Au début, « On n’y voit rien », comme disait l’autre. Flânant entre quartier des facs et bacs des bouquinistes, au coeur du Disneyland, cadenas pour amoureux niais du Pont des Arts et « panini » au Nutella mal cuits, qu’est devenu en partie le quartier Latin, on distingue dans une vitrine de grands aplats blancs ou noirs, où semblent se mouvoir quelques formes. Nouvelle variation sur le thème fatigué du monochrome, dont il faut rappeler qu’il fut inventé par Alphonse Allais, en réaction narquoise à certaines tendances du néo-impressionnisme. Intrigué, on pousse la porte de la galerie. Pas à pas, selon l’accroche de la lumière, des formes humaines apparaissent, s’irisent, évoluent : nous sommes au royaume des Illusions (c’est le titre de l’exposition) d’Halim Al Karim, univers étrange et fantomatique, de même que Gorki, découvrant à la toute fin du XIXe siècle le Cinématographe, put se croire propulsé au « Royaume des Ombres ».
Des visages et des corps de femmes, de face, mélancoliques, sur une surface, noire ou blanche, qui semble bizarrement gaufrée, comme une affiche ayant pris l’eau qu’on aurait déroulée. Toiles peintes ? Hologrammes ? Projections virtuelles ? Il s’agit en fait de photographies, selon l’antique procédé du cliché au collodion, une des premières techniques en vigueur à partir des années 1850 utilisée en leur temps par un Félix Nadar ou un Lewis Caroll et détrônée au bout de trente ans, car de maniement singulièrement complexe, par le bromure d’argent1. Les femmes d’Al Karim, quand leur visage est visible dans le flou dominant, beautés brunes et énigmatiques au regard surchargé de khôl, toisent tristement, souvent en plongée, le spectateur.
Pour fixer ces images de parfois plus de deux mètres de haut, l’artiste dut se faire fabriquer un appareil, façon « chambre obscure » à soufflets de l’Expo universelle ou des photographes forains de la Belle époque, à l’échelle (un peu plus de 2,5 mètres de haut pour 8 de profondeur) et l’on peine à imaginer les dimensions des bacs et de l’atelier, ainsi que les manipulations nécessaires à un créateur qui, nous dit-on, « travaille toujours seul » – et qui font que chaque tirage est véritablement unique et rigoureusement non-reproductible, selon les modalités du bain chimique et des gestes appliqués au papier.
A l’heure où le Paris des amateurs d’art avisés vibre des accents du détournement opéré par l’art « contemporain », de ses origines en partie canulardesques à ses derniers avatars post-industriels (soit de Duchamp à Koons, ironiquement « pacsés » sous les mêmes cimaises pompidoliennes fin 2014), pourquoi et comment vouloir, pour un Irakien ayant grandi au rythme des diverses convulsions du Moyen-Orient, revenir aux origines même d’une pratique qui se donna primitivement pour but, et cette définition débusquée en éditorial du numéro 1, en 1851, de ce qui fut sans doute la première feuille corporatiste des adeptes de Daguerre vaut sans doute mieux que quelques générations de théorie sémiologique parfois fumeuse à venir, « l’imitation intelligente de la nature choisie » (chaque terme ici compte), participant tant « de la science, dans ses rapports avec la physique et la chimie » que des beaux-arts.
C’est la violence des temps, et surtout ce qu’il désigne, dans une de ses rarissimes interventions sur son oeuvre propre, comme « la politique de la supercherie » – « politics of deception » – (et on sait à quel point les guerres d’Irak ont été, à l’heure de la grande mascarade d’une « société du spectacle » mondialisée, le lieu d’un « trompe l’oeil » général et multilatéral), qui sont au coeur du travail d’Al Karim. Cette violence, cette politique exigeaient sans doute ce retour aux formes primitives de la photographie argentique et non à quelque chimère virtuelle, appliquées à des modèles féminins bien réels – même si le traitement artistique leur donne des allures de créatures futuristes ou, à l’opposé, de personnages sortis d’un album de photos 1900, preuve de leur intemporalité qui incite à y voir plus qu’une simple métaphore des diverses « tempêtes du désert » et fonde leur universalité.
Singulier parcours, parfois picaresque, que celui de ce jeune artiste venu des rives de Bagdad et qui cultive aujourd’hui un « look » de savant fou « arty » – lunettes à la Woody Allen et barbichette passée au Stabilo – qui vit désormais en navette entre Dubaï et Denver (Colorado). Né en 1963, il vit sa prime enfance à Beyrouth , où son père enseigne science politique et histoire à l’Université américaine. Il revient à Bagdad à l’âge de 10 ans et flâne, nous dit-on, entre la chambre noire d’un paternel photographe amateur et le Musée national irakien, où travaille son oncle et où il s’initie à la plastique sumérienne et à la pratique artistique. Au départ, il se diplôme en céramique puis se consacre à la photo dès le milieu des années 80, avec de premières expos underground. La famille, du « mauvais » côté islamiste durant la guerre Iran-Irak, est poursuivie par le régime de Saddam Hussein. Son frère détenu à Abu Ghraib – seules les geôles survivent aux changements de régime – Halim se soustrait à l’armée durant la première « War in the Gulf », comme disaient les bancs-titres de CNN, et connaît son exil au désert, plus précisément dans la mer asséchée de Nataf, déguisé en bédouin troglodyte et où, dira-t-il à propos des sculptures en argile qu’il tire de cette terre riche en fossiles, « Je faisais de l’art pour moi et les anges autour de moi. C’était du vrai Land Art. »
Un temps, il se procure un uniforme et, installé près d’un camp d’entraînement, comble du paradoxe pour un déserteur, feint d’être troufion en formation pour regagner discrètement ses pénates après l’appel, dans des scènes qu’on imagine dignes d’un film de bidasse des Seventies…
Vient le temps de l’exil, au Liban puis aux Pays-bas, dont il acquiert la nationalité et où il complète son cursus, se formant aux nouveaux outils du numérique, dans un premier temps indispensable à ses montages. Ceux-ci, en diptyque ou triptyque, juxtaposent icones du régime Baas, à commencer par le portrait de Saddam, portraits de victimes ou d’inconnus, figures sumériennes grotesques et grimaçantes. Les années 90 voient se succéder les « séries » de créations, tendant de plus en plus à l’épure après que l’artiste ait renoncé aux tentations du pastiche avec son « Nouvel Orientalisme », démarquage de Renoir et Delacroix comme de l’antique, oriental comme gréco-romain. Toujours, comme l’écrit Nadine Descendre en ouverture au seul ouvrage à ce jour dédié à Al Karim, « enchâssée dans le sujet et les modèles choisis, la dimension du secret sous-tend la trame de l’image ». Du secret sous la forme du voile, bien réel – plusieurs oeuvres sont comme « emballées » dans de l’étoffe ajourée voire un bas résille – ou optique via l’omniprésence du flou, bien plus chargé de sens ici que dans les photos gratuitement « tremblées » à la mode dans nos magazines.
L’image peut hurler l’angoisse ou la folie dans des déclinaisons telles que Hidden Agenda (des pièces de métal façon blindage sauvagement déchiquetées, seule incursion de l’auteur dans le non-anthropomorphique ou, précisément, Schizophrenia, où des taches façon test de Rorscharch prennent le pouvoir dans l’image. Un temps, la marque de fabrique de Al Karim devient une succession de visages féminins très stylisés en simple ovale, bariolés de tâches de couleur criardes, les yeux écarquillés fixant le spectateur et la bouche comme barrée par un rectangle de ruban adhésif, parole interdite. Ailleurs, la terreur se fige dans un regard flou et perdu dans le vague, dans une éructation qui semble reprendre Le Cri de Munch (série Le Pain noir, 1994)…
Telle démarche ne se conçoit pas sans une bonne dose d’humour, volontiers noir; dans les motifs comme dans les titres, des chevaliers en smoking-noeud pap’, au heaume coiffé d’un comique plumetrouge à la Monty Pythons de la série Bagdad 1920, au triptyque figurant un « businessman » flou encadré d’un paysage de « skyline » et d’un assemblage de poutrelles métalliques évoquant forcément le 11-septembre.
Ce sens du rire cruel et narquois culmine dansl’exceptionnelle incursion d’Al Karim dans le champ de l’installation vidéo, à la manière d’un Viola qui aurait glissé dans le cynisme, avec La Lessive des Nations, ou, sous la protection tutélaire d’une photo de belle femme nue et encore une fois floue, et plus précisément entre ses jambes, des mains anonymes malaxent, dans une bassine, un ballot de linge qui prend en « stop motion », successivement, les couleurs des étendards des puissances de la coalition des Guerres du Golfe. Et de nostalgie d’un Orient et d’une Méditerranée révolus depuis le temps des qui transparait chez les belles semblant venues tout droits des Déesses, dont sont visibles ici celles de Florence et de Venise.
Si la figure du flou, « blurred » ou « out of focus », du masque – de nombreux titres reprennent les vocables « hidden » et « deceived », qu’il s’agisse de prisonniers, d’agenda, de victimes, de témoins, de guerre, ce n’est pas au nom de quelque interdit islamique de la représentation, mais au nom du risque d’un oubli. C’est le titre d’une série entière, d’une « Mémoire perdue » pour une guerre dont, hormis les deux épisodes extrêmes du « videogame » américain des « frappes chirurgicales » sur Bagdad, le premier soir de la guerre de 1991, et la mise en scène grotesque des derniers instants de Saddam, l’histoire gardera surtout l’incroyable paradoxe, théorisé alors par le Virilio de L’Ecran du désert ou par Serge Daney, d’une « guerre sans images » à l’heure même de la surmultiplication exponentielle du visuel – guerre qui peu de temps après mènera aux selfies obscène de soldats occidentaux devant leurs prisonniers et aux non moins ignobles vidéos d’exécution d’otages du camp d’en face. On le sait, et cela ne date pas d’hier, aucune représentation n’est innocente et, on l’a vu tout récemment hélas, on peut tuer pour une image.
La « pluie noire » que nous promet Al Karim en des vues qui semblent citer les images vues jadis sur petit écran des puits de pétrole de Koweit et d’Irak en feu, jusqu’à un brouillage général de l’écran-toile et, pour le coup, un monochrome de deuil ? Il est clair en tout cas que l’artiste, pour lequel Madeline Yale réveille le concept paradoxal d' »abstraction photographique », défie les taxinomies : témoin cette impression sur le vif de Rywan Bholah, étudiant en Master « Ressources humaines » à Paris 1 (UFR 12 AES), membre d’un groupe convié à l’expo dans un cours sur « Art contemporain et communication » : « Il s’agit plus à première vue de peinture, sur laquelle on voit des tâches sombres que l’on pense être de simples ombres, effets optiques ou encore reflets lumineux. Mais, en s’approchant, on découvre des formes, des corps, des visages, des yeux. On devine des formes féminines.
Ensuite, c’est en s’éloignant ou en se rapprochant selon les oeuvres que l’on pense voir des photographies, mais contrairement aux photos présentant généralement des choses, des personnes, des lieux, définissables et/ou reconnaissables, on ne peut que deviner ce qu’elles cachent ». Et Sami Isbai, membre du même groupe, de convoquer pour tenter de résoudre ce mystère, de convoquer le souvenir des photos « spirites » vues il y a peu à l’exposition sur le « romantisme noir » d’Orsay.
Finalement, les figures anonymes d’Al Karim renvoient à une dimension sacrée de l’image comme captation analogique de la douleur, qui ne peut que renvoyer au voile de Véronique, la « vraie image », ou au saint-Suaire de Turin, qui parmi quantité de théories plus excentriques les unes que les autres, vit fleurir celle, assez tentante sur le plan mystico-esthétique, d’une « proto-photographie », la sainteté du corps de Jésus ayant irradié le voile jusqu’à y imprimer son image mieux que sur une couche de nitrate d’argent.
Reste que Al Karim cultive cette esthétique de la noirceur, même si ses belles femmes orientales ont l’air plus sereines, moins plongées dans la psychose, que celles d’il y a dix ou vingt ans. Pessimisme presque de nature chez un créateur qui dit en 1985 ne plus avoir ouvert un livre ou écouté de la musique depuis la lecture de la cinquante-sixième des Fleurs du mal, « Spleen » : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »; et le poète d’évoquer son « triste cerveau » : « C’est une pyramide, un immense caveau/Qui contient plus de morts qu’une fosse commune ».
Et reste enfin qu’en remontant la rue Mazarine vers Odéon, encore ému par les « soleils noirs » d’Al Karim, on se prend à se souvenir de longues discussions avec Daniel Arasse sur la terrasse de la Villa Médicis, en marge d’un colloque de 2001 sur « Les portraits du pouvoir » ou l’on avait disserté des figurations d »Andréa Doria, de Christine de Suède, du premier député noir à la Convention Belley ; on se plaisait à refaire l’histoire et l’histoire de l’art en se disant que, décidement, c’est mieux quand « On n’y voit rien ».
Halim Al Karim à la Galerie Imane Farès, Paris, septembre-décembre 2014
Notes
↑1 | L’auteur d’Alice au pays des merveilles renonce alors à la photo, ses célèbres clichés de petites filles, à la disparition du procédé et s’inscrit à des cours de dessin, sans que l’on sache précisément, malgré ce qu’il affirme, si cet abandon est uniquement dû à cette mutation technique. |
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