« Dieu dit : Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac; va-t’en au pays de Morija, et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai. Genèse 22:2″ —
C’est par ces mots adressés par Dieu à Abraham que débute l’un des récits parmi les plus complexes sur le plan moral et les plus importants de la tradition biblique, récit qui renvoie encore à l’heure actuelle à des questions critiques sur la foi et l’obéissance, la religion et l’État. Abraham doit-il obéir à son Dieu ?
D’ordinaire, on interprète la ligature d’Isaac1, son sacrifice, comme le symbole d’une obéissance aveugle aux commandements religieux. Sans l’intervention d’un ange, Abraham aurait tué son fils. Et, au-delà même de cela, comme il n’est pas dans cet épisode seulement le père d’Isaac — c’est aussi le père du monothéisme —, l’enseignement à tirer de ce récit semble être que la foi serait synonyme d’obéissance, que le commandement divin doit prendre le pas sur les commandements de l’éthique. Il est intéressant de remarquer que même le philosophe Yeshayahu Leibowitz, le père du « mouvement du refus » en Israël, qui a soutenu les objecteurs de conscience de l’armée israélienne dans leur refus de combattre à l’intérieur des territoires occupés, souscrivait à cette interprétation du sacrifice et de la religion. Leibowitz considérait que l’essence de la foi véritable, selon la Bible et selon le grand philosophe juif médiéval Maimonide, résidait bien dans l’obéissance.
Cette théologie a été profondément inscrite dans la tradition juive et continue d’exercer son emprise, surtout à l’intersection de la religion juive et de l’État juif. Le rabbin Shlomo Riskin, ancien chef spirituel de la Synagogue de Lincoln Square et fondateur de la colonie d’Efrat, sur la Rive Occidentale du Jourdain, exprimait la pensée de nombre de gens quand il écrivait : « Le paradoxe de l’histoire juive, c’est que, si nous n’avions pas accepté de sacrifier nos enfants à Dieu, nous n’aurions jamais survécu en tant que nation inspirée par Dieu et dévouée à Dieu ». Le rabbin Riskin a expliqué ailleurs que la demande faite à Abraham s’imposera aussi à « toutes les générations suivantes de juifs ». L’allusion à la réalité israélienne est évidente, surtout pour ceux qui, comme moi, ont servi assez longtemps dans l’armée israélienne pour être confronté à ses exigences manifestement contraires à toute morale.
Consciemment ou non, les conceptions comme celles de Riskin découlent d’une théologie qui identifie explicitement la cause sioniste à la volonté de Dieu. En Israël, la théologie est omniprésente : c’est un pays où aucune Constitution n’aurait pu s’écrire, car l’autorité de la loi fondamentale s’y serait opposée à celle de Dieu, un pays où chaque soldat reçoit un exemplaire de la Bible avec son premier fusil, où même les progressistes de gauche font l’éloge d’une figure comme Ariel Sharon. Contrairement aux apparences, le sacrifice n’a jamais été le nœud de cette théologie et de cette politique. La priorité a toujours été accordée à l’obéissance. Substituez « la volonté de Dieu » à « l’État juif » et vous obtiendrez une théologie du sacrifice d’Abraham — l’obéissance au décret étatique, si immorale soit-elle.
Sharon mérite ici un commentaire, parce qu’il insistait pour être identifié d’abord comme juif, et ensuite comme israélien — un juif pour qui la renaissance du judaïsme biblique sur la Terre promise représentait la valeur cardinale. Chez les juifs laïcs nés en Israël comme l’était Sharon, un tel fondamentalisme n’a rien de courant, et il peut en partie expliquer le caractère impitoyable de son combat (on songe ici à l’assaut féroce mené contre le village de Qibya, sur la Rive occidentale) ou au zèle qu’il déploya si longtemps pour créer des colonies de peuplement sur la Rive occidentale et à Gaza. Sharon incarnait mieux que quiconque la théologie du sacrifice d’Abraham : la défense de l’État juif d’abord et toujours, la moralité ensuite.
Mais il est des raisons de penser que cette théologie politique est pervertie, non seulement d’un point de vue éthique, mais aussi en ce qui concerne la foi — en fait, au sein même de la foi juive.
Retour à Maimonide
Ainsi la conception du sacrifice d’Abraham chez Maimonide. Si l’on veut comprendre l’interprétation qu’il en donne, la clé réside non pas tant dans ses commentaires explicites sur la Genèse, 22, mais plutôt dans sa classification des 11 degrés de prophétie, qu’énonce son œuvre majeure, « Le Guide des Égaré ». Le 11ème et dernier degré de la révélation prophétique dont il traite est celui où un prophète « voit un ange qui s’adresse à lui dans une vision » — et Maimonide ajoute immédiatement : « comme Abraham au temps du sacrifice ». Selon Maimonide, « c’est le plus élevé des degrés des prophètes dont les états sont attestés par les livres prophétiques ».
Le récit du sacrifice commence lorsque Dieu s’adresse à Abraham et lui ordonne de sacrifier son fils. Nous savons qu’entendre ce commandement ne constitue pas la plus haute manifestation de prophétie telle qu’en témoigne la Bible : entendre Dieu, selon la taxonomie de Maimonide, représente un degré de prophétie inférieur. Ce n’est certainement pas ce que Maimonide avait en tête quand il évoquait la ligature d’Isaac à titre d’exemple du « plus haut degré des prophètes », qui consiste en l’apparition d’un ange. En fait, c’est seulement plus tard dans la Genèse qu’un ange apparaît à Abraham — quand il lui commande de cesser le sacrifice.
On peut légitimement se demander, question que s’est maintes fois posée la tradition, en vertu de quelle autorité Abraham décide de suivre le commandement de l’ange en lieu et place de celui de Dieu. La question est particulièrement pertinente, car cet ange est l’« ange de Yahvé », alors que c’était Dieu qui avait édicté le décret initial. Et, en tout état de cause, on doit se demander pourquoi, selon Maimonide, c’est justement par cet acte — l’obéissance à l’ange de Yahvé au lieu de Dieu — qu’Abraham illustre le plus haut degré de la prophétie .
La réponse à ces questions se trouve dans l’analyse que livre Maimonide des noms divins. Alors que Yahvé désigne le nom même de l’être divin, Maimonide interprète « Dieu » — « Elohim » en hébreu — comme un terme quelque peu équivoque. Désignant à l’origine les dirigeants et les juges de l’État, ce n’est que de façon dérivée qu’« Elohim » a fini par désigner l’être divin, que la Bible dépeint parfois comme un dirigeant ou un juge de l’État.
Les implications théologiques de cette conception devinrent plus claires avec l’interprétation que proposa Maimonide de l’histoire de la chute d’Adam et Eve. Le serpent de l’histoire déclare qu’en croquant le fruit défendu, Adam et Eve deviendront « comme Dieu » — Elohim — « connaissant le bien et le mal ». Il est tentant de lire : « Ils deviendront divins en accédant à la connaissance éthique ». Pourtant, Maimonide lit la chose exactement à l’inverse : accéder à la connaissance du bien et du mal que possède Dieu représente plutôt une punition imposée à Adam et Eve. L’accès à cette connaissance consiste en réalité à perdre la connaissance absolue que l’on détient dans l’Eden, et, à la place, à se conformer aux normes du pays et aux lois de l’État.
Il est intéressant d’appliquer ceci au récit que fait Maimonide du sacrifice d’Abraham — et, par là, à son récit de la révélation prophétique. Il en vient une théologie politique très différente de celle à laquelle souscrivent les penseurs religieux et les critiques de la religion. La prophétie, ainsi que l’a affirmé Spinoza plus que quiconque, est la principale institution politico-théologique. Pourtant, la sagesse prophétique suprême consiste, comme le montre l’interprétation de Maimonide, en une désobéissance aux normes contingentes et aux décrets délétères de l’État.
Dieu commande le sacrifice du fils. Maimonide fait de ce commandement une lecture métaphorique, comme s’il représentait la tentation humaine, trop humaine de suivre la loi établie et la norme éthico-politique —, le rituel païen de l’enfant sacrifié constituait la norme éthico-politique du monde d’Abraham. Ce rituel païen conserve une résonance jusque dans la politique contemporaine et dans l’imagination populaire. En Israël, il trouve des adeptes chez ceux qui enseignent l’obéissance absolue à l’État, à l’armée et aux mythes qui les justifient. Maimonide y aurait désobéi. Pour lui, le plus haut degré de la connaissance prophétique consistait à obéir à l’annulation par Yahvé du décret de Dieu. Ce n’est pas seulement la moralité qui l’exige, mais aussi la foi. C’est cela, la vraie théologie politique du sacrifice d’Abraham.
Les citoyens de l’État juif pourraient avoir à en tenir compte s’ils veulent chercher en Abraham un modèle de leur judaïsme. Les soldats pourraient avoir à y songer quand ils touchent une bible avec leur M-16. Suivre les prophètes juifs plutôt que le rituel païen du sacrifice d’un enfant revient à pratiquer la désobéissance morale au décret de l’État.
Omri Boehm
Cet article est paru en hébreu dans le quotidien Haaretz, en anglais dans un blog Philosophie du New York Times et en allemand dans Die Zeit.
Notes
↑1 | NDT La tradition en langue française est de parler de «sacrifice d’Abraham» plutôt que de «sacrifice d’Isaac», comme le fait Omri Boehm dans la version anglaise de son article, et on employe peu les termes de «ligature d’Isaac». On parlera ici de «sacrifice d’Abraham» et de «ligature d’Isaac». |
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