vidéo avec Emmanuelle Devos :

http://www.lepoint.fr/cinema/videos-violette-l-amoureuse-de-simone-de-beauvoir-30-10-2013-1749966_35.php – http://www.lepoint.fr/cinema/videos-violette-l-amoureuse-de-simone-de-beauvoir-30-10-2013-1749966_35.php

René de Ceccatty, Violette Leduc :  Eloge de la bâtarde.  Paris : Stock, 2013

Carlo Jansiti,  Violette Leduc.  Paris :  Grasset, 2013

Adelle Waldman, « A First-Rate Girl :  The Problem of Female Beauty, » New Yorker blogs, 2 octobre, 2013

http://www.newyorker.com/online/blogs/books/2013/10/a-first-rate-girl-the-problem-of-female-beauty.html

Notes

Notes
1Voir Une Hypatie des années 60,  Contreligne juin 2013
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