L’affaire Dieudonné aura permis de comprendre qu’il existe désormais un antisémitisme plébéien, quand traditionnellement, au XXème siècle au moins, l’antisémitisme était, selon une formule de François Furet dans Le Passé d’une illusion, une passion bourgeoise, de Paul Morand à Céline pour prendre cette classe sous un angle littéraire et dans tous ses degrés1. Les hackers qui ont fait sauter le site de Dieudonné et fait circuler les photos de « quenelles » devant des synagogues, à Berlin, devant la maison d’Anne Franck nous ont rendu service. Les photos montrent monsieur tout-le-monde, l’étudiant, la coiffeuse, le militaire du rang, le technicien ou le pompier, souvent hilares, jeunes presque toujours.
Toute une partie de la population qu’on classerait, en allant vite, parmi les classes populaires et les classes moyennes inférieures, plutôt jeune, paraît se reconnaître dans les provocations haineuses de l’humoriste, soit par un antisémitisme bien conscient de ce qu’il est, soit au nom d’un anticonformisme teinté d’esprit Canal+ : il s’agit de s’en prendre à une minorité si bien intégrée à la société qu’elle est désormais considérée comme un élément typique de l’establishment – position inconfortable dans une société où la rupture entre les élites sociales, politiques et économiques, et le « peuple », dit-on, serait consommée.
Dans plusieurs articles du milieu des années 90, François Furet avait repéré cette évolution des esprits, et il avait eu l’intuition qu’elle déboucherait sur un nouvel antisémitisme. Il s’était trompé sur le lieu : ce n’est pas aux Etats-Unis, sous l’influence des milieux « politically correct » et des minorités raciales, mais en France qu’il a pris sa nouvelle forme. Il n’avait pas non plus prévu le rôle d’internet. Voila de quoi réfléchir pour ceux qui, en France, critiquent les règles américaines du Free Speech et ont préféré criminaliser les opinions vicieuses, racisme ou négationnisme, …. On voit le résultat. On crée un nouveau droit du blasphème, et on donne aux faibles d’esprit le goût de la transgression.
Reste que cet antisémitisme plébéien étonne. Que de jeunes maghrébins, que de jeunes noirs africains, certainement minoritaires dans leur propre groupe, transforment leur sentiment d’exclusion sociale en hargne antisémite – pour les premiers au nom de vieux préjugés et de la Palestine, pour les seconds parce qu’ils sont convaincus que le malheur juif éclipse le malheur noir -, on pouvait s’y attendre. C’est « humain ». Que les antisémites obsessionnels, minorité agissante bien connue, soient toujours prêts à offrir un langage et des références, c’était prévisible. Mais que de jeunes français de souche rient en si grand nombre aux outrances (on devrait écrire aux outrages) de Dieudonné, comment l’expliquer ?
Les enquêtes des journaux font certes état d’une exaspération devant la façon dont l’école leur a présenté la Shoah (Le Monde du 22 janvier 2014 par exemple), et il y aurait comme une sorte d’effet en retour. Il n’est pourtant pas du tout démontré que le Journal d’Anne Franck, les cours d’histoire soient l’occasion de séances de culpabilisation collective, dont les jeunes esprits voudraient se débarrasser par le rire.
La Shoah comme étouffe-chrétien ? Cela ne tient pas.
La transgression comme droit de l’homme
Il faut trouver une autre cause à ce dieudonnisme dont la popularité a surpris tout le monde.
Dans un monde décervelé, la Shoah rappelle d’abord que la vie ne se réduit pas aux jeux vidéo, au football et aux émissions de Canal+. Or, ce public fait par et pour l’infotainement veut rire de tout. Les juifs l’emmerdent, comme les tutsis du Rwanda, objets d’un sketch stupide sur Canal+ encore2, et comme les cours d’histoire du collège et du lycée. On doit bien pouvoir en rire puisque il faut que ce soit carnaval tous les jours.
Et puis surtout, ces « quenelles » devant les synagogues, à Berlin, en photos sur internet, c’est attirer un peu de lumière et participer au grand show médiatique, c’est monter sur scène. Rire de la Shoah et des victimes du nazisme en général3, c’est comme passer les bornes dans un talk show : tranche de rigolade et applaudissements du public. D’ailleurs, on veille bien à se photographier en situation, dans une mise en scène qui fait participer au grand show. Il faut transgresser et se faire admirer dans l’accomplissement de la transgression. Faute de moyens, faute d’accès aux plateaux de télévision, on se photographie au téléphone portable et on diffuse par internet.
Pour ce public juvénile, la transgression et sa mise en spectacle sont comme un droit qui ne peut rester l’apanage des classes supérieures, identifiées aux vedettes, aux animateurs et aux invités de la télévision. Comme le Tiers-Etat de 1789 réclamait le droit de chasse alors réservé aux nobles, cette partie de l’opinion réclame le droit à la transgression médiatique. L’égalité est en marche. D’où chez certains jeunes interrogés, parce que pour eux cet aspect est effectivement marginal (mais parions-le aussi, aucunement absent), le refus d’admettre qu’il y a de l‘antisémitisme, et de l’espèce la plus traditionnelle, dans les postures de l’humoriste.
Hypothèse probablement aussi vraie qu’une bonne vieille explication de sociologue, qui ferait du dieudonnisme et de son antisémitisme de style années 30 (à la référence près à l’esclavage) le produit malsain, dévoyé du sentiment d’aliénation sociale.
Serge Soudray
Notes
↑1 | L’antisémitisme populaire est plutôt associé au XIXème siècle : au socialisme d’avant l’affaire Dreyfus, que Jaurès et la SFIO ont su purger, ou à l’Algérie coloniale. Il a ressuscité vers 1940 avec Doriot et quelques autres, mais surtout par l’effet d’un pacifisme dévoyé. |
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↑2 | Soyons honnêtes, dans ce créneau, la concurrence est vive sur les chaines du câble, et par ailleurs, c’est le service public qui a donné ses premières tribunes au Dieudonné antisémite, au prétexte probablement de faire de l’audience. |
↑3 | Puisqu’il y eut des « quenelles » dans l‘église incendiée d’Oradour-sur-Glane, dont les photos ont été mises sur le site de l’humoriste et qui font l‘objet de poursuites judiciaires. |