Soumission est un ouvrage déplaisant, et on ne sait ce qu’il faut blâmer en premier : cette fascination de l’auteur pour une sexualité masculine figée sur les scénarios de l’industrie du porno, ces femmes qui n’ont pas d’intériorité, son goût pour le trivial et au fond, le plaisir torve avec lequel Houellebecq campe son personnage de tout petit bourgeois en déroute, plaisir qui est sa marque de fabrique. En même temps, et l’affaire se complique, on voit très bien ce qu’il faut louer dans Soumission comme dans les précédents Houellebecq : la subversion de ce qu’il y a de trivial, de plat dans le langage contemporain (avec effets comiques à la clef), la description enjouée de la consommation industrielle qui devient la seule satisfaction intime de ses personnages1, les aperçus flegmatiques sur les questions les plus ridicules, transformées en problèmes d’époque – bref, tout un talent de satiriste.
Reste que politiquement, même si les accusations de racisme et d’islamophobie portent à faux, le propos du livre est déplaisant. Une partie de la critique s’en est émue avant les attentats de janvier, sur le mode pleurnichard et offusqué de la gauche de salon2 ; une autre partie de la critique a laissé de coté la dimension politique du roman et ne veut parler que de littérature.
Quelle fiction ?
Houellebecq nous propose, tous les journaux l’ont racontée, une fiction politique farfelue : un président musulman qui islamise le pays, avec un Bayrou premier ministre dans le rôle de l’ahuri du village, une université financée par les Etats du Golfe et qui abandonne tout principe, les femmes renvoyées chez elles, les juifs qui partent en Israël, sentant qu’ils seront de trop dans un France musulmane, la polygamie devenue la norme sociale, … Les moeurs de la couche dominante, musulmane, sont adoptées par tous ceux qui espèrent une place dans la nouvelle société, comme les moeurs romaines furent adoptées par les anciennes élites gauloises.
C’est le prétexte pour dégager sans le dire (Houellebecq ne fait pas dans l’abstrait) comme un nouveau concept de sciences politiques : la soumission. Faut-il rappeler que la « soumission » renvoie d’ordinaire à deux registres : la « lâche soumission » des démocraties des années 30 devant l’hitlérisme, et la soumission sexuelle du masochiste, à laquelle Houellebecq fait explicitement référence, au point d’associer à son récit la demeure de Jean Paulhan et de Dominique Aury, les vrais protagonistes selon la légende du roman Histoire d’O. Houellebecq mêle, dans ce concept, le politique et le sexuel – ainsi dans les propos de son personnage de philosophe converti :
« C’est la soumission dit doucement Rediger. L’idée renversante et simple, jamais exprimée auparavant avec cette force, que le sommet du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue. C’est une idée que j’hésiterai à exposer devant mes coréligionaires, qu’ils jugeraient peut-être blasphématoire, mais il y a pour moi un rapport entre la soumission de la femme à l’homme, telle que la décrit Histoire d’O, et la soumission de l’homme à Dieu, telle que l’envisage l’islam ».
La soumission du livre, c’est le choix de celui qui remise ses valeurs pour adopter celle de la puissance politique et culturelle dominante, ici un parti islamique, incarné par un président polytechnicien énarque, plus efficace que les Djihadistes de banlieues pour convertir la masse de la population.
L’entreprise de conversion s’opère dans une France en crise spirituelle. Comme le Woody Allen de Manhattan qui s’essaye au catholicisme puis au bouddhisme, le personnage de Houellebecq cherche la foi et essaye les confessions disponibles. Au lieu d’admettre qu’il ne la trouvera pas et de se réfugier au cinéma, comme le héros de Woody Allen, le personnage de Soumission finit par devenir musulman mais sans croire vraiment, par un mélange de facilité et d’arrivisme, pour que ses besoins de réconfort sentimental et même sexuel soient pris en charge par le nouvel Etat, nous dit Houellebecq – c’est que la polygamie est devenu un droit qu’on exerce sous l’égide des pouvoirs publics.
Jeu pervers
Dans une très petite mesure, Houellebecq touche juste. La soumission est bien un risque en Europe, à preuve ces déprogrammations de films et de pièces de théâtre, l’autocensure…. Mais il ne s’agit pas de la soumission à un islam de conquête, comme les collaborateurs de 1940 se soumettaient à l’Allemagne nazie. Ce serait plutôt la soumission à un islam militant mais groupusculaire, soumission par ignorance des enjeux, par mépris pour les démocrates des pays musulmans, et surtout par complaisance et facilité. Tout le travail malsain et conjoint du relativisme culturel et de la repentance est aussi à l’œuvre. Et là est la différence avec la soumission au nouveau régime que décrit Soumission, sans se poser beaucoup de question sur la réalité de l’islam en France.
Il est dès lors déplaisant de voir englober dans cette fiction, sans autre forme de procès, les « musulmans », les « maghrébins », les « racailles », pour reprendre les termes du romancier, tous enrôlés dans ce parti de la Fraternité musulmane qui vient changer la France, tous figés dans un fondamentalisme plus ou moins prononcé.
Cette tendance à la généralité abusive3 dénote surtout que Houellebecq est très loin de ces sujets. Satiriste de la société de consommation, de cette société aux personnalités aliénées, aux hommes prisonniers de scénarios sexuels appauvris, il ne sait pas être le chroniqueur des problèmes que posent certaines revendications venant de certains milieux musulmans. D’ailleurs aucun des personnages musulmans qui passent dans son roman n’a la moindre intériorité ; ils restent à l’état de silhouettes.
Le propos du roman est donc déplaisant. Le jeu pervers de Houellebecq est de plonger sa population habituelle d’aliénés de la société de consommation (alimentaire et sexuelle), lui avec, devant le dilemme que leur poserait l’islam ou plutôt l’idée qu’il se fait de l’islam, manière de dire : regardez ce que vous êtes tous devenus, imaginez comment vous vous comporteriez si un nouveau pouvoir, pur et déterminé, devait l’emporter, tas de collaborateurs. Ce qui est un propos de moraliste en un sens, qui fait de l’islam un élément de sa démonstration. Mais le propos est irresponsable politiquement, et moralement déplaisant : le « musulman » comme moyen de la fiction, et non comme fin en soi.
Cassiopée Landgren
Notes
↑1 | Candide au supermarché. Thèse à écrire sur le rôle des plats cuisinés de supermarché dans Soumission. |
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↑2 | Elle s’est tue après le 17 janvier, la réalité la prenant à contrepied. |
↑3 | On pense, pour cet usage vicié de la fiction, au roman de Marcel Aymé, Uranus. Sans y toucher, à dessein mais de façon hypocrite, Marcel Aymé salissait la Résistance à partir de faits avérés concernant l’épuration qu’il donnait comme la vérité de l’époque. Pas sûr que la sincérité de Houellebecq vaille mieux que celle de Marcel Aymé. |