Loin des hommes, le film de David Oelhoffen qui sort à Paris ce 15 janvier 2015, est remarquable. Son point de départ est l’une des plus belles nouvelles d’Albert Camus, L’Hôte, mais il ne s’agit pas pour autant d’une adaptation. Ce serait plutôt une nouvelle ébauche d’une histoire pour laquelle le romancier avait d’ailleurs imaginé plusieurs dénouements – soit pour le cinéaste, comme une invitation à transformer la substance du récit pour l’écran.1.
Si l’on veut comprendre l’alchimie de Loin des hommes, il faut d’abord rappeler l’histoire qui l’a inspiré. L’Hôte est certes moins connu que L’Etranger, mais c’est un texte essentiel pour qui veut aborder l’histoire de la décolonisation, et reste l’unique fiction publiée du vivant de Camus qui met en scène le conflit algérien2. L’Hôte représente surtout dans toute l’œuvre de l’écrivain une nouvelle parfaitement maîtrisée, tendue et sobre, qui se prête à des interprétations multiples.
Une carte de solidarité
Pour Camus, tout commence par un souvenir. En 1934 ou 1935, un syndicaliste musulman jugé coupable d’on ne sait plus quelle activité, est traîné au bout d’une corde, de son douar jusqu’au chef-lieu de la Commune3. Le Secours Populaire (la Croix rouge communiste de l’époque) se saisit de l’affaire et édite des « cartes de solidarité » représentant le Musulman lié au cavalier qui l’entraîne. C’est dans ces années-là que Camus, jeune militant au parti communiste, faisait du porte-à-porte à Belcourt, le quartier de son enfance, afin de recruter des travailleurs musulmans pour un parti aux effectifs essentiellement européens. L’image du prisonnier, de la corde, du cheval et du gendarme sur les cartes de solidarité était restée gravée dans son esprit. Il n’oubliait pas non plus la misère dont il avait été témoin en Kabylie, cette région montagneuse à l’est d’Alger. En juin 1939, il avait signé dans Alger-Républicain une enquête en onze parties sur la Misère de la Kabylie4. Il y est question d’enfants morts pour avoir mangé des racines vénéneuses, de villages privés d’eau où la rue principale sert d’égout, et où aucun médecin n’a mis les pieds depuis une quinzaine d’années.
Camus s’attardait sur le problème de l’enseignement, rêvant d’un avenir où les élèves musulmans et européens s’assiéraient sur les bancs d’une même école. Enfin il fustigeait le gouvernement colonial, dont le refus systématique de réformes et les erreurs politiques et administratives sans fin entraînaient la région dans un désastre humanitaire. En 1939, Camus avait déjà quitté le parti communiste, mais il restait solidaire d’un Front populaire uni contre le fascisme, et il avait bien compris que la situation de la Kabylie demeurait sans espoir. Avec une telle politique, fait-il savoir à ses lecteurs, la France est en voie de perdre l’Algérie.
Le chemin de la prison
Quand L’Hôte paraît en 1957 dans le recueil L’Exil et le Royaume, la guerre d’indépendance dure déjà depuis trois ans, et l’ancien militant anticolonialiste se retrouve dans un pénible entre-deux, refusant à la fois la violence du Front de Libération Nationale et celle des ultras de l’Algérie française. Il ne vit plus en Algérie. Son bref retour au pays en 1956 pour organiser un mouvement de trêve civile avec une coalition de différentes tendances politiques modérées se solde par un échec. Dans les carnets où paraissent ses premières notes pour L’Hôte, il situe l’histoire sur les hauts plateaux algériens, cette région posée entre deux chaînes de montagnes. On ne peut imaginer un cadre mieux choisi pour celui qui se retrouvait, à plus d’un titre, au pied du mur.
Dans la première scène de L’Hôte, la carte postale du Secours Rouge semble prendre vie. Balducci, le gendarme local, arrive à l’école de l’instituteur Daru en traînant un prisonnier indigène attaché à sa selle par une corde. Le prisonnier, qui reste sans nom tout au long de la nouvelle, a tranché la gorge d’un cousin qui lui avait volé du blé. Jacques Derrida a puisé dans ce récit d’un « hôte » anonyme une philosophie de l’hospitalité5. Mais L’Hôte est plus souvent lu comme une allégorie du dilemme des modérés français en Algérie, par l’ambiguïté même de son titre, qui se réfère à la fois à celui qui reçoit et celui qui est reçu— »host » et « guest ».
Daru veille sur le prisonnier et l’invite à partager un repas. Le prisonnier a beau être anonyme, il sait arriver à l’essentiel : « C’est toi le juge ? » dit-il, et «Pourquoi tu manges avec moi ? » En effet, Daru, l’Européen, avait-il le droit de juger l’Arabe, et n’était-il pas déjà trop tard pour s’asseoir à la même table ? Quelle solidarité pouvait sentir un Daru face à la révolution algérienne ? L’époque de la carte de solidarité du Secours Rouge, quand des Européens bienveillants préconisaient des réformes pour leurs frères arabes, était bien loin.
Daru partage son repas avec le prisonnier, l’héberge pour la nuit, et l’accompagne sur la route pendant plusieurs heures—le temps d’arriver à un carrefour. S’il prend le chemin de l’est, il atteindra l’administration et la police qui l’attendent pour le juger. S’il part dans l’autre direction, le sud, il retrouvera la liberté parmi les nomades qui l’abriteront, suivant leur loi. L’Arabe choisit le mauvais chemin, celui qui mène à la police. Daru retourne à son école, et là, il trouve inscrit au tableau noir cette menace: « Tu as livré notre frère. Tu paieras. » « L’hôte » s’achève sur l’amère réflexion de la part de Daru qu’il est seul, « dans ce vaste pays qu’il avait tant aimé. » Camus a envisagé un autre dénouement où l’instituteur ruse pour que le prisonnier fasse le bon choix, lui disant que la route de la gendarmerie était en réalité celle des nomades. A Jean Grenier, son ancien professeur de philosophie, Camus prétendait qu’on pouvait changer la fin, que l’Arabe pouvait aussi bien prendre le chemin de l’est que celui de l’ouest ou le sud6.
L’apport de l’histoire
L’Hôte se distingue par son économie de parole, et par une simplicité mythique, le tout contribuant à une vision tragique, mais abstraite, de la situation politique. Loin des hommes nourrit cette nouvelle L’Hôte par des références très précises à l’histoire du pays. Sans jamais citer Camus dans son film, David Oelhoffen s’inspire des écrits de l’écrivain sur la situation algérienne, surtout Misère de la Kabylie (Chroniques algériennes), ce qui finit par rendre Daru plus proche de Albert Camus journaliste et essayiste, que de l’instituteur énigmatique de la nouvelle.
L’action de Loin des hommes se situe précisément le ler novembre 1954, le jour de la « Toussaint rouge »–quelques mois après que Camus eut terminé la rédaction de L’Hôte –le départ des insurrections à travers le pays qui déclenchèrent une guerre de huit ans. Oelhoffen s’écarte de L’Hôte dès que Daru et l’Arabe sortent de l’école pour emprunter le terrain inhospitalier des Hauts Plateaux7. Ils marchent ensemble, non pas pour quelques heures seulement, mais pour plusieurs jours. Oelhoffen enchaîne les plans des deux hommes vus de dos, l’Européen et l’Arabe, en route vers la gendarmerie, écrasés par un paysage rocailleux. De face, nous voyons leurs visages—de véritables visages-paysages—en harmonie avec le paysage proprement dit, le troisième personnage principal du film. L’Arabe porte un prénom, Mohammed; il a aussi une histoire. Il a tué son cousin pour une histoire de blé, en temps de famine, et les lois du sang de sa tribu dictent que s’il n’est pas puni pour ce meurtre, ses frères le paieront de leur vie. Si la police française l’enferme et le tue, les obligations de la loi du sang seront satisfaites, ses frères sauvés. L’Arabe de la nouvelle de Camus n’a aucun remords et ne cherche pas à expliquer son crime, tandis que le Mohammed de Loin des hommes a une stratégie, un plan pour déjouer la loi des siens en se servant de la loi des Français. « T’as tout prévu », lui dit Daru, dans une scène qui établit l’égalité intellectuelle des deux hommes d’une manière inconcevable dans L’Hôte.
Daru et Mohammed croisent sur leur chemin une bande de maquisards— les premiers combattants de l’Armée de Libération Nationale, qui les attachent tous les deux à la selle d’un cheval, côte à côte, et les prennent en otage. Quand ils atteignent la grotte qui sert de camp au maquis, Daru reconnaît deux des rebelles, ses frères d’armes de la campagne d’Italie, durant la Seconde Guerre mondiale. Slimane, le chef des maquisards, explique à Daru que la plupart de ses hommes, anciens combattants pour la France, ont pris le maquis après les massacres de Sétif (un événement que Camus avait été presque le seul à couvrir dans la presse française en 1945). Quand Slimane tente de le recruter pour leur cause, l’instituteur rechigne. Slimane lui dit qu’il faut choisir un camp: « Je t’aime comme un frère. Si demain je dois te tuer, je le ferai ».
Loin des hommes transforme le cas de conscience de L’Hôte en lutte armée. Après la conversation de Daru et Slimane, le maquis se trouve attaqué par des soldats français. L’un des rebelles lève les mains en l’air en signe de reddition, avant d’être mitraillé par une unité dont le commandant a reçu l’ordre de ne pas faire de prisonniers. Daru accuse l’officier : c’est un crime de guerre de tuer un soldat qui se rend. Et dans une tirade passionnée, le grand moment du film, il rappelle à Mohammed qu’il est en vie, qu’ils sont en vie, et qu’au milieu de tant de violence meurtrière, dans les deux camps, la vie reste la valeur suprême. Mohammed lui demande si c’est ainsi, colèreux et grognon, qu’il a l’habitude de faire la leçon à ses élèves. Parfois, lui répond Daru. C’est l’une des nombreuses excellentes répliques, où Camus semble faire un clin d’œil au scénariste : oui, j’étais cet instituteur moralisateur, en porte-à-faux avec tout le monde.
Après plusieurs jours d’errance, Daru et Mohammed arrivent au même carrefour que le Daru et l’Arabe anonyme de L’Hôte. Dans le film, ils ne sont plus hôte et invité, mais d’authentiques camarades. Il y a échange de cadeaux et d’affection, signe de l’amitié nouée désormais entre les deux hommes. Daru cite le Coran. En raison même de ce que sont devenus Daru et Mohammed, l’histoire ne peut avoir la même conclusion que celle de L’Hôte. Dans la scène finale, dans sa salle de classe, Daru écrit le mot « Atlas » au tableau noir, en français et en arabe. Les noms des rivières de France, récités par les enfants dans la première scène du film, ont fait place à une leçon de géographie sur l’endroit où ils vivent réellement. Mais c’est aussi la dernière leçon de Daru qui, menacé par la rébellion, doit quitter l’école pour toujours. À travers l’affection de Daru pour ses élèves, Loin des hommes lie le chagrin de la séparation à la promesse de liberté. C’est un moment à la fois déchirant et plein d’espoir, mais nullement sentimental — une synthèse de la politique et de l’affectif— qui fait de Loin des hommes du grand cinéma, plus réussi et plus prenant que toutes les tentatives précédentes d’adaptation des fictions de Camus à l’écran.
En des mains moins élégantes, l’histoire que raconte Loin des hommes aurait pu devenir didactique, avec un Daru faisant irruption dans des scènes dignes des bandes d’actualités cinématographiques : les troupes coloniales de la Seconde Guerre mondiale converties à la cause, une armée française criminelle, l’histoire de l’immigration espagnole en Algérie ; même le tableau qu’il donne des rebelles dans leur grotte semble faire écho aux lointaines tactiques d’« enfumade » des tout premiers conquérants français de l’Algérie, qui prenaient les tribus locales au piège dans les grottes qui leur servaient de repaire et les asphyxiaient en allumant des feux. Dans ce film, l’histoire se donne constamment à voir et à entendre, et Daru semble connaître tout le monde. Mais le long trajet accompli, l’irruption constante de la violence rendent chaque incident et chaque référence crédibles. Le silence et le bruit ambiants offrent un puissant contrepoint aux événements. Même une scène dans un lupanar, réminiscence de tant de westerns, est traitée comme un moment de répit sacré au cœur de la lutte, très proche de la scène où, dans La Peste, les hommes qui combattent l’épidémie s’offrent un temps de calme et de fraternité en allant nager.
Exilés du même royaume
Les deux acteurs principaux portent une grande part de la signification du film sur leur visage, que la caméra explore aussi inlassablement que les rochers, les broussailles et le ciel de l’Atlas marocain où Loin des Hommes a été filmé.
Viggo Mortensen, qui joue Daru, est souvent montré le regard au loin, la lumière jouant sur son visage large et anguleux — comme s’il contemplait l’avenir impossible du pays où il est né. Réda Kateb, qui joue Mohammed, apparaît au début du film la tête basse et le corps affaissé, mais à mesure que l’histoire progresse, il se redresse et, à l’écran, son visage s’ouvre. Dans l’avant-dernière scène, alors qu’il décide quel chemin prendre, il regarde dans ce qui semble être deux directions –il louche — et réussit, sans un mot, à exprimer un mélange de circonspection et de courage. L’un des nombreux plaisirs de Loin des Hommes, et le fondement de l’égalité entre Mohammed et Daru, c’est leur dialogue en deux langues, français et arabe d’Algérie. Mortensen a appris l’arabe pour le film. Il parle français avec un léger accent argentin, ce qui est troublant, au début, pour qui pensait entendre le français soutenu d’un instituteur de la Troisième République. Mais son accent sert aussi à enrichir l’intrigue. Tout comme nous découvrons que Mohammed a appris le français en travaillant la terre pour les Européens, nous apprenons vers la fin du film que les parents espagnols de Daru se sont installés en Algérie pour cultiver les vignobles (évocation de la grand-mère de Camus, née à Minorque, et de son père Lucien, ouvrier agricole). Daru dit à Mohammed que les enfants de son école l’appelaient l’« escargot », parce que les travailleurs immigrés espagnols emportaient leur maison sur leur dos. Daru et Mohammed sont deux étrangers à leurs propres tribus.
Réda Kateb, qui joue le rôle de Mohammed, est le neveu de l’écrivain berbère Kateb Yacine (né Yacine Kateb), auteur du roman-épopée Nedjma. Tout comme les rebelles de Loin des Hommes, Kateb Yacine est venu à la révolution par les manifestations de Sétif de 1945. Il fut l’un des nombreux Algériens qui critiquèrent Camus d’avoir maintenu ses personnages arabes dans l’anonymat et, comme Camus, en 1957, c’était un Algérien vivant en exil. Comme il aurait aimé voir son neveu jouer ce personnage très déterminé du prisonnier de Daru !
Voici quelques années, des archivistes de l’Institut Mémoire de l’Edition Contemporaine, en France — les plus importantes archives françaises de littérature contemporaine — ont retrouvé une lettre adressée par le jeune Kateb Yacine à Albert Camus, l’année de la parution de L’Hôte dans L’Exil et le Royaume8. La lettre n’avait jamais été identifiée car la signature était presque illisible. « Exilés du même royaume, écrivait-il, nous voici comme deux frères ennemis, drapés dans l’orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté l’héritage pour n’avoir pas à le partager. » Il suggère que les deux hommes entrent en contact avant qu’il ne soit trop tard.
Loin des hommes est une réponse à la lettre de Kateb Yacine à Camus. Le film se défait de cette sensation d’opacité entre les mondes arabe et européen qui donnait au récit de Camus son pessimisme et sa sévérité. Au lieu de cela, il introduit L’Hôte dans le XXIème siècle, dans un monde où vivre ensemble, par delà les différences, peut apporter un espoir de réconciliation.
Alice Kaplan
Photographies © Michaël Crotto – One World Films
Notes
↑1 | V. Camus, Œuvres complètes, éd. Jacqueline Lévi-Valensi, t. iv, 1349 : «D’ailleurs pour L’Hôte, on peut changer la fin et l’Arabe peut se diriger vers l’est au lieu de l’ouest. » |
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↑2 | Le Premier homme ne sera publié qu’en 1994. |
↑3 | D’après le témoignage d’El Assiz Kessous dans Albert Camus et l’honneur de l’homme, Simoun no. 31, 1960, 3-12. La carte postale reste, pour le moment, introuvable, mais un article dans L’Humanité du 27 décembre 1934 raconte un fait divers similaire. Bolkamh Amar ben Rabah, habitant du douar Taher, n’ayant pas de quoi payer des impôts, est enchaîné par son caïd et par un garde-champêtre : « Enchaîné pendant une semaine, marchant ainsi plusieurs centaines de kilomètres afin d’obtenir ‘justice’…et tout cela pour avoir faim et être dans l’incapacité absolue de payer 100 francs qu’exige le fisc. Et cela se passait quelques jours seulement avant que Rollin, ministre des colonies, parlât, à la conférence impériale, de la « France maternelle et profondément humaine, servante de la Justice et du Droit ». » |
↑4 | Parmi les onze articles sur la Kabylie qui ont paru dans Alger-Républicain, Camus en reprend sept dans Chroniques algériennes. |
↑5 | Jacques Derrida, « Etre chez soi chez l’Autre » dans Idiomes, Nationalités, Déconstructions : Rencontre de Rabat avec Jacques Derrida, éd. Jean-Jacques Forté (Casablanca: Editions Toubkal, 1998), 254–56. Dans son excellent Albert Camus the Algerian (New York : Columbia University Press, 2007) Carroll relit L’Hôte à la lumière de la notion de l’hospitalité chez Derrida, v. notamment Jacques Derrida et Anne Dufourmantelle, De l’hospitalité (Paris: Calmann-Levy, 1997). |
↑6 | Jean Grenier, Carnets 1944-1971, p. 202, cité dans Camus, Pléiade, ed. Lévi-Valensi, t. iv, 1349. |
↑7 | Cf. la puissante méditation de Malika Rahal au sujet du poids symbolique d’un autre paysage montagneux, celui du parc naturel du Djura Djura, dans son essai Ici et maintenant—après l’assassinat d’Hervé Gourdel |
↑8 | V. le texte de la lettre ici |