Tous les livres ne se prêtent pas indifféremment à une lecture sur une liseuse numérique. Certains semblent tout à fait écrits à cet effet, d’autres nécessitent davantage d’espace et de temps de lecture. Faut-il pour autant distinguer entre les livres qui ont une âme et ceux qui n’en ont pas ?
Vous vous souvenez tous du défi qui attend Harry Potter dans les deux derniers tomes de ses aventures : le vil Lord Voldemort, qui s’est emparé du pouvoir, est surtout devenu immortel grâce à la magie maléfique qui, bien des années plus tôt, lui avait permis de s’incarner à tout jamais dans sept objets, les fameux horcruxes − comme les appelle J. K. Rowling −, dont chacun renferme une copie de l’âme du méchant. L’univers de Voldemort est numérique : rien ne peut se perdre. Rien ne sert de le tuer, son âme ne s’en trouverait pas atteinte. Harry n’a donc pas seulement à se préparer au duel final, comme dans un bon western. Bien avant, il doit aussi trouver et détruire les sept objets en question, un collier peut-être, ou bien un vase, un anneau etc. Lorsqu’on tente de les anéantir, ceux-ci se mettent à résister et à pousser des piaillements à fendre l’âme jusqu’à l’instant fatal. Même une âme maléfique ne peut survivre à l’intérieur d’un objet une fois détruit.
Un monde sans livres
Parmi les sept objets se trouve aussi un livre : une espèce de manuscrit, de codex qui fonctionne à dire vrai comme un ebook enrichi et exerce justement ainsi son pouvoir de séduction maléfique. Dans l’univers d’Harry Potter, il n’existe d’ailleurs pas seulement des ebooks enrichis, mais aussi toutes sortes d’images enrichies qui se mettent à parler dès lors qu’on les regarde. Le monde d’Harry Potter est foncièrement un monde enrichi où l’on peut cliquer sur le passé à l’intérieur d’une vasque ou faire le tour du monde à toute vitesse, en un simple clic, comme sur Google Streetview.
Il apparaît clairement que chez Harry Potter, à Poudlard, les livres numériques ont une âme. Mais qu’en est-il de notre monde ? Des sondages l’ont montré : une majorité de la population pense que les livres normaux ont une âme.
Interrogée sur l’âme des ebooks, cette même majorité est pourtant extrêmement indécise. Personne n’exclut foncièrement cette éventualité, mais d’expérience, on affirme n’avoir encore jamais croisé l’âme d’un ebook sur son chemin. Les livres normaux, eux, ont une âme, on peut le vérifier. Chaque fois que l’existence des livres est menacée, lorsqu’une librairie disparaît par exemple ou qu’il faut affronter l’idée de ne bientôt plus avoir que des livres numériques diffusés par Amazon, la consommation d’antidépresseurs s’accroît. Corrélation qui, jusqu’à présent, semble avoir échappé aux spécialistes du livre.
Quand les livres vont mal, nous sommes tristes, aussi tristes que les personnages de Harry Potter voyant surgir les détraqueurs (mélange de fantôme, de police et d’aspirateur), prêts à happer l’âme de leurs proies. La destruction réelle des livres, elle aussi, nous attriste : de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie aux autodafés nazis, l’histoire de la destruction des livres se lit comme une histoire traumatique, pour ne pas dire meurtrière, tant elle est liée aux actes d’assassinat, d’exécution voire de génocide. Hommes et livres sont un peu brûlés de la même façon ou pour les mêmes raisons. Aussi les livres sont-ils humains, aussi ont-ils une âme.
Un monde sans livres nous apparaît déprimant, comme nous le dépeint Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, représentation dystopique d’un univers sans livres dans lequel les pompiers ont pour mission de débusquer les livres cachés et de les brûler. Quiconque respecte cet interdit, la femme du vaillant soldat du feu Montag par exemple, sombre dans la déprime, regarde la télévision et avale de temps en temps trop de cachets, mais se retrouve en général récupéré in extremis et poursuit sa vie sans âme, rivé devant l’écran d’une télévision que Bradbury décrit, dès 1950, comme pseudo-participative. La question de l’âme des ebooks ne se pose pas encore à l’époque, mais il est évident que la télévision, en plus de n’avoir aucune âme, agit comme un détraqueur en détroussant les spectateurs de leur âme et en remplaçant la famille qu’ils n’ont pas par une pseudo-famille cathodique.
Les âmes, peut-être, sont liées aux familles, aux générations, au passé. Les seuls individus dotés d’une âme dans le monde de Fahrenheit 451 sont les détenteurs de livres, ceux qui ont donc fui. Chacun d’eux a appris un livre par cœur, le récite en permanence et redevient par là-même un être humain doté d’une âme qui, à travers la lecture à haute voix, peut se transmettre à la génération suivante.
1984 d’Orwell vient lui aussi à l’appui de cette question. Le monde de 1984, sous le signe de la surveillance totale, est un monde sans livres et donc sans âme, déprimant. Tout commence lorsque le malheureux héros du roman, Winston, tente de se cacher dans un recoin de son appartement afin de consigner ses pensées à l’abri des regards indiscrets. C’est le premier acte de résistance à Big Brother. L’âme est ce qui échappe à la surveillance, ce qui se développe là-même où n’existe que moi, moi et mon journal intime, là où j’accède à moi-même. L’âme n’est accessible qu’à moi et à celle que j’aime, ce qui explique que Winston et son amie, une fois arrêtés, sont torturés jusqu’à renoncer à leur amour et à de nouveau abandonner leur âme. Tous deux ne sont plus que des zombis à la fin, comme si des détraqueurs les avaient vidés de leur substance. Big Brother est un détraqueur, ni plus ni moins.
Culture consumériste
Nous avons prouvé pour l’instant que les livres normaux ont une âme et que, des siècles durant, ils nous ont pour ainsi dire servi de horcruxes, ce qui, au fond, n’est pas totalement étranger à la préhistoire chrétienne de la galaxie Gutenberg. Nous sommes les héritiers de ces histoires autour de l’Ecriture sainte, que les moines du haut Moyen-Âge n’avaient de cesse de psalmodier à mi-voix dans leur coin, comme pour absorber et assimiler ainsi le sacré.
C’est en ce sens qu’il faut interpréter la séquence finale de Fahrenheit 451, lorsque chacun des détenteurs de livres se met à réciter de tête un ouvrage, variante humaniste et séculière du service rendu par les monastères au fil des siècles : la sauvegarde du sacré grâce à la ruminatio. Les moines lisaient et marmonaient afin d’entendre la voix de Dieu, et de s’en laisser spirituellement investir. La grande différence existant aujourd’hui dans l’entretien des âmes est que nous n’essayons plus, la plupart du temps, d’entendre la voix de Dieu en lisant, mais notre propre voix.
Or pourquoi donc cette possibilité d’accéder à soi-même, de s’entendre soi-même, serait-elle impossible dans le cas des ebooks ?
Les liseuses numériques ne posent aucun problème s’agissant d’ouvrages spécialisés ou d’encyclopédies, mais personne n’a jamais dit que les encyclopédies avaient une âme. Elles marchent tout aussi bien dans le champ culturel du divertissement. Or de toute manière, à force de consumérisme et de divertissement, voilà belle lurette que nous nous sommes détournés de la part spirituelle des livres. Quelle hypocrisie, avouons-le, de s’exaspérer des ebooks, sous prétexte qu’ils pourraient nuire à notre sacro-sainte culture du livre : comme si cette culture ne s’était pas phagocytée elle-même depuis longtemps en se convertissant au marché et au succès commercial.
Ne rien pouvoir objecter aux ebooks s’agissant de ces livres-là − best-sellers, polars, romans érotico-pornographiques, etc. −, bien entendu, ne confirme pas vraiment que ceux-ci ont une âme, comme nous l’avons récemment observé avec Cinquante nuances de gris. Les liseuses numériques sont même idéales pour lire des ouvrages indécents, en d’autres termes sans âme, le matin à huit heures dans le bus ou le métro, personne ne pouvant voir la nature de vos lectures. Autre atout de la liseuse : plus besoin de se débarrasser soi-même de ses livres, à moins de ne plus avoir d’espace de stockage ; mais le problème ne se produit que rarement et sera bientôt résolu par le cloud computing. Les ebooks que nous accumulons dans nos tablettes de lecture s’éliminent de toute façon tôt ou tard d’eux-mêmes, lorsqu’on change de liseuse ou lorsque des problèmes de compatibilité apparaissent et qu’une nouveauté sort sur le marché.
Les âmes, je suppose, ont besoin de temps, elles ne se sentent bien qu’à l’endroit où on leur accorde du temps : au sein d’horcruxes fiables, qui n’ont pas besoin d’être recopiés tous les dix ans. L’âme veut du temps, est faite de temps. Nous sommes l’âme, nous-mêmes, incrustés dans ce temps qui a aussi pour singularité de nous dépasser. Les âmes n’ont pas grand-chose à voir avec la communication, mais plutôt avec la transmission, et les livres, plus que tout autre medium, sont gages de transmission. Aussi sommes-nous si entourés de l’âme des défunts – ce qui d’ailleurs fait des hommes la seule et unique espèce comprenant plus de défunts que de vivants.
Les défunts demeurent, dans les livres, sur les toiles, parfois aussi sur les stèles − qui, certes, ne sont sans doute pas le plus ancien des media, mais en tous cas le plus vieux support d’écriture (et le seul subsistant) encore employé pour l’entretien des âmes. Peut-il y avoir, à côté de Facebook, un Deadfacebook ? Et peut-on cliquer sur une âme ? Les morts ne sont pas des consommateurs vraiment intéressants pour le monde de la publicité, ce ne sont pas des users nés, et l’on devrait finalement se demander si, au fond, la lecture a quoi que ce soit à voir avec l’usage. Comme tous les grands auteurs de la tradition moderniste, je suppose que non : dans notre rôle de lecteurs, peut-être ne sommes-nous plus complètement nous-mêmes, peut-être même ne lisons-nous que dans le but d’échapper à nous-mêmes. Jamais lecture ne se ferait tant avec l’âme et dans la joie suprême que si, lisant, nous parvenions à nous oublier nous-mêmes.
Là n’est pas la seule objection contre le rôle d’horcruxes que peuvent revêtir les ebooks. Intéressons-nous brièvement à deux autres aspects les concernant. L’exclusivité, tout d’abord : l’âme ne peut subsister dans toutes les traces que nous laissons. Elle ne peut se (re-)trouver dans chaque clic enregistré par Google, dans chaque photo sur Facebook, dans chaque courriel que nous conservons. Pouvons-nous confier la sauvegarde de notre propre âme en sous-traitance à Outlook ou Facebook ? Sommes-nous dès lors ces mêmes personnes qui se reconnaissent ici mais plus là ? Les âmes veulent que nous les entretenions, elles ont des exigences d’exclusivité : ceci est mon âme, puisque cela ne l’est pas. Elles sont le fruit de la sélection, ce qui rend la numérisation des âmes si compliquée : non seulement parce que figure sur chaque support numérique une date de péremption, mais aussi parce qu’inversement, du même coup, rien ne se perd. L’âme est ce que nous pouvons ou, dirais-je plutôt, voulons sauver de la disparition, de la déperdition. Bref : les âmes ont besoin d’amour, elles vivent d’amour, et l’amour est exclusif.
Du temps et du calme
En fin de compte, les âmes n’ont pas seulement besoin de temps, mais aussi de calme. Elles n’aiment pas migrer, changer de support ou d’horcruxe. En ce sens, il faut soigneusement se poser la question de savoir s’il n’existe pas un hiatus fondamental entre la lecture qui mobilise l’âme et celle d’un ebook. Je suppose que l’on entend sa propre voix en accédant à son âme par la lecture, comme ces moines qui avaient accès à Dieu au Moyen Âge. Le constat est on ne peut plus flagrant dans les adaptations de livres au cinéma, lorsqu’Isabelle Huppert n’a pas la voix de Madame Bovary ou Naomi Rapace celle de Lisbeth Salander. Certes, on parviendra bien à entendre la voix de Madame Bovary en lisant le roman sur un Kindle, mais les moyens numériques restent foncièrement des media turbulents, nerveux, et cette nervosité dérange : elle ne peut que compliquer l’écoute de sa propre voix.
C’est un fait : tous ces enrichissements qui font la plus-value des livres numériques sont en vérité totalement inutiles, les âmes ne sachant qu’en faire. Le clic appartient à une culture de la nervosité, à une culture de l’affect qui n’agrée pas aux âmes − je clique J’aime, Je n’aime pas. En ce sens, les supports numériques se prêtent bel et bien à des romans comme Cinquante nuances de gris, grâce à leur grande discrétion dans le bus, mais également parce que ces livres semblent écrits pour cette culture de l’affect, écrits pour le clic, si je puis dire. Des liseuses dont on se servirait d’une seule main se prêteraient à merveille à ce genre de contenus.
Peu probable en revanche que l’on en profiterait dès lors pour flatter son âme de l’autre main.
Vincent Kauffmann
Traduit de l’allemand par Alexis Tautou