Encore un énième ouvrage sur la Chine et sa renaissance comme grande puissance, direz-vous. Encore un ouvrage où la perte d’influence de l’Europe sera constatée et où la difficulté des Etats-Unis à être la seule hyperpuissance – terme cher à Hubert Védrine, l’ancien Ministre des Affaires Etrangères – sera mise en avant. Détrompez-vous !
Claude Meyer, enseignant à Sciences Po Paris et ancien dirigeant de banque, attaque le sujet de la puissance grandissante de la Chine par le biais de l’économie et, plus particulièrement, par la finance. Il ne néglige pas pour autant les aspects historiques et politiques contribuant au retour de la Chine à une place de choix dans le monde, mais met en avant, tout au long de l’ouvrage, l’économie et le rôle de l’Etat-parti, à savoir le Parti Communiste Chinois.
L’Expansion Financière
Dans la première partie, Claude Meyer évoque non seulement l’industrialisation croissante de la Chine depuis 30 ans, mais surtout le besoin pressant d’investir à l’étranger pour faire fructifier le « rêve chinois ». L’Etat-Parti n’est pas seulement stratège, mais également régulateur et acteur. Il pousse les entreprises, entreprises d’Etat pour la plupart, à conquérir le monde, mais il les accompagne aussi directement – à savoir par les prêts accordés par les banques chinoises à ces groupes – ou indirectement par les participations qu’il prend dans des entreprises étrangères grâce à ses fonds souverains.
Le but est évidemment de sécuriser des matières premières pour continuer à faire marcher l’usine du monde, mais également des technologies. Il va falloir monter en gamme, car les coûts de production en Chine augmentent chaque année. Et bien entendu, le Parti Communiste Chinois souhaite que les entreprises chinoises, petites ou grosses, prennent des parts de marché dans les autres pays.
A la différence d’autres ouvrages traitant du même sujet, Claude Meyer prend le temps dans le premier chapitre d’indiquer au lecteur les noms et biographies des quatre grands banquiers / financiers chinois en vue. Il effectue une comparaison entre chacun d’entre eux et nous permet de voir que la compétence en matière financière n’est pas le critère déterminant dans la promotion.
L’exemple le plus frappant est celui de Jiang Jianquing, patron de l’ICBC (Industrial and Commercial Bank of China), qui connaît parfaitement son métier de banquier. Il a internationalisé son réseau bancaire, y compris en ouvrant une agence à Paris. Ceci dit, il n’est pas un fin politique. Il occupe en fait un rang dans le Parti bien en dessous de celui duquel il pouvait normalement y prétendre.
Claude Meyer montre aussi le penchant chinois à faire tourner tout ce bon monde en changeant les affectations et les postes tous les X nombre d’années. Le régulateur devient ensuite le régulé, et le banquier deviendra le concurrent de son employeur d’origine.
Une Stratégie
La seconde partie de l’ouvrage voit l’auteur se concentrer sur la stratégie au niveau planétaire que la Chine a conçue et met ainsi en œuvre. L’Etat-Parti fait le nécessaire pour sécuriser les matières premières, y compris alimentaires, dans le monde entier. C’est entre autres un banquier envers les pays partenaires, banquier bien moins regardant sur le respect des critères humains, sociaux et de bonne gouvernance que ne l’est la Banque Mondiale.
Les exemples abondent et concernent tous les continents. Claude Meyer nous parle de l’Afrique et de son modèle gagnant – gagnant à la pékinoise. Les Africains commencent néanmoins aujourd’hui à comprendre que les Chinois ont leur propre manière de voir le « gagnant – gagnant », et que les Africains n’obtiennent souvent qu’un lot de consolation. C’est bien beau de disposer d’infrastructures neuves, mais il faut promouvoir l’entreprenariat africain aussi, et ce, afin de créer des emplois pérennes.
L’auteur donne des exemples d’acquisitions effectuées en Europe pour obtenir de la technologie, mais signale aussi les parts de marché prises aux entreprises du Vieux Continent, notamment dans les télécoms par Huawei et ZTE. Tout ceci contraste avec les difficultés rencontrées par les Chinois pour racheter des entreprises technologiques américaines. D’ailleurs, Huawei après plusieurs déconvenues notoires avec les autorités américaines semble avoir renoncé définitivement.
La troisième partie porte sur les excédents d’épargne en Chine et ses surplus commerciaux. Claude Meyer décrit fort bien la nécessité pour les Chinois d’épargner. N’ayant pas d’équivalent encore de la Sécurité sociale, le fait de tomber malade coûte cher. Et l’éducation de l’enfant unique tout au long de sa vie pour que celui-ci réussisse constitue un énorme investissement pour de nombreuses familles chinoises. Les familles sont toutefois pénalisées car cette épargne rapporte peu d’intérêts. Et une bonne partie des sommes déposées sont utilisées pour financer les entreprises chinoises et leur expansion internationale.
Parlons-en des excédents commerciaux. Comme la Chine est le deuxième créancier mondial, cela lui confère un certain pouvoir dans le monde. Hillary Clinton, ancienne Ministre des Affaires Etrangères des Etats-Unis, l’avait noté en 2010 en soulignant les difficultés à dialoguer avec son banquier. Ce qu’elle n’avait pas saisi, c’est que ce banquier doit aussi consentir des efforts. Il veut que ses entreprises puissent continuer à exporter au pays dont la monnaie est mondiale, à savoir le dollar!
Le handicap
Le tendon d’Achille de cette Chine surpuissante est double, si l’on peut dire. L’auteur les expose dans la dernière partie de son ouvrage.
D’une part, le système financier et le système boursier sont tenus en laisse. D’autre part, sa monnaie, le yuan, n’est pas convertible. Elle n’est donc pas encore une monnaie internationale à l’inverse du dollar américain ou de l’euro.
Avec un Etat qui contrôle pratiquement toutes les banques et les instances de régulation, qui dépendent en fait du Conseil d’Etat, à savoir le gouvernement chinois, comment les choses pourraient-elles changer ?
Il en va de même pour la monnaie. C’est l’Etat qui la contrôle pour qu’elle ne devienne pas trop forte, et tant qu’elle ne sera pas échangeable à 100%, un nombre limité de transactions en yuan interviendra dans le monde. Et surtout, les banques centrales étrangères ne vont pas garder une partie de leurs avoirs en yuan, lui permettant ainsi de devenir une monnaie mondiale de référence.
Il est vrai que la Chine a conclu récemment certains accords pour permettre la convertibilité des yuans détenus à l’étranger. C’est notamment le cas avec Hong Kong, la Grande Bretagne, le Luxembourg, la France, etc. C’est un premier pas, mais ceci ne remet pas en cause la primauté du dollar américain.
Dans sa conclusion, Claude Meyer ne voit vraiment pas la Chine devenir une superpuissance financière mondiale avant une quinzaine d’années. Il pointe l’absence d’un marché financier et bousier conséquent et l’absence de volumes importants de crédits libellés en yuan dans le monde comme deux points négatifs. Pour pallier ses insuffisances, l’Etat-Parti devra revoir le système actuel qu’il contrôle et cela risque d’être difficile dans l’état actuel des choses, nonobstant les discours contraires de certains dirigeants politiques chinois. Les dirigeants politiques ont aujourd’hui les yeux plus rivés sur les mesures de croissance économique et de création d’emplois, moyens d’endiguer toute éventuelle contestation.
Quant à l’Europe, elle a des atouts mais doit parler d’une seule et unique voix. Et surtout, elle doit faire en sorte que sa main d’œuvre soit capable de suivre notamment dans les nouvelles technologies.
Cela laisse donc le champ à un affrontement entre les Etats-Unis et la Chine pour la place de numéro 1 mondial, et notamment numéro 1 de la finance. Ce sont les circonstances qui feront qu’un choc aura lieu ou non. Bien entendu, les dirigeants chinois espèrent le gagner pour permettre à la Chine de reprendre sa place dans le monde, après toutes les humiliations subies aux 19ème et 20ème siècles. L’ironie de l’histoire, bien relevée par l’auteur, c’est que les dirigeants chinois actuels comme Xi Jinping vont peut-être réaliser un rêve de Mao Zedong, mais d’une façon bien différente de celle qu’aurait envisagée le Grand Timonier lui-même.
Claude Meyer a bien raison de souligner tous ces points dans sa conclusion, mais il manque au moins un aspect primordial. Pour que la Chine devienne cette superpuissance financière, elle a besoin d’un droit, clair, sûr, stable, respecté et des tribunaux qui vont avec. Toute l’ironie est d’ailleurs là, car ce droit-là existait à Hong Kong, et les tribunaux y étaient tout à fait libres de statuer de manière professionnelle en toute liberté.
En voulant faire de Shanghai « la » place financière et boursière aux dépens de Hong-Kong, l’Etat-Parti a considérablement affaibli son rêve. Il ne suffit pas d’incorporer les dispositions de droit boursier dans son propre droit et de créer les mécanismes et les régulateurs qui vont avec pour que cela marche. Il faut également le soutien des investisseurs, et cela implique de veiller à la sécurité juridique. Sans une pratique du droit des affaires permettant une vraie sécurité juridique, les investisseurs étrangers investiront peu en Chine. Et ce n’est pas la classe moyenne chinoise qui pourra les remplacer : il faudrait d’abord que les question de protection sociale et de rendement de l’épargne soient traitées correctement.
Il en va de même pour les tribunaux. D’ailleurs, on le sait, il vaut mieux procéder par voie d’arbitrage en Chine en cas de litige. Mais même si cette justice dite privée existe, comment peut-on rapatrier à l’étranger les dommages-intérêts obtenus ? Sans l’accord de l’Etat-Parti, vous ne pouvez pas les convertir dans une autre monnaie ni les sortir de Chine.
Même si la Zone de Libre d’Echange de Shanghai va permettre que certaines pratiques internationales soient désormais possibles et même si certaines entreprises chinoises comme Alibaba vont être, pour l’épargne locale, une alternative avantageuse par rapport aux banques traditionnelles, trop chiches matière de rémunération des placements, le chemin à parcourir restera bien long. N’oublions pas non plus les soucis à venir pour le pouvoir central chinois et le système bancaire si les pratiques du « shadow banking » à la chinoise ne sont pas assainies entretemps.
Comme le Parti Communiste Chinois tient avant tout à conserver son leadership politique, les réformes qui changeront le système économique et financier ainsi que celles touchant le droit des affaires se feront à petits pas et sur une très longue durée. La Chine sera bien le banquier du monde, mais elle ne sera pas un banquier ni central ni universel.
Jeffrey Robert Holt
Jeffrey Robert Holt, franco-américain, responsable juridique international en entreprise, politologue, sinologue amateur et Président de la Commission d’Energie et des Matières Premières de l’Inter-Pacific Bar Association.
Claude Meyer, La Chine banquier du monde, Fayard, Janvier 2014.