Les débats sur l’immigration et sur le sort des minorités ethniques sont souvent aux États‑Unis plus vifs et plus intéressants que ceux que nous avons en France. Les situations sont, malgré des différences évidentes qui viennent de l’histoire et de la géographie, beaucoup plus proches qu’on ne le pense, et l’on s’épargnerait des échanges stériles et oiseux, dont le dernier numéro du Débat illustre bien les rhétoriques obligées1, si l’on prenait tout à la fois, comme aux États‑Unis sur ces questions, le parti de la vérification empirique, de l’analyse historique et de la liberté de propos.
Et précisément aux États‑Unis, la question de la destinée sociale des minorités ethniques est l’objet d’un débat intéressant. Un professeur de Yale et son collègue de mari à la faculté de droit, célèbres pour l’éducation hyper-exigeante qu’ils donnent à leur enfants au nom de valeurs d’inspiration chinoise, viennent de défendre la thèse que réussissent les minorités qui réunissent certaines particularités culturelles. Celles qui ne réussissent pas à s’élever dans la société, qui voient leurs jeunes gens peupler les prisons et leurs jeunes filles vivre d’allocations sociales, en seraient donc dépourvues. Thèse culturaliste, donc. Pas si simple et analyse peu étayée voire fallacieuse, répondent d’autres, dont Stephen Steinberg. Ndlr.
Dans leur nouveau livre, The Triple Package, Amy Chua, l’auteur du best-seller L’Hymne de bataille de la mère Tigre2, et Jed Rubenfeld, son mari, s’interrogent : pourquoi certains groupes sont-ils surreprésentés au panthéon de la réussite ? Et ils partent de ce postulat : si ces groupes sociaux connaissent la réussite, c’est parce qu’ils possèdent un « triple atout » : un complexe de supériorité, un sentiment d’insécurité et la maîtrise de leurs pulsions. Le sceptique s’interrogera : « Et d’où tenez-vous cela ? » À quoi le « couple tigre » répond : « C’est simple : ils réussissent, non ? ». Mais pour démontrer que ces modèles de réussite passée au filtre de l’appartenance ethnique — lauréats juifs du prix Nobel, magnats mormons des affaires, exilés cubains, surdoués indiens et chinois — possèdent réellement ce triple bagage, ou que ce bagage suffit à expliquer leur exceptionnelle réussite, Amy Chua et Jed Rubenfeld ne s’appuient pas sur des faits tangibles. En l’occurrence, jamais ils ne montrent en quoi ce triple bagage, dans l’histoire, relierait ces individus à la sagesse juive, aux préceptes confucéens ou au dogme mormon.
Peut-être, comme l’ont affirmé les critiques de L’Éthique du protestantisme et de l’esprit du capitalisme de Max Weber, le succès est-il intervenu d’abord, avant de se parer d’un costume religieux. En d’autres termes, comme toutes les élites de l’histoire, les individus exemplaires dont Chua et Rubenfeld nous vantent les mérites habillent leur succès de tout un système de tropes culturels aisément accessibles, qu’il s’agisse du Talmud, du confucianisme, du mormonisme, sans parler du génie de l’homme blanc. En réalité, ces mythes sur la réussite sociale fournissent une bien commode légitimité à une hiérarchie de classe.
Un raisonnement circulaire
Pour justifier ces systèmes de stratification sociale fortement enracinés, ils invoquent en effet une idée vieille comme le monde : la réussite viendrait à ceux qui la méritent, culturellement. C’était précisément l’argument défendu par Thomas Sowell dans son livre de 1981, L’Amérique des Ethnies[3. L’Amérique des ethnies, L’Age d’Homme, 1990.]. Pour Sowell, « les juifs incarnent la success story américaine classique — de la misère à la richesse, par-delà tous les obstacles ». Pour notre couple tigre, « les deux millions de juifs d’Europe de l’est qui ont immigré en Amérique au début des années 1990 ont importé avec eux des habitudes d’autodiscipline, d’interdits religieux et de labeur acharné qu’ils ne se contentaient pas d’appliquer pour eux-mêmes, mais qu’ils transmettaient à leurs enfants ». Dans ces deux ouvrages, les auteurs opposent la réussite des juifs, leur capacité à surmonter la persécution et la pauvreté, à un « défaitisme », profondément ancré chez les noirs, qui portent les cicatrices de l’esclavage et du dénigrement. Comme l’écrivait Sowell : « Les groupes aujourd’hui minés par l’absentéisme, les retards et le besoin permanent d’être dirigés, tant dans leur travail que dans leurs études, descendent en règle générale d’individus qui avaient ces mêmes habitudes il y a un siècle ou davantage. L’héritage culturel peut être plus important que l’héritage biologique, même si c’est ce dernier qui suscite davantage de controverses. »
Et nous y voilà : si problème il y a, il doit se trouver non dans les gènes, mais plutôt dans l’ADN culturel, « encore plus décisif que l’héritage biologique ».
Toutefois, depuis 1981, anthropologues et sociologues ont produit un vaste corpus de travaux de référence qui dissèquent et discréditent ces théories réduisant l’inégalité à la culture. De telles conceptions, que partage manifestement notre « couple tigre », ont ainsi notamment été battues en brèche lors de la tournée de promotion de l’ouvrage, lorsqu’il a dû répondre à des questions sur les implications racistes de cette théorie. Selon Amy Chua et Jed Rubenfeld, les Afro-américains seraient-ils culturellement inférieurs ? Le duo se servirait-il de la « culture » pour imputer la faute à la victime et détourner l’attention de certaines barrières raciales persistantes qui privent ces individus de toutes sortes d’opportunités ? Plus précisément, qu’en est-il des 99 % de gens qui, au sein de ces « groupes qui réussissent », n’atteignent pas les sommets réservés au 1 % restant ? Ceux-là seraient-ils moins juifs, moins cubains, moins mormons que les juifs, les asiatiques, les Cubains et les Mormons qui sont « arrivés » ? Leur manque-t-il ces traits de caractère qui composent ce triple bagage ?
L’histoire, au delà du mythe
Si ce n’est pas la culture, qu’est-ce qui explique cette « réussite des juifs, par-delà tous les obstacles » ? Comme je l’explique dans The Ethnic Myth (1981), le succès des juifs résulte principalement de facteurs liés à leur condition sociale dans leurs divers pays d’origine. Les shtetls dont le Violon sur le toit offrait une version romancée formaient de petites bourgades, à proximité des grandes villes, où les juifs se sont ménagés des niches, entre économie rurale et économie urbaine. C’étaient souvent des commerçants qui achetaient des produits agricoles, des peaux et des matériaux bruts auprès des paysans pour les revendre à des fabriques en ville et en retirer un maigre profit au passage. À la fin du XIXème siècle, forts de leur concentration dans les villes, ils jouèrent un rôle aux premières phases cruciales de l’industrialisation. Une étude datant de 1945 sur les « Juifs dans l’économie russe », menée par un groupes d’immigrés juifs russes, rapportait ce qui suit :
« En 1832, les juifs possédaient 149 fabriques et usines [textiles] sur le total des 528 unités existantes dans huit provinces.[ . . .] À partir des années 1870, jusqu’à la Première Guerre mondiale, les juifs ont joué un rôle de premier plan dans le développement de l’industrie sucrière.[ . . .] La minoterie était un autre secteur où les juifs de la Zone de Résidence3 ont ouvert la porte du marché mondial à la Russie. »
En bref, en Europe orientale, les juifs se situaient aux avant-gardes de l’industrialisation, et les immigrés juifs arrivèrent aux États‑Unis dotés d’une expérience et d’une alphabétisation d’un niveau supérieur, ce qui leur procura un avantage décisif par rapport à d’autres immigrants, pour la plupart d’origine paysanne.
Les immigrés juifs possédaient aussi un savoir-faire dans une vaste palette de métiers. Une étude conduite en 1911 par la Commission de l’Immigration des États‑Unis constatait que les juifs se classaient premiers dans trente-six activités sur quarante-sept :
« Ils représentaient 80 % des chapeliers, fabricants de chapeaux et casquettes, 75 % des fourreurs, 68 % des tailleurs et des relieurs, 60 % des horlogers et des modistes et 55 % des cigariers et des étameurs. Ils totalisaient 30 à 50 % des immigrés enregistrés dans les professions de tanneurs, tourneurs, fabricants de sous-vêtements, bijoutiers, peintres, vitriers, couturières, photographes, selliers, serruriers et travailleurs des métaux autres que le fer et l’acier. Ils se classaient premiers parmi les immigrés imprimeurs, boulangers, charpentiers, empaqueteurs de cigares, maréchaux-ferrants et ouvriers de la construction. »
Dans les économies en plein essor des villes où ils s’installaient, il s’agissait là de compétences très demandées. Beaucoup de juifs immigrés usaient de leurs connaissances dans certains métiers pour créer de petites entreprises familiales et se doter d’une assise professionnelle et économique, qui servait ensuite de tremplin à leurs enfants, en permettant à ces derniers d’accéder à davantage de mobilité sociale. En règle générale, les fils entraient dans l’affaire familiale, puis les petits-enfants accédaient à l’université. Or, ce phénomène générationnel survint à une période où l’enseignement supérieur aux États‑Unis connut une expansion inopinée, en particulier après la Seconde Guerre mondiale. En résumé, les juifs furent les bons protagonistes au bon endroit et au bon moment, ce qui leur permit de s’arracher à la pauvreté qui était le propre de la génération des immigrants, et plus rapidement que d’autres.
La dimension culturelle
Notre propos n’est pas de prétendre que la culture ne compte pas. Le propre de la culture, c’est de ne pas exister dans le vide, mais d’être plutôt un facteur au sein d’une vaste matrice de facteurs sociaux et matériels. Comme je l’écris dans The Ethnic Myth :
« Si les juifs se fixaient des objectifs ambitieux, c’est parce qu’ils avaient une chance raisonnable de les atteindre. S’ils travaillaient dur, c’est parce qu’ils pouvaient voir les fruits de leur travail. S’ils acceptaient de se priver des plaisirs de l’instant présent, c’est parce qu’ils pouvaient raisonnablement élaborer des projets d’avenir, si ce n’était pour eux-mêmes, du moins pour leurs enfants. En bref, œuvrer à de hautes aspirations faisait plus ou moins partie du quotidien des immigrants juifs. Sans ce ressort, leurs valeurs eurent été affaiblies d’autant. Sans ce ressort, d’autres Américains d’origine étrangère, à la réussite plus évidente, se perdraient aujourd’hui en conjectures : si seulement les juifs avaient visé plus haut, jusqu’où auraient-ils pu aller ? »
The Triple Package souffre d’un défaut rédhibitoire. La théorie du tiercé gagnant (complexe de supériorité, sentiment d’insécurité et maîtrise de ses pulsions) y est exposée comme un ensemble de valeurs désincarnées, prétendument enracinées dans des cultures anciennes. Mais les auteurs n’apportent aucune preuve de ce que leurs modèles aient été véritablement immergés dans ces systèmes culturels.
En revanche, d’autres raisons plus triviales, qui sont à la fois le produit de leur classe sociale et des circonstances, expliquent pourquoi ces individus peuvent accéder à ce tiercé gagnant. Les parents d’Amy Chua n’étaient pas seulement des immigrants qui se démenaient — c’étaient des gens instruits, exerçant une profession, disposant des ressources sociales et matérielles leur permettant de nourrir certaines aspirations pour leurs enfants. Jed Rubenfeld a été élevé dans l’aisance de la moyenne bourgeoisie, ce qui lui a fourni un accès privilégié à la réussite. Et la situation du couple prédisposait ces « parents tigres » à favoriser la réussite de leurs deux filles : l’une a fini à Harvard (l’université où avaient étudié leurs parents), et l’autre à Yale (celle où leurs parents enseignaient désormais). En d’autres termes, la mobilité n’est pas tant un fait de réussite individuel qu’un projet familial qui se met en place par étapes, au fil des générations.
Le succès des migrations sélectives
Cette démystification de la success story des juifs n’est pas sans effet. Elle permet de proposer une lecture plus fidèle de la réalité des modèles de réussite qui sont au centre du livre d’Amy Chua et Jed Rubenfeld. Chaque fois, des facteurs prémigratoires et une migration sélective expliquent en grande partie le succès de tel ou tel de ces groupes. Qu’on en juge :
Les immigrants nigérians, étudiants de la Harvard Business School, ne participent nullement d’une success story. À leur arrivée du Nigéria, ils constituent déjà une élite instruite et fortunée. En somme, nous avons plutôt affaire ici à un transfert de capital humain d’une nation à une autre. Ou, pour employer une formule plus brutale, d’une fuite des cerveaux. Il en est de même de nombreux immigrés iraniens et libanais.
Une révolution socialiste a transformé les oligarques de la politique et des élites économiques cubaines en réfugiés, et les a poussés à fuir vers Miami. Ils ont eu du mal à rebondir, sans pour autant se noyer dans la « masse anonyme ». Ces réfugiés cubains bénéficièrent de prêts de l’Administration des Petites entreprises, dont l’objet était de démontrer la supériorité du capitalisme américain sur le socialisme cubain. En revanche, les Cubains qui arrivèrent en 1980, lors de « l’exode de Mariel », venaient des couches les plus pauvres de la population cubaine. À l’inverse de 1966, cette fois, aucun article dans Fortune Magazine ne salua leur arrivée en s’extasiant sur « Ces incroyables émigrés cubains ».
Après l’Immigration Act de 1965, la première vague des immigrants asiatiques se composait surtout de représentants de professions venus chercher un emploi plus lucratif aux États‑Unis. Par la suite, ces immigrants purent faire venir les membres plus pauvres de leur famille, en application des dispositions de la loi sur l’immigration sur le regroupement familial. Comme les juifs, beaucoup d’asiatiques ont trouvé une niche dans une économie d’enclave, et leur réussite dans le monde de l’entreprise a servi de tremplin, source de mobilité sociale pour leurs enfants. Amy Chua et Jed Rubenfeld ont beau jeu de reprendre la statistique selon laquelle près des trois-quarts des étudiants du collège Stuyvesant, le lycée d’élite de New York, sont des asiatiques. Ils prétendent que nombre de ces étudiants sont nés de parents qui travaillent dans la restauration ou en usine, mais sont incapables d’attester les origines de classe des étudiants qui franchissent les portes de ce collège Stuyvesant. Leur source est un seul et unique article paru dans un journal local, à propos d’une école de Sunset Park, à Brooklyn, où des enfants bénéficient sur plusieurs années d’un programme préparatoire aux examens intitulé « Horizons », et qui coûte fort cher à leurs parents, issus de la classe ouvrière. Il n’y est fait non plus aucune mention à toute une activité autour de ces programmes préparatoires, dans Chinatown, où l’on mise aussi désormais sur l’attrait qu’ils exercent sur les non-asiatiques.
Des cohortes d’étudiants étrangers, inscrits dans les facultés et les universités d’Amérique, prolongent leur séjour au-delà de la validité de leur visa. C’est une autre source d’immigrants surdoués. Ces étudiants viennent surtout de familles des classes moyennes ou même de familles fortunées, qui peuvent se permettre d’inscrire leurs enfants dans des universités américaines. Là encore, c’est une affaire de migration sélective, qui n’a rien d’une success story.
Quant aux étudiants originaires des Caraïbes qui réussissent, à l’université ou en affaires, ils viennent rarement de familles fortunées. Ils jouissent toutefois de certains avantages de classe qui les situent un échelon plus haut dans l’échelle sociale que les Afro-américains. De ce fait, ils se heurtent moins au racisme. Quant aux ouvriers de ferme, ces saisonniers jamaïcains qui cueillent les pommes dans le nord de l’État de New York, ils n’ont rien non plus d’une success story.
Pourquoi les Mormons, considérés il y a cinquante ans comme un groupe marginal, ont-ils récemment multiplié les succès dans le monde des affaires ? Il est pourtant certain que la religion mormone n’a fondamentalement pas connu de changement ! Pour atteindre la réussite qu’ils visaient dans le monde matériel, ces Mormons catapultés vers le succès étaient donc probablement contraints de rompre avec les préceptes et les doctrines des religions pré-modernes — et ce n’était pas moins vrai des immigrés juifs. Certes, comme Mitt Romney et comme le protagoniste du roman en partie autobiographique d’Abraham Cahan, auteur américain issu de l’immigration juive, paru en 1917, The Rise of David Levinsky —, ils portent un regard nostalgique sur leurs allégeances de jeunesse, mais ici, force est de constater que ce sont les facteurs de discontinuités qui pèsent bien plus que les facteurs de continuité.
Un bon sujet pour médias complaisants
Quand le « couple tigre » fut reçu dans l’émission hebdomadaire de Fareed Zakaria, sur CNN, le chroniqueur-présentateur observa que, jusqu’à une date récente, les ressortissants de certaines nations, censés incarner le tiercé gagnant, étaient plutôt des « cas désespérés ». Sans hésiter, Jed Rubenfeld lui rétorqua que, dans leur pays d’origine, ces individus ne possédaient que deux des trois qualités requises — un sentiment de supériorité profondément ancré et la maîtrise de leurs pulsions. C’était seulement après leur arrivée sur la terre d’Amérique qu’ils développaient ce sentiment de vulnérabilité permettant au tiercé gagnant d’opérer sa magie et d’aboutir à de tels résultats.
Tels sont les raisonnements alambiqués auxquels Rubenfeld doit recourir pour sauver sa théorie fétiche, truffée d’exagérations flagrantes et d’omissions rédhibitoires.
Comment un livre souffrant de telles lacunes a-t-il pu faire à ce point sensation ? À son lancement, il a bénéficié du battage qui avait entouré le précédent best-seller d’Amy Chua, L’Hymne de bataille de la Mère Tigre, publié deux ans plus tôt. Mais à part cela, la presse lui a accordé une attention disproportionnée. Neuf jours avant la parution de The Triple Package, un 26 janvier, le couple publia une tribune dans la « Sunday Review » du New York Times. La semaine suivante, c’était l’édition magazine du New York Times qui publiait un article de fond de Jennifer Szalai, « Confessions of a Tiger Couple ».
Cet article nous apprenait qu’Amy Chua est née en Illinois, de parents chinois venus des Philippines — rien ou presque ne la rattachait donc au lointain héritage de la dynastie Ming ou à la culture chinoise contemporaine. Elle n’était pas non plus d’humbles origines. Son père avait fait un doctorat en ingénierie électrique et sa mère une formation de chimiste, avant de renoncer à sa carrière pour élever ses quatre filles. Il est vrai que ses parents nourrissaient pour leur filles de grands espoirs de réussite, mais quoi de si singulier à cela ? Ils disposaient aussi du niveau d’instruction et des moyens financiers nécessaires pour nourrir de telles aspirations. En revanche, les racines de la famille Rubenfeld étaient tout autres. Le père, psychothérapeute réputé, et la mère, critique d’art, avaient tous eux rompu avec l’orthodoxie juive de leur milieu d’origine. Et Jed Rubenfeld ne fut pas élevé dans la scholastique talmudique, mais dans le dogme permissif de Benjamin Spock, et avec l’entière liberté de se tracer son propre chemin dans la vie.
Pourtant, malgré des enfances si différentes, le « couple tigre » s’engagea ensuite dans des voies convergentes, avec de brillantes études de droit à Harvard. Ils se connurent à un match de volleyball et, pour faire court, se marièrent et finirent l’un et l’autre titulaires d’une chaire de professeur de droit à Yale.
Cet article du magazine du NYT, « Confessions d’un couple tigre », nous révèle aussi qu’au plan de la carrière juridique, la production de ces deux professeurs de Yale est restée assez maigre. Ils se sont l’un et l’autre éloignés du droit pour se lancer dans ce que Szalai appelle de la « sociologie gladwellienne »4. Jed Rubenfeld a commis deux thrillers freudiens, dont un qui s’est hissé dans les listes des meilleures ventes en Angleterre. Amy Chua est tombée sur un filon avec son hymne à l’éducation des enfants, où elle défend l’idée d’une discipline toute militaire, digne d’un camp d’entraînement. On peut se demander si, sans cette habile invocation de la « Mère tigre », métaphore chargée de fantasmes racistes et sexistes, ce livre n’aurait pas été banalement relégué au rayon développement personnel des librairies.
Ensuite, pour la troisième fois en deux semaines, la manne du New York Times s’est abattue sur The Triple Package, cette fois sous la forme d’un article en première page dans la Sunday Book Review. Sandra Tsing Loh, auteur de Mother on Fire : A True Mother Story About Parenting(2008) 5, publiait une critique pleine de sarcasme, où elle concluait que The Triple Package était un « livre ennuyeux, mais sans doute lucratif ». En fait, deux semaines plus tard, soutenu par une tournée de promotion acharnée et par une rafale d’interviews dans des émissions de radio et de télévision de grande écoute, le titre accédait à la neuvième place de la liste des best-sellers du New York Times. Toutefois, à peine le tir de barrage médiatique s’achevait-il que The Triple Package disparaissait de la liste des best-sellers. Dès lors, il est permis de se demander si nous avons affaire ici à une success story ou à un simple tour de passe-passe marketing, jouant sur la notoriété de la « mère tigre » et sur le coté choc du tryptique appliqué aux minorités qui réussissent » : complexe de supériorité, sentiment d’insécurité et maîtrise de leurs pulsions.
Dans ce tourbillon d’interviews, la question revint souvent : leur théorie n’avait-elle pas une dimension raciste ? La riposte immédiate du « couple tigre » fut que les noirs, eux aussi, pouvaient connaître la réussite, pourvu qu’ils sachent cultiver ce tiercé gagnant. Il vaut la peine de préciser, cependant, que la plupart des groupes que Chua et Rubenfeld présentent comme des modèles de réussite ne seraient jamais entrés sur le sol américain sans l’Immigration Act de 1965, adopté dans le sillage du Mouvement des Droits civiques. Non seulement cela, mais grâce au mouvement de protestation des noirs, à leur tour, des immigrés d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine ont trouvé à leur arrivée sur le sol américain un climat de tolérance bien plus propice que celui des époques antérieures. Enfin, on peut affirmer sans crainte de se tromper que certains des individus modèles auxquels se réfèrent le couple d’Amy et Jed ont pu tirer profit des programmes de discrimination positive nés du terreau de la protestation noire (avant d’être vidés de leur substance par la Cour Suprême aujourd’hui).
Et pourtant, dans leur livre, nos deux auteurs se servent de tous ces modèles pour se livrer à des comparaisons insidieuses avec les Afro-américains qui, tout au long de l’histoire américaine, n’ont cessé de voir se fermer devant eux les portes par lesquelles s’engouffraient les vagues successives d’immigrants. Le propos n’est pas dénué d’ironie. Comme l’écrivait Toni Morrison il y a de cela vingt ans, la réussite de ces vagues d’immigrés s’est faite « sur le dos des noirs », dont les luttes sont ignorées par ce livre d’une complaisance trompeuse.
Stephen Steinberg
Stephen Steinberg, Professor of Urban Studies au Queens College et au Graduate Center de la City University of New York.
Notes
↑1 | Le Débat, mars-avril 2014, avec ces échanges si prévisibles autour du livre d’Alain Finkielkraut, notre Thilo Sarrazin, « L’identité malheureuse », et autour des thèses de la démographe Michèle Tribalat. |
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↑2 | L’Hymne de bataille de la mère Tigre, trad. Juliette Bourdin, Paris, Éditions Gallimard, 2011. |
↑3 | La Zone de Résidence était la région ouest de l’Empire russe, frontalière avec les puissances d’Europe centrale, où les juifs furent cantonnés de 1791 à 1917.] étaient très présents [. . .] Aux premières années du XXème siècle, les juifs possédaient ou louaient 365 minoteries représentant un chiffre d’affaires annuels de 20 milliards de roubles.[ . . .] On peut en dire autant de la production de tabac, depuis longtemps concentrée entre les mains des juifs.[ . . .] Dans l’industrie russe du cuir, les juifs jouaient aussi un rôle substantiel.[ . . .] Dans l’industrie du bois, ils étaient surtout en position dominante dans les scieries. […] Dans le commerce des céréales et du bois, on peut dire que les juifs [. . . |
↑4 | Malcolm Gladwell, journaliste canadien et auteur à succès, a publié toute une série d’ouvrages de vulgarisation grand public inspirés de l’état des recherches en sciences sociales. Il figurait en 2005 sur la liste des 100 personnalités les plus influentes du monde de Time. |
↑5 | Mère en feu : une p…ain d’histoire vraie sur le métier de parent, non traduit en français |