Protéger la protestation civile, violente en cas de conflit ? L’affaire Mavi Marmara, cinq ans après

En 2010, Itamar Mann faisait partie de l’équipe de juristes qui, dans une requête déposée devant la Cour suprême d’Israël,  soutenait que l’interception de la flottille et notamment du navire Mavi Marmara dans les eaux internationales était illégale au regard du droit international. Il revient sur un aspect de cette affaire qui intéresse le droit de la guerre et des conflits armés : le droit des civils à contester une situation, y compris par la violence.  Ndlr.

Durant la nuit du 31 mai 2010, une flottille transportant de l’aide humanitaire en provenance de Turquie et à destination de Gaza tentait de briser le blocus naval imposé à cette ville par Israël. La marine israélienne, on s’en souvient, décida de faire respecter le blocus et d’intercepter les navires. Lorsque les commandos israéliens, équipés de fumigènes et autres armements anti-émeutes, prirent pied sur l’un des navires, le Mavi Marmara, les passagers les attaquèrent avec des matraques et d’autres armes.  Neuf de ces passagers trouvèrent la mort au cours de l’affrontement, et un dixième mourut des suites de ses blessures. La condamnation internationale fut telle qu’Israël dut assouplir le blocus maritime – assouplissement relatif qui fluctue depuis lors, au rythme des cycles de violence dans la bande de Gaza. Toutefois, le blocus naval perdure toujours, avec l’aide de l’Egypte.

Les passagers, bien qu’engagés dans une forme violente d’opposition politique, bénéficiaient-ils de la protection accordée aux civils en vertu du droit international humanitaire ?

La leçon principale de l’incident du Mavi Marmara concerne la capacité des individus à exprimer leur opposition politique, en temps de conflit armé comme en temps de paix. Sans un minimum de protection des formes les plus rudimentaires d’opposition politique en temps de guerre, le droit international humanitaire ne vaut rien. Si l’on considère l’aide humanitaire, avec ses dimensions politiques, et les manifestations populaires comme des cibles militaires légitimes, la guerre risque de se transformer en une forme de gouvernance par les armes.

« Participation directe »

Initialement, Israël s’est défendu en diffusant des vidéos de l’incident et en expliquant que les militants n’étaient pas pacifiques. La réaction juridique d’Israël à la flottille est même allée encore plus loin. La commission d’enquête israélienne, présidée par l’ancien juge de la Cour suprême Yaakov Turkel, a estimé que les activistes, parce qu’ils avaient fait preuve de violence, avaient perdu leur statut de civils juridiquement protégés. Du fait de leur « participation directe aux hostilités », les militants devaient être considérés comme des cibles militaires légitimes. Puisqu’il ne s’agissait pas de soldats, la Commission Turkel en a déduit que les activistes, en pratique, faisaient partie des forces du Hamas. Or ces derniers sont désignés comme des « combattants illégaux » – la catégorie juridique utilisée par les Etats-Unis depuis le 11 septembre pour se référer aux individus suspects de terrorisme.

En novembre 2014, le Bureau du Procureur général de la Cour pénale internationale (CPI) a remis son rapport sur « l’incident de la flottille ». Pour le Procureur, Madame Fatou Bensouda,  l’examen préliminaire des évènements ne pouvait justifier pas que son bureau ouvre une enquête : parmi tous les crimes de guerre, la CPI n’a vocation à enquêter que sur ceux qui présentent une gravité suffisante. Il existe bien « une base raisonnable », estime le procureur, permettant de croire que des crimes de guerre ont été commis à bord du Marvi Marmara lors de son interception, mais ces crimes n’apparaissent pas suffisamment « graves » pour justifier l’ouverture d’une enquête.

Pourtant, le plus important n’est pas tant cette décision de ne pas poursuivre que l’analyse de Bensouda, par opposition à celle de Turkel, sur la question de la « participation directe aux hostilités » des militants. A propos des activistes qui ont attaqué le commando israélien, Bensouda explique : « Il semble que leur motivation était de s’opposer à l’exécution du blocus en accord avec les objectifs humanitaires et politiques de la flottille … plutôt que de soutenir spécifiquement une partie au conflit». Elle cite un Guide interprétatif de la Croix Rouge Internationale analysant cette distinction en détail :

« En temps de conflit armé, les manifestations politiques, les émeutes et autres formes d’agitation populaire sont souvent marquées par des violences importantes et font parfois l’objet d’une réponse militaire … Il est donc important de bien distinguer la notion de « participation directe aux hostilités » – qui a pour objectif spécifique de soutenir une partie au conflit au détriment d’une autre – des formes violentes d’agitation populaire ou civile, dont l’objectif premier est d’exprimer un mécontentement envers … les autorités. »

Bensouda et Turkel proposent deux conceptions différentes de la notion de civil. Ce sont deux théories différentes au sujet de la personne que le droit international humanitaire vise à protéger de la mort.

La première théorie, celle de Turkel, est de considérer que toute personne qui attaque un membre des forces armées est nécessairement un ennemi. Le principe sous-jacent est que le droit des conflits armés vise à protéger les innocents, souvent représentés comme les femmes et les enfants, non encore initiés à la politique. En revanche, ceux qui s’en prennent à des soldats  – que ce soit avec des armes à feu, des couteaux ou à mains nues – n’appartiennent pas à la catégorie des innocents.

Bien entendu, Bensouda n’entend pas ignorer la protection due aux enfants. Mais elle propose de protéger tout aussi fermement ceux qui se sentent concernés par le conflit – si profondément qu’ils peuvent aller jusqu’à commettre des actes de violence. Pour Bensouda, le droit international humanitaire protège les actes de contestation politique. Pour rester dans le droit, les forces armées ne doivent pas se contenter de permettre aux personnes sans défense d’échapper à la violence. Les forces armées doivent aussi accepter de s’exposer à l’opposition politique et à des attitudes d’hostilité.

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Imaginez le meilleur des mondes tel que l’envisage la Commission Turkel avec son interprétation de la notion de « participation directe ». Ce serait un monde dans lequel toute opposition politique serait bannie du champ de bataille, mais où la protection due aux personnes qui n’expriment pas d’opinion politique serait absolue. Les parties au conflit ne tueraient jamais de civils non-impliqués. Elles viseraient uniquement les personnes activement associées aux différends qui sous-tendent le conflit, mais ce, avec une parfaite légitimité et très efficacement. A première vue, cela peut sembler une vision idéalisée sortie du cerveau d’un activiste des droits humains. Mais en réalité ce monde sans pertes civiles serait bien macabre, car la guerre à long terme deviendrait un moyen de gestion autoritaire de toute contestation active.

Quel niveau de protestation civile ?

S’il faut admettre un certain niveau de protestation civile violente en temps de guerre, c’est parce qu’il n’est pas de contestation politique sans un minimum de violence. C’est particulièrement vrai en temps de guerre ou d’occupation militaire. En effet, le droit international applicable aux occupations militaires ne protège pas la liberté d’expression, et il est donc fréquent que l’autorité d’occupation limite la liberté d’expression de la population occupée.  Pour autant, il n’est pas légitime de tirer sur tous ceux qui s’expriment, même lorsqu’ils le font avec leur corps. Cette règle doit s’appliquer à tous, à la population civile comme aux activistes venus de l’extérieur.  L’analyse proposée par Bensouda – d’ailleurs inspirée pour l’essentiel de propositions avancées par des juristes israéliens – permet d’établir un espace de liberté dans lequel les civils peuvent recourir à un certain niveau de violence pour exprimer leur opposition politique, sans que cela justifie leur mise à mort.

Les contours exacts de cet espace accordé au recours à la violence– quelque part entre la participation directe aux hostilités et l’existence apolitique des enfants et des animaux – ne sont pas clairement déterminés. L’incident du Marmara nous montre ce qui se passe lorsqu’on teste les limites de cette liberté d’expression par l’action. De nos jours, les Etats peuvent être tentés de qualifier un nombre croissant d’activités comme des exemples de « participation directe aux hostilités ».  Si l’on veut que le droit international de la guerre ait une signification morale, il est indispensable de protéger la capacité d’action politique des civils en temps de guerre. La signification historique de l’incident du Mavi Marmara est de mettre en lumière les risques et les opportunités inhérents à ce type d’action.

Itamar Mann

 Cet article, traduit par Mme Françoise Torchiana, parait simultanément en anglais dans The Boston Review.

Hugo Grotius (1583-1645)

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