« Le lendemain matin en Autriche ! Dans chaque station étaient collées les affiches qui avaient annoncé la mobilisation générale. Les trains se remplissaient de recrues qui allaient prendre leur service, des drapeaux flottaient. A Vienne, la musique résonnait et je trouvai toute la ville en délire. La première crainte qu’inspirait la guerre que personne n’avait voulue, ni les peuples, ni le gouvernement, cette guerre qui avait glissé contre leur propre intention des mains maladroites des diplomates qui en jouaient et bluffaient, s’était retournée en un subit enthousiasme. Des cortèges se formaient dans les rues, partout s’élevaient soudain des drapeaux, s’agitaient des rubans, montaient des musiques; les jeunes recrues s’avançaient en triomphe, visages rayonnants, parce qu’on poussait des cris d’allégresse sur leur passage à eux, les petites gens de la vie quotidienne que personne, d’habitude, ne remarquait ni ne fêtait.
Je dois à la vérité d’avouer que dans cette première levée des masses, il y avait quelque chose de grandiose, d’entraînant et même de séduisant, à quoi il était difficile de se soustraire. Et malgré toute ma haine et toute mon horreur de la guerre, je ne voudrais pas être privé dans ma vie du souvenir de ces premiers jours ; ces milliers et ces centaines de milliers d’hommes sentaient comme jamais ce qu’ils auraient dû mieux sentir en temps de paix : à quel point ils étaient solidaires. Une ville de deux millions d’habitants, un pays de près de cinquante millions éprouvaient à cette heure qu’ils participaient à l’histoire universelle, qu’ils vivaient un moment qui ne reviendrait plus jamais et que chacun était appelé à jeter son moi infime dans cette masse ardente pour s’y purifier de tout égoïsme. Toutes les différences de rangs, de langues, de classes, de religions, étaient submergées pour cet unique instant par le sentiment débordant de la fraternité. Des inconnus se parlaient dans la rue, des gens qui s’étaient évités pendant des années se serraient la main, partout on voyait des visages animés. Chaque individu éprouvait un accroissement de son moi, il n’était plus homme isolé de naguère, il était incorporé à une masse, il était le peuple, et sa personne, jusqu’alors insignifiante, avait pris un sens. Le petit employé de la poste qui, d’ordinaire, ne faisait que trier des lettres du matin au soir, qui triait et triait sans interruption du lundi au samedi, le commis aux écritures, le cordonnier avaient soudain dans la vie une autre perspective, une perspective romantique : ils pouvaient devenir des héros. Les femmes célébraient déjà tous ceux qui portaient un uniforme, et ceux qui restaient les saluaient avec vénération, par avance, de ce nom romantique. Ils appréciaient la puissance inconnue qui les arrachait à leur existence quotidienne. Même l’affliction des mères, la crainte des femmes, sentiments par trop naturels, avaient honte de se manifester à l’heure de ces premiers débordements d’enthousiasme. Mais peut-être une puissance plus profonde, plus mystérieuse, était-elle aussi à l’œuvre sous cette ivresse. Cette houle se répandit si puissamment, si subitement sur l’humanité que, recouvrant la surface de son écume, elle arracha des ténèbres de l’inconscient, pour les tirer au jour, les tendances obscures, les instincts primitifs de la bête humaine, ce que Freud, avec sa profondeur de vues, appelait « le dégout de la culture », le besoin de s’évader une bonne fois du monde bourgeois des lois et des paragraphes et d’assouvir les instincts sanguinaires immémoriaux. Peut-être ces puissances obscures avaient-elles aussi leur part dans cette brutale ivresse ou tout se mêlait, la joie du sacrifice et l’alcool, le goût de l’aventure et la foi la plus pure, la vieille magie des drapeaux et des discours patriotiques – cette inquiétante ivresse de millions d’êtres, qu’on peut à peine peindre avec des mots et qui donnait pour un instant au plus grand crime de notre époque un élan sauvage et presque irrésistible.
La génération actuelle, qui n’a vu éclater que la Seconde Guerre mondiale, se demande peut-être : Pourquoi n’avons-nous pas vécu cela? Pourquoi les masses ne s’enflammèrent-elles pas en 1939 du même enthousiasme qu’en 1914 ? Pourquoi n’obéirent-elles à l’appel qu’avec fermeté et résolution, silencieuses et fatalistes ? Les mêmes intérêts n’étaient-ils pas en jeu, n’y allait-il pas en fait de biens encore plus sacrés, plus élevés, dans notre guerre actuelle, qui était une guerre pour les idées et non pas seulement pour les frontières et les colonies ?
La réponse est simple : c’est que notre monde de 1939 ne disposait plus d’autant de foi naïve et enfantine que celui de 1914. Alors, le peuple se fiait encore sans réserve à ses autorités ; personne en Autriche n’aurait osé risquer cette pensée que l’empereur François-Joseph, le père de la patrie universellement vénéré, aurait dans sa quatre-vingt-quatrième année appelé son peuple au combat sans y être absolument contraint, qu’il aurait exigé le sanglant sacrifice sans que des adversaires méchants, perfides, criminels eussent menacé la paix de l’empire. Les Allemands, de leur côté, avaient lu les télégrammes de leur empereur au tsar, dans lesquels il luttait pour la paix; un prodigieux respect de « ceux d’en haut », des ministres, des diplomates et de leur clairvoyance, de leur honnêteté, animait encore les gens simples. Si l’on en était venu à la guerre, cela n’avait pu être que contre la volonté de leurs propres hommes d’Etat ; eux-mêmes ne pouvaient être en faute, personne dans tout le pays n’encourait la moindre responsabilité. C’était donc de l’autre côté de la frontière, dans l’autre pays, que devaient nécessairement se trouver les criminels, les fauteurs de guerre; si l’on prenait les armes, c’était en état de légitime défense contre un ennemi astucieux et fourbe, qui sans le moindre motif « attaquait » la pacifique Autriche, la pacifique Allemagne. »
Stefan Zweig
Le Monde d’hier, Souvenirs d’un européen (1941), p. 276 à 280, Belfond, traduction de l’allemand Serge Niémetz
Lire aussi sur l’entrée en guerre : Jules Romains, Les hommes de bonne volonté, et Gabriel Chevallier, La Peur, Jean Paulhan, Le Guerrier appliqué, et Colette, Les heures longues.