Le voyageur demanda le carré des morts de la guerre de 1914. « Oui, dit l’autre. Ca s’appelle le carré du Souvenir français. Quel nom cherchez-vous ? – Henri Cormery », répondit le voyageur. (…)
Le gardien ouvrit un grand livre couvert de papier d’emballage et suivit de son doigt terreux une liste de noms. Son doigt s’arrêta « Cormery Henri, dit-il, blessé mortellement à la bataille de la Marne, mort à Saint Brieuc le 11 octobre 1914. – C’est ça », dit le voyageur. Le gardien referma le livre. « Venez », dit-il. Et il le précéda vers les premières rangées de tombes, les unes modestes, les autres prétentieuses et laides, toutes couvertes de ce bric-à-brac de marbre et de perles qui déshonorerait n’importe quel lieu du monde. « C’est un parent ? demanda le gardien d’un air distrait. – C’est mon père. – C’est dur, dit l’autre. – Mais non. Je n’avais pas un an quand il est mort. Alors, vous comprenez. – Oui, dit le gardien, n’empêche. Il y a eu trop de morts. » (…)
« C’est ici », dit le gardien. Ils étaient arrivés devant un carré entouré de petites bornes de pierre grise réunies par une grosse chaîne peinte en noir. Les pierres, nombreuses, étaient toutes semblables, de simples rectangles gravés, placés à intervalles réguliers par rangée successives. Toutes étaient ornées d’un petit bouquet de fleurs fraîches. « C’est le Souvenir français qui se charge de l’entretien depuis quarante ans. Tenez, il est là. » Il montrait une pierre dans la première rangée. Jacques Cormery s’arrêta à quelque distance de la pierre. « Je vous laisse », dit le gardien. Cormery s’approcha de la pierre et la regarda distraitement. Oui, c’était bien son nom. Il leva les yeux. Dans le ciel plus pâle, des petits nuages blancs et gris passaient lentement, et du ciel tombait tour à tour une lumière légère puis obscurcie. Autour de lui, dans le vaste champ des morts, le silence régnait. Une rumeur sourde venait seule de la ville par-dessus les hauts murs. Parfois, une silhouette noire passait entre les tombes lointaines. Jacques Cormery, le regard levé vers la lente navigation des nuages dans le ciel, tentait de saisir derrière l’odeur des fleurs mouillées la senteur salée qui venait en ce moment de la mer lointaine et immobile quand le tintement d’un seau contre le marbre d’une tombe le tira de sa rêverie. C’est à ce moment qu’il lut sur la tombe la date de naissance de son père, dont il découvrit à cette occasion qu’il l’ignorait. Puis il lut les deux dates, « 1885-1914 » et il fit un calcul machinal : vingt-neuf ans. Soudain une idée le frappa qui l’ébranla jusque dans son corps. Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui.
Et le flot de tendresse et de pitié qui d’un coup vient lui emplir le cœur n’était pas le mouvement d’âme qui porte le fils vers le souvenir du père disparu, mais la compassion bouleversée qu’un homme fait ressent devant l’enfant injustement assassiné – quelque chose ici n’était pas dans l’ordre naturel et, à vrai dire, il n’y avait pas d’ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père. La suite du temps lui-même se fracassait autour de lui immobile, entre ces tombes qu’il ne voyait plus, et les années cessaient de s’ordonner suivant ce grand fleuve qui coule vers sa fin. Elles n’étaient plus que fracas, ressac et remous où Jacques Cormery se débattait maintenant aux prises avec l’angoisse et la pitié. Il regardait les autres plaques du carré et reconnaissait aux dates que ce sol était jonché d’enfants qui avaient été les pères d’hommes grisonnants qui croyaient vivre en ce moment.
Albert Camus, Le premier homme, Cahiers Albert Camus VII, Gallimard 1994, pp. 27-30