Deux jours, une nuit – deux lectures

Les Frères Dardenne ont avec Deux nuits, un jour, sorti la semaine dernière, réussi un beau film, bien dans leur manière : intense, parfaitement construit et excellemment joué.  Marion Cotillard, qui illuminait The Immigrant de James Gray en prostituée polonaise, devient ici une ouvrière belge, Sandra, qui doit convaincre en un week-end ses collègues de l’aider à garder son travail. Pour cela, il leur faut renoncer à une prime de 1.000 euros. Le film est comme une fable moderne qui pourrait s’intituler L’ouvrière et son patron ou bien L’ouvrière et ses collègues. Comme les fables, le film se veut une leçon. Comme les fables réussies, il sait être didactique sans ennuyer, avec l’épaisseur humaine,  l’émotion que savent donner deux cinéastes de premier plan.

Les journaux, les revues de cinéma parleront du film avec tous les égards qu’il mérite, et que méritent les frères Dardenne, de loin parmi les cinéastes européens les plus intéressants.

Sur le plan économique, pour l’analyse du capitalisme européen dans cette crise qui n’en finit pas, le film pourrait bien appeler deux lectures différentes, contradictoires, auxquelles on s’attachera ici.

La lecture Front de gauche

Le chantage que fait le patron de cette PME spécialisée en panneaux solaires et confrontée à la concurrence chinoise1, patron que l’on voit au tout début du film et dans les dernières séquences, indifférent ou peut-être seulement inconscient de la dimension humaine de la situation, serait ici vu comme une parfaite illustration du capitalisme contemporain, celui qui met les salariés en concurrence au nom de l’adaptation au marché mondial. Ce capitalisme sans morale est darwinien dans son principe, et Sandra qui sort de dépression, encore désorientée, fragile est sa victime désignée.

On voit le chantage corrompre les solidarités professionnelles, les liens amicaux et même les relations familiales – avec cette forte scène où un fils violente son propre père, ouvrier comme lui dans l’usine de panneaux solaires, parce qu’il le sent prêt à aider Sandra. Le fils veut sa prime. D’autres ouvriers sont moins égoïstes. Tous les personnages ont leur raison, selon la vieille formule de Renoir2, et aucun n’est réduit à une caricature, même ceux qui sont déplaisants, tels le mari de l’amie de Sandra qui veut la prime pour refaire sa terrasse ou ce fils qui brutalise son père.

Cette lecture Front de gauche est probablement celle des frère Dardenne3. A preuve, le sort fait par le film au patron et à son contremaître, plus vite décrits que les autres personnages, comme en passant – quoique là encore le scénario est assez fin pour éviter la caricature. Il ne valide par exemple pas l’accusation portée par certains ouvriers contre le contremaître, celle de leur avoir menti pour les inciter à voter contre le maintien de Sandra et pour leur prime. A preuve, et par contraste, les scènes plus  humaines, touchantes, réservées aux ouvriers immigrés, arabes ou noirs, qui malgré leur misère vont prendre le parti de Sandra.  Au demeurant, la distribution des personnages entre les deux partis possibles (l’emploi / la prime) n’est pas sans dessiner une sorte d’alliance entre vieux ouvriers, femmes et immigrés, d’une part, qui prennent le parti de l’ouvrière licenciée, contre le bloc formé d’autre part des hommes jeunes, parfois violents, qui veulent leur prime « parce qu’on l’a méritée », comme le dit en substance l’un d’eux, ou des ouvriers plus âgés qui ne peuvent financièrement s’en passer.

La lecture MEDEF

Que pourrait dire un économiste libéral de cette fable, et du chantage en particulier ? Peut-être incriminera-t-il les rigidités du marché du travail, et cette séparation si nette entre insiders et outsiders. Perdre son emploi, c’est quitter le monde protégé, sans plus d’espoir d’y retourner – d’où l’acharnement de Sandra à obtenir de ses collègues qu’ils renoncent à leur prime et sauvent son emploi. Avec un code du  travail allégé, un contrat unique, la flexibilité…, les dilemmes comme ceux-là seraient impossibles – et puis, personne ne peut s’attendre à conserver le même travail toute sa vie… n’est-ce pas ?

Rien de cela n’est totalement faux mais rien, dans la vision Front de gauche, n’est faux non plus.

C’est le malheur des économies qui ne créent plus assez d’emplois. Les affrontements deviennent vite cruels. Chaque niveau répercute ses contraintes sur le niveau inférieur, et le salarié le plus faible, ici cette jeune ouvrière qui sort de dépression, finit sacrifié.

La lecture écologiste ?

Un écologiste dirait du film qu’il illustre les impasses du consumérisme, qui fait que les salariés, pour leurs petites maisons, leurs terrasses, leurs voitures…, sont prêts à sacrifier toute valeur humaine aux primes qu’on leur promet.  II prônerait le renoncement aux biens matériels, la décroissance et la vie communautaire, source d’économies4. Des propositions qui auront du mal à rassembler une majorité d’électeurs, les européennes l’ont encore prouvé !

Cassioppée Landgren

Film belge, français et italien de Jean-Pierre et Luc Dardenne avec Marion Cotillard, Fabrizio Rongione, Pili Groyne (1 h 35).

Notes

Notes
1Dont on sait qu’elle a quasiment tué ce secteur industriel ces trois dernières années, faute de politique européenne un tant soit peu sérieuse
2« Le drame dans ce monde, c’est que chacun a ses raisons », dit Octave, interprété par Jean Renoir, dans La règle du jeu.
3Voir leur interview dans le dernier numéro de Positif, mai 2014
4Il est quand même difficile de vivre de lait caillé et de fruits des bois, dira-t-on.
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