Il y a quelque chose de triste, risible et malsain dans l’affaire de Geneviève de Fontenay, l’une des marraines de l’univers des miss, venue en Algérie. Son lapsus sur l’Algérie française a indigné. On peut dire : à juste titre, vu l’histoire du pays et sa colère qui dure depuis mille ans. Un ministre a quitté la salle, des officiels ont fui avec les chaussures dans les mains et des Algériens se sont déchainés sur cette vieille dame perdue hors de l’univers de ses dentelles et de son chapeau éternel. Sauf qu’il y avait quelque chose de lourd, de douteux et de trop insistant dans l’indignation. On ne comprend pas d’abord l’importance donnée à ce bafouillage d’une vieille dame hors de son territoire de courbes et de tissus. Ensuite, on décèle une sorte d’excès qui tend à prouver qu’il y a volonté de faire dans le zèle pour masquer quelques honteuses évidences.
Et, en dernier, on retrouve dans cet épisode la fameuse schizophrénie nationale, bâtie sur le déni : certains ont vite fait de rappeler, à juste titre, que l’on n’a pas à faire un procès à une inadvertance, quand on regarde comme un mouton son président se faire soigner en France jusqu’à y habiter, dans un hôpital français. Et que la lapidation de cette vieille dame est un exercice d’hypocrisie chez des élites au pouvoir ou dans sa périphérie, quand on a ses biens, ses enfants, ses sous et ses replis dans ce pays. L’Algérie française existe. Elle est là, sous le nez. Elle est un tabou verbal mais une pratique courante. Les ténors du FLN ont leurs enfants installés, scolarisés ou employés en France. Les employés du régime y ont leur double nationalité en cas de soulèvement des indigènes ou en cas de mise à la retraite ou de simple maladie. L’Algérie française est là, en économie, dans les mœurs, dans les habitudes de voyages ou de dépenses, dans la scolarité des enfants, dans les contrats, dans les parrainages internationaux, dans les liens. La charge disproportionnée contre cette Française venu parrainer l’élection d’une miss Algérie est d’une hypocrisie parfaite et tend à faire oublier par le débordement, les réalités crues. On comprend mieux, entre Algériens, pourquoi on a insisté sur cette femme avec la lourde pierre et pourquoi des officiels ont traité le sujet comme une hérésie et ont réagi avec les effets de robes du religieux face au blasphème.
Reste aussi les Algériens qui ont ressorti la guerre du drapeau contre le chapeau. Là aussi ont est dans l’excès par conditionnement ou par erreur de cible. Outre les rares qui ont été un peu surpris par les propos accidentels de cette femme, il y avait les générations des biberonnés au FLN comme matrice : insultes, emportements, cri et indignations. Sélectives, bien sûr. Car il s’agit des mêmes que n’indignent pas le reste de nos misères, nos compromis et nos faiblesses ou impuissances. Refaire la guerre contre la France, avec des drapeaux et un chameau est une vieille habitude qui a cédé à la facilité. Et c’est plus facile que de faire la guerre aux sachets bleus et à la saleté ambiante.
Le tout pour dire que même nos élans nationalistes, fond de nos émotions collectives, sont tombés bien bas, au point d’être soldés dans la facilité. La bataille d’Alger a été une bataille, puis un grand film et, enfin, une bataille contre un chapeau. Aujourd’hui, le rite est devenu une mascarade et fonctionne comme la révélation par effet miroir de notre ridicule posture.
La fin est triste surtout. Le sort de miss Algérie, cette belle de Bab El Oued, est le même que celui de son pays : lien tragique entre le morbide et la beauté, la chance et la malchance, l’accident et l’élégance, l’avenir et le dos d’âne, l’étoile au zénith et la coupure d’électricité.
Kamel Daoud
Le Quotidien d’Oran du 10 septembre 2014
Lire aussi
Alice Kaplan, « Meursault, contre-enquête » de Kamel Daoud
Kamel Daoud, Les effets moraux du pétro-populisme