Au delà ce ce qui peut être dit sur la terrible brutalité israélienne et le cynisme du Hamas, il faut tirer deux enseignements pour la vie sociale francaise des manifestations pro-palestiniennes, ces quinze derniers jours.
Tout d’abord, il existe désormais une mouvance antisémite dans la société française, bien installée et dépourvue d’inhibitions. A la vieille tradition d’extrême-droite, elle adjoint une population d’origine immigrée qui conjugue vieux préjugés antisémites et identification aux palestiniens, et une extrême-gauche qui fait d’Israël l’incarnation d’un impérialisme occidental ennemi des peuples. On la sent frémir dans les posts au pied des articles de Libération ou de Rue89, dans les propos de tel petit élu local issu de l’immigration ou de l’écologie. Elle aime les spectacles de Dieudonné. Elle ne résume pas tout le camp pro-palestinien loin de là mais, à Paris au moins, elle en est devenue indissociable, ces dernières semaines. Elle excède, et de loin là aussi, les casseurs et les provocateurs qui recherchent la confrontation avec les forces de l’ordre. Les premières condamnations à la suite des affrontements de la mi-juillet, rendues sans beaucoup de ménagements par les tribunaux (signe de l’irritation provoquée), concernent des sous-prolétaires, on s’y attendait, mais aussi des ingénieurs et des techniciens aux prénoms ou aux patronymes maghrébins. Elle peut être bon enfant, sincère, mais avec son complotisme plus ou moins prononcé, elle croit aux puissances cachées qui tiennent les médias et font la politique internationale de la France et des Etats-Unis ; le dîner annuel du CRIF, qui revient en boucle dans les commentaires sur internet, lui semble prouver la soumission des pouvoirs publics au »lobby juif » – vieille thématique ! Sartre le relevait : l’antisémitisme n’est pas un racisme comme les autres, c’est une passion et c’est une vision du monde.
Les forces de gauche sont évidemment perplexes, le constat a été beaucoup fait ces derniers temps. Lutter contre les héritiers du nazisme ou du pétainisme, oui ; mais comment lutter contre cet antisémitisme venu de groupes sociaux maltraités ? D’où parfois l’incapacité ou le refus conscient d’admettre qu’il existe en France désormais, bien visible, un antisémitisme arabo-musulman, d’autant moins discret (comme l’épisode Dieudonné l’a montré) qu’il s’alimente et se prévaut du malheur palestinien, bien réel, et un antisémitisme de gauche qui se veut solidaire du premier.
Fausses fenêtres
C’est ainsi qu’il faut comprendre la polémique qui a occupé ces journaux de gauche que sont Le Monde et Rue89 , par stupidité pour le premier et par crainte de se couper d’une partie de son lectorat pour le second (supposons-le), au sujet des « attaques » de synagogues par certains manifestants pro-palestiniens. Accroche-toi bien si tu veux savoir ce qui s’est passé rue de la Roquette, écrivait aimablement un journaliste de Rue89 au lendemain de la première manifestation à avoir dégénéré !
Malgré les témoignages de passants, malgré ce que montraient les images des quelques contre-manifestants1, tous deux ont laissé écrire qu’il y avait pu y avoir, en réalité, provocation de la part d’organisations juives, que les vociférations antisémites certes audibles n’étaient pas représentatives, qu’il n’y avait pas eu au sens strict attaques des deux synagogues parisiennes, que rien n’était si simple… Et puis si la synagogue de Sarcelles a reçu un cocktail molotov, elle n’a pas brûlé – de quoi se plaint-on ! Certains crétins de l’extrême-droite juive se sont peut-être comportés en provocateurs comme le rapporte Slate : les situations troubles attirent les gens troubles ; mais à Barbès ou à Sarcelles, ils n’étaient pas là pour servir de prétexte.
Bref, la vieille rhétorique de l’euphémisation, et sous-jacente, cette vieille idée : sur l’antisémitisme, les juifs en font trop, toujours trop (ce dont les antisémites ont toujours été convaincus), l’opinion est manipulée au bénéfice d’Israël…
Mais l’essentiel est ailleurs. Ces journaux ne parlent pas de La Ligue de défense juive ou du Bétar par souci de symétrie, au nom d’une conception niaise mais sincère de l’objectivité2. Tout déplaisants qu’ils soient, ces deux mouvements sont insignifiants. Dans ce discours, ils jouent le rôle de fausses fenêtres, et la fausse symétrie permet d’éviter les questions difficiles sur le climat culturel et les valeurs au sein de certains segments des populations d’origine immigrée.
Autre faribole, l’idée que les troubles en marge des manifestations parisiennes illustrent une « guerre des religions sur le sol français », un « affrontement juifs-arabes » – manière de renvoyer tout le monde dos-à-dos. A ce qu’on sache aucun membre du Bétar n’est venu s’en prendre à une mosquée de l’hexagone. Ces fausses fenêtres laissent croire que les quelques excités de la Ligue de défense juive ou du Bétar sont une menace terroriste sérieuse3.
La vérité est triste : une partie de cette mouvance, jeunes d’origine immigrée en tête, passe sa frustration sur ce bouc émissaire aux vertus éprouvées qu’est le Juif, et une partie de l’opinion de gauche a du mal à le reconnaître. Le dernier papier de Rue 89, avec une naïveté touchante, découvre enfin la lune.
A l’œuvre, en définitive, quatre stratégies rhétoriques au moins :
– le déni : nous n’avons pas entendu de slogans antisémites ;
– l’euphémisation factuelle ou morale : est-ce si vrai ? est-ce si grave au fond ?
– l’équilibre forcé : c’est pareil dans le camp d’en face ;
– l’excuse de provocation : ce sont les organisations telle la Ligue de défense juive qui ont provoqué les manifestants.
L’isolement
Cependant, il faut le souligner, cette mouvance antisémite n’a, n’aura et ne peut avoir aucune influence politique. Elle mobilise des personnes, des groupes démunis socialement et culturellement, marginaux en tout cas. Elle n’atteint pas le bloc central de la société française.
Elle isole en revanche ceux qui la forment du reste de la société : l’opinion majoritaire ne peut accepter cette façon parfois violente, souvent haineuse d’endosser en France le malheur palestinien sans nuance ni retenue, ces drapeaux noirs du Jihad et les « morts aux Juifs » épisodiques, qui ne relèvent plus de l’accident ou de l’anecdote – d’où l’isolement. C’est sans importance pour ses fractions d’extrême-droite ou d’extrême-gauche qui, de toute façon, vivent dans un monde parallèle à la société française, avec une contre-culture imperméable au temps. Pour l’immigration arabo-musulmane (termes trop rapides, bien sûr), qui négocie en ce moment son intégration, c’est au contraire dramatique. Deuxième enseignement de cette situation.
Voudrait-on signifier à tout le pays qu’il existe un écart culturel irrémédiable et que l’intégration ne se fera pas – deux thèses fausses et démenties par toutes sortes d’autres évolutions -, qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Il serait désastreux et injuste que le spectacle de ces tendances régressives conditionne la perception que la société française peut avoir de l’ensemble des personnes issues de l’immigration arabo-musulmane.
Or, c’est bien ce qui est en train de se passer pour le plus grand bénéfice de l’extrême-droite.
Serge Soudray
PS : On recommandera, sur ces sujets, la lecture des opinions d’un courage presque insensé des écrivains Kamel Daoud et Mohamed Kacimi.
Notes
↑1 | Une petite centaine de personnes, parfois munies de bâtons, tenant parfois des chaises de bistrot à la main – ce qui ne signale pas un grand sens de l’anticipation. |
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↑2 | On pense au vieux mot de Godard : « l’objectivité, c’est 5 minutes pour Hitler, 5 minutes pour les Juifs ». |
↑3 | Le Monde décrit la Ligue de défense juive comme des sortes de fascistes juifs, violents, mais relève qu’il s’agirait de quelques dizaines de personnes – pas un phénomène social ! C’est en Israël que l’extrême-droite juive, anti-arabe, est un problème critique. |