Après des élections européennes marquées par l’abstention et la montée des extrémismes, la tâche de la nouvelle Commission Européenne dirigée par un chrétien démocrate, Jean-Claude Juncker s’annonce rude : stabilité de la zone euro, bataille pour le budget, austérité qui obère toute perspective de croissance, chômage de masse, mésentente franco-allemande… Les motifs d’inquiétude ne manquent pas pour une Union Européenne qui apparait plus que jamais éloignée de ses concitoyens. Le diagnostic est connu : afin de donner matière à l’UE et après avoir construit l’Europe des libertés économiques, il faut désormais s’attaquer à édifier « l’Europe sociale déjà présente dans le Traité de Rome (1957 et dans la Charte des droits fondamentaux. En effet, l’Europe en tant qu’espace de civilisation serait porteuse d’un modèle social unique qui pourrait s’avérer un atout dans la mondialisation. Or, pour certains « l’Europe sociale n’aura pas lieu » et l’existence d’un modèle social européen « rempart » contre la globalisation ne serait que forfaiture. Retour sur quelques vérités, plusieurs idées reçues et un espoir souvent déçu.
Le modèle social européen est le plus souvent un OPNI (objet politique non identifié), dans cette occurrence, plusieurs chercheurs, écrivains ou politiques se sont essayés à l’exercice de dissection ces 25 dernières années. Ainsi, Yves Barrou, polytechnicien passé par le ministère du travail, puis DRH chez Thales et co-président du Cercle des DRH européens a publié aux côtés d’économistes, de patrons, de syndicalistes une somme sur le modèle social européen à la fois un but, et réalité d’une Europe souvent en panne. Pour Barrou, le modèle social européen se caractérise par : un consensus pour la sécurisation des parcours professionnels ;une législation puissante qui s’harmonise à grande vitesse, sous la houlette de la Commission européenne ; un besoin d’équilibrer le temps de travail, entre le bureau et la famille ; une forte culture de la consultation et de la négociation ; des états providence puissants et organisés ; un besoin de partage et de solidarité.
La flexicurité ? Dissoute dans la crise financière
Or, ce consensus sur les piliers de ce modèle social européen pourrait s’apparenter à la projection de l’Etat social français. En effet, plusieurs des assertions énoncées semblent battues en brèche par les politiques d’austérités menée par la Commission sortante et celles de plusieurs pays d’Europe, contraintes par la Troika ou non comme l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Irlande, la Pologne ou l’Espagne.
Examinons en premier lieu, le consensus sur la sécurisation des parcours professionnels : le thème de la sécurisation des parcours est devenu un axe de réflexion majeur pour l’Europe sociale depuis la publication du rapport d’Alain Supiot « Au-delà de l’emploi » en 1999. C’est ainsi qu’en juin 2007 la Commission européenne a publié une communication sur ce thème : « Vers des principes communs de flexicurité: Des emplois plus nombreux et de meilleure qualité en combinant flexibilité et sécurité ». La flexicurité apparaissait alors comme un élément fondamental des lignes directrices et de la stratégie européenne pour l’emploi et un compromis acceptable entre les besoins des employeurs en matière de flexibilité de la main-d’œuvre et ceux des travailleurs en matière de sécurité de l’emploi. Or, force est de reconnaitre que cette communication a eu lieu quelques mois avant la crise financière de 2008 et que cette réflexion entamée sur le travail s’est trouvée stoppée nette au profit de la préservation de l’emploi et de la lutte contre le chômage. C’est ainsi que l’on ne trouve plus de traces de réflexion sur la flexicurité de la part de la Commission ou du Conseil depuis 2011 et que des pays comme les Pays-Bas sont passés de la flexicurité à l’hyper flexibilité.
Le modèle social tel que défini par les syndicats européens
Tout cela, au grand dam du mouvement syndical européen (Confédération Européenne des syndicats) qui, lui, donne une définition précise de modèle social européen fondée sur cinq piliers :
– Les droits sociaux fondamentaux, y compris la liberté d’association, le droit de grève, la protection contre le licenciement abusif, les conditions de travail équitables, l’égalité et la non-discrimination;
– La protection sociale, assurée par des systèmes universels très développés et des mesures de redistribution de la richesse telles que le revenu minimum ou la taxation progressive;
– Le dialogue social, à savoir le droit de conclure des conventions collectives, le droit à la représentation des travailleurs et à la consultation, et les comités d’entreprise nationaux et européens;
– La réglementation sociale et la réglementation du travail couvrant, par exemple, la santé et la sécurité, les plafonds en matière d’heures de travail, les vacances, la protection du travail et l’égalité des chances;
– La responsabilité de l’état en matière de plein emploi, de prestation de services d’intérêt général, et de cohésion sociale et économique.
La Confédération européenne des syndicats considère le modèle social européen comme une « réponse à la mondialisation ». Pour autant, elle semble consciente de la différence et l’hétérogénéité des modèles à l’œuvre en Europe. G. Esping-Anderssen, sur le plan académique, distingue ainsi trois et cinq « modèles » en Europe et leurs multiples combinaisons pour chacun des pays.
Or, et malgré les affirmations de la future Commissaire emploi, affaires sociales de l’Union Européenne, Marianne Thyssen, force est de reconnaitre que le bilan de l’Europe en matière sociale est des plus minces : primauté des quatre libertés fondamentales, dérégulation du droit du travail, soumission du droit de grève aux libertés économiques (Arrêt Laval), mépris des revendications venant du syndicalisme européen, dumping prospérant sur l’absence d’harmonisation sociale et fiscale entre Etats-membres… Si bien que le modèle social européen apparait désormais au mieux comme un éden inabordable, au pire comme une mystification afin de contenir la colère des peuples.
La santé au travail, seul acquis au niveau européen ?
Il existe pourtant un domaine dans lequel l’Europe a été moteur en matière sociale, c’est celui de la santé au travail. Paradoxalement, c’est plus ou moins grâce à l’Acte Unique européen de 1986 qu’une telle avancée a eu lieu. Il était ainsi écrit dans l’article 118 A que « Les États membres s’attachent à promouvoir l’amélioration, notamment du milieu de travail, pour protéger la sécurité et la santé des travailleurs et se fixant pour objectif l’harmonisation, dans le progrès, des conditions existant dans ce domaine ».
L’introduction d’un tel article selon Laurent Vogel (chercheur à l’Institut syndical européen) « s’inscrivait à l’encontre des vues dominantes au sein de la Commission présidée par Jacques Delors suivant lesquelles la voie royale du développement de l’Europe sociale se trouverait dans la création par le haut d’un espace de relations collectives sous la forme du « dialogue social communautaire » (…) Les institutions communautaires devaient faire un certain nombre de concessions au mouvement syndical dans le cadre de la réalisation du marché unique (…) Même les tendances les plus libérales (le gouvernement conservateur britannique en particulier) ne s’opposaient pas au principe d’une intervention législative communautaire à ce niveau (…) Pour sa part, le mouvement syndical européen parvint à formuler ses propres propositions de façon assez systématique, cohérente et unitaire. Les fondements de cette autonomie syndicale sont à chercher dans les luttes massives des années 70 autour des conditions de travail, qui ont abouti à une refonte complète des conceptions syndicales dans ce domaine. L’expérience italienne et les expériences scandinaves ont joué un rôle particulièrement important à cet égard. L’élaboration des conventions 155 et 161 de l’OIT (Organisation internationale du travail) constitua aussi un précédent qui a permis au mouvement syndical d’élaborer des stratégies communes ».
La directive-cadre européenne relative à la sécurité et à la santé au travail (directive 89/391 CEE) adoptée en 1989 est donc le fruit d’un compromis historique d’une Commission européenne qui n’avait pas encore complétement entamé sa mue néolibérale. Cette directive-cadre sur la sécurité et la santé au travail peut être considérée comme la mère de toutes les directives sociales, elle est le socle de la construction de la santé au travail en Europe et a donné naissance à plusieurs directives particulières sur ce thème (machines, substances dangereuses…), elle a également inspiré plusieurs directives transversales comme organisation du temps de travail, santé et sécurité des travailleurs intérimaires et à durée déterminée, et conditions de travail des jeunes ou plus proche de nous, les accords-cadres européens sur le stress au travail (2004), ou le harcèlement et la violence au travail (2007) transposés dans notre droit français qui peinait un peu en la matière.
Un embryon de modèle social à l’échelon européen a donc bien existé, dialogue réel et fugace avec une Commission encore attachée, du moins verbalement au « dialogue social », (cf. les entretiens de Val Duchesse de Jacques Delors qui initiaient un début de concertation sociale au niveau européen) et un mouvement syndical pas encore noyé dans la sacro-sainte « gouvernance ».
Menaces sur l’acquis social
La Commission européenne depuis a entamé un véritable virage néolibéral, que ce soit à sa tête ou dans les différentes directions générales et semble ne plus voir en peinture les vestiges d’une époque où celle-ci pouvait encore faire quelques concessions au social. C’est pourquoi, la Commission Barroso a initié le 2 octobre dernier le programme REFIT (Réglementation affûtée et performante : résultats et prochaines étapes) qui est nul autre qu’un processus dont l’objectif est la déréglementation de l’Europe, le démantèlement de la législation protégeant les droits des travailleurs et l’affaiblissement du dialogue social avec en ligne de mire les quelques acquis de la directive-cadre de 1989.
La nouvelle Commission Européenne ne semble pas remettre en cause cette fameuse « simplification » fondée sur des évaluations partiales, alibi d’une dérèglementation. A telle enseigne que plusieurs experts membre du « groupe de haut niveau de parties prenantes indépendantes sur les charges administratives », présidé par Edmund Stoiber, l’ancien président conservateur du land de Bavière conteste aujourd’hui les conclusions du groupe de haut niveau et se trouvent en dissidence
Le modèle social existe donc (un peu) à travers la législation sur la santé et la sécurité au travail, mais se trouve en danger face au programme de fitness réglementaire concocté par Messieurs Barroso et Stoiber. Aux travailleurs, aux organisations syndicales de l’UE et à la confédération européenne des syndicats de se mobiliser afin de contrer ce qui fait office de « testament » pour l’ancien président de la Commission « carburant du Front National ». On ne saurait déconseiller au chrétien démocrate Jean Claude Juncker de poursuivre dans la même voie.
Le président de la section affaires sociales du Conseil économique et social européen, HenriMalosse, affirme ainsi que le « modèle social européen » ne préexiste pas, mais qu’il est une dynamique de rapprochement fondé sur des valeurs communes :
« Le modèle social européen s’impose donc comme un projet à réaliser, une ambition qui, à partir de normes minimales et de projets concrets, devra faire converger, au rythme du possible, les réalités sociales des États membres. Le « modèle social européen », pour être perçu comme une réalité par les Européens, devrait se traduire par des avancées concrètes. »
Pour que les rivages de l’eden soient en vue, il faut que l’Union Européenne défende au mieux et en partenariat avec l’OIT des standards sociaux fondamentaux à travers le monde, et œuvre pour un « nivellement » du social par le haut et non par le bas. Le modèle social européen ne pourra exister qu’à travers sa vocation universaliste en opposition au relativisme culturel propre au monde des affaires et du commerce.
Anthony Ratier