Entretien avec un médecin de la banlieue parisienne (19 juillet 2015)

C’est un peu par hasard que nous avons rencontré celle que nous appellerons le Docteur X, médecin installé dans une ville de la région parisienne qui comporte plusieurs « cités sensibles », selon l’expression consacrée. Comme tous les témoignages, le sien doit être mis en perspective : c’est sa perception, isolée, fragmentaire, la réalité, les situations étant toujours plus complexes que ce que l’on en voit de son angle à soi, mais il lui a semblé important de nous la communiquer, et il nous a paru intéressant de la publier.  Ndlr.


Vous exercez ici depuis combien de temps ?

Cela fait 25 ans, c’était mon premier cabinet.

Donc vous connaissez très bien l’endroit ?

Oui, je connais très bien la vie quotidienne dans une banlieue où il y a beaucoup de français d’origine maghrébine et quelques français d’origine africaine, d’Afrique noire.

Qu’est-ce qui s’est passé en janvier? Comment a-t-on vécu les événements autour de vous ?

Suite aux attentats de Charlie-Hebdo et du supermarché Kacher, cela a été très tendu en fait, parce que beaucoup de gens se sentaient très stigmatisés et en même temps pas du tout concernés par ces islamistes extrémistes.  D’autres pensaient que l’attentat, c’était normal, un juste retour des choses, parce qu’il ne faut pas profaner et que pour eux,  la caricature est inadmissible.

Et méritait donc une attaque violente ?

On voit chez une part des gens que je soigne qu’ils sont très facilement recrutables.

Parce que ?

Parce qu’ils n’ont pas accès à la connaissance, ils n’ont aucune culture.  Ce sont des jeunes qui ne travaillent pas, qui n’ont rien.

Mais ils sont scolarisés ?

Ils sont scolarisés jusqu’à au moins 16 ans et certains même plus, mais souvent on leur fait miroiter…  Il y avait quelqu’un qui venait donc m’expliquer qu’il avait fini par atterrir dans une université en Syrie.  J ‘ai entendu dire que d’autres se dirigent vers Jeddah en Arabie Séoudite.

« Université, »  c’est un code pour lieu de recrutement ?

Eux, ils appellent ça université, c’est flatteur, mais en fait ce sont des centres de recrutement où l’on forme des terroristes, d’après ce qu’on me dit.   Il y a dans ces centres plusieurs nationalités :  des turcs, des anglais, des français de souche, mais qui sont musulmans, c’est donc une « université » multinationale.  On prend les français musulmans à part,  en leur expliquant  « vous les français, vous ne savez pas très bien comment ça marche, » parce  qu’on considère qu’ils sont trop libéraux, trop à l’aise les uns avec les autres. [interruption]

Le lendemain des attentats, j’ai intercepté une conversation par l’interphone de l’immeuble dans lequel je travaille.  J’ai tout entendu.  Des jeunes garçons en train d’écouter sur leur téléphone portable un garçon en Syrie qui les contactait et qui leur disait : « Tous les musulmans de France, quel que soit votre âge, des plus jeunes au plus vieux, mais surtout les plus jeunes, il faut tous vous rassembler, il faut tuer tous les français. »  Ils étaient en train d’écouter cela en boucle.

Vous avez dit tout à l’heure que vous mesurez les attitudes à trois-quart / un quart :  c’est à dire trois-quart qui se sentent stigmatisés, et qui sont horrifiés par cette violence….

Sur les trois-quarts il y en a peut-être un tiers qui s’en fichent.  Et les autres qui se sont sentis blessés.  Mon assistante, musulmane,  vit comme moi qui ne le suis pas.  Elle était horrifiée, elle trouve cela horrible.  Mais après, on entend des gens qui disent : c’est normal  comme réponse aux caricatures.  Ils ajoutent que les juifs n’ont jamais été caricaturés (ce qui est faux !), les catholiques non plus.  Mais Charlie ne s’est pas gêné pour caricaturer le pape dans tous les sens.  Des fois j’essaie de discuter,  de leur dire «oui  mais la caricature ne mérite pas le meurtre. »  Même ceux qui ne préconisent pas la violence pensent que c’est limite de dire que les meurtres ne sont pas mérités.

Pour revenir à cette question d’éducation, puisqu’il est assez frappant que les centres de recrutement s’appellent des universités… Quelle est votre image de leur scolarité, cette scolarité qui les a laissés sans savoir ?

Ils ne sont pas du tout intégrés au milieu scolaire, ça c’est sûr.  Ils s’en fichent,  ils ne vont pas dans l’école républicaine, donc l’intégration de ces gens ne s’est jamais faite.   Ils se retrouvent à l’abandon, et cette religion-là, pour eux c’est un repère.  Ce qu’on me dit souvent et que les français n’arrivent pas à comprendre,  c’est que pour les musulmans, c’est le groupe qui importe sur l’individu et donc ils trouvent des repères dans le groupe et après ils se sentent sécurisés.

Et les imams ?

L’un des imams qu’on voit souvent à la télé dit que ce n’est pas ça la religion musulmane — et apparemment lui-même, il est sous protection en permanence.  J’ai plusieurs patients qui m’ont dit aussi, « pour nous, ce n’est pas du tout ça ; à chacun sa religion, mais  la nôtre n’a rien à avoir avec les attentats. »

Vous avez dit  tout à l’heure :  « ce n’est pas intellectuel, il ne fait pas essayer de cerner…»

Non, parce que les Kouashi et les Coulibaly, ce sont des voyous,  des terroristes, des riens du tout :   ce ne sont pas des gens qui ont une pensée.  Après les événements, on entendait  à la télévision et à la radio ceux qui intellectualisaient cet acte.  Non, c’est un acte barbare, point — de la violence gratuite sans aucune démarche intellectuelle derrière.  Ils ont l’impression de faire quelque chose, de se donner une valeur. Tu tues  quelqu’un, tu sors en criant « Allah Akbar » , mais ce n’est  ni un acte intellectuel, ni même un acte idéologique—ces gens ne raisonnent pas par idéologie.

Et c’est comme ça que vous expliquez ce jeune homme que vous avez soigné, qui est passé à l’acte ?

Je ne l’ai soigné que trois fois, mais je m’en souvenais parce que d’abord, c’était un garçon qui était très gentil , et qui,  petit à petit, a  mis le pied dans la délinquance.  Et  puis en prison,  il s’est fait recruter, voilà.  Il était charmant, gentil, poli… jamais on n’aurait pu imaginer que…jamais…

Son acte vous a rendu l’événement plus proche.

Ah ! oui, parce que l’événement lui-même était dramatique, mais voir que les jeunes comme lui peuvent se trouver impliqués…Quand il y a une idéologie ou un acte intellectuel on se dit  bon, chacun croit ce qu’il veut, mais là ces garçons ne comprennent même pas ce que cela veut dire et après eux, d’autres refont les même gestes.   Tous ont un ennemi principal, c’est les juifs, puis la République, parce qu’ils en ont été exclus.  Il est vrai,  il faut reconnaître quand même que les musulmans en France, dans la région parisienne, sont contrôlés tout le temps, tout le temps, tout le temps….donc au bout d’un moment, tu en as ras-le-bol.  J’ai un petit patient à côté, il s’appelle Antoine et il est de type maghrébin,  alors qu’il n’est pas du tout maghrébin.  (C’est le cas de mon mari qui parait bien être typé maghrébin).  Quand il se fait arrêter tout le temps et on lui demande son nom et son prénom  et qu’il dit  qu’il s’appelle Antoine X, le policier lui dit « arrête de te foutre de ma gueule. » Voilà.  Dans la région parisienne, c’est tout le temps  comme ça, donc tu comprends  que pour s’intégrer, même quand on est né en France, si tu sors de ces banlieue-là, il est très difficile de vivre. La plupart de mes voisins vivent dans les règles. Mais les évènements de janvier ont  fait une coupure supplémentaire entre cette communauté,  qui s’est ressoudée, et le reste de la ville. Maintenant chaque fois qu’il se passe un truc, ceux qui ne sont pas musulmans disent : « bah on n’est plus chez nous », et c’est encore pire.

On a beaucoup répété qu’il n’y a pas de gens de la banlieue dans la manifestation du 11 janvier, que c’était une manifestation de bobos bien-pensants.  Qu’est-ce que vous avez observé ?

C’est un peu vrai.  Mais derrière moi dans la manifestation il y avait deux filles avec le foulard, deux musulmanes donc avec le foulard.  J’ai trouvé que c’était assez courageux.

On vous a parlé de la manif, disant…oui on ne voulait pas y aller, on avait peur d’y aller ?

Non, ils n’avaient pas peur mais ils ne voulaient pas y aller.  Parce que quand même, la grosse majorité des musulmans ont trouvé que faire des caricatures de Mahomet était aller trop loin, que ce n’était pas normal, même s’ils regrettaient  la violence. Je suis pratiquement sûre à 90 % qu’il  n’y a aucun musulman qui peut comprendre qu’on puisse caricaturer Mahomet.  Moi je suis d’une famille chrétienne, catholique-protestante.  Je ne lisais pas Charlie Hebdo avant, honnêtement cela ne m’intéressait pas trop, mais après quand j’ai vu les caricatures du pape, cela m’a fait marrer :  j’ai le recul, tu comprends, mais eux n’en ont pas du tout.

A part l’imam, qui est censé prendre en charges ces jeunes gens ?

Il y a la mairie de notre banlieue  mais qui est tellement militante pro-palestinienne, ce qui est loin de décourager les tendances :  quand il y a des manifestations  dans la rue, tout le cortège de la mairie est en tête.  Ici,  c’est une vie culturelle à part.  Dans tous les magasins de mon quartier, la pizzeria est fermée le vendredi jusqu’à 16 h, pour la prière. Et dans les magasins, il y a de la publicité anti Coca Cola. On doit boire le Pepsi qui vient d’Arabie Séoudite, et pas le Coca Cola, classé américain et pro-israélien.  C’est bien marqué.  Souvent, j’entends mes patients dire qu’ils sont antisémites,  ils ne savent même pas  pourquoi ils le disent, mais ils sont convaincus que tous leurs problèmes viennent des juifs.  L’insulte de base, c’est « sale juif » ou bien « t’es un juif toi » .

Qu’est-ce qu’on ne comprend pas en France, mais que votre vie quotidienne ici vous a permis de comprendre ?

Les gens ne comprennent absolument pas que dans cette société, l’individu tout seul n’a pas de valeur, ce n’est que le groupe, l’oumma  qui compte.  Dès que vous êtes dans l’oumma, il ne peux rien vous arriver, même en faisant des actes  sachant que vous allez mourir.   Cela dépasse même la mort.   Sur le plan médical, une maladie psychiatrique n’est même pas envisagée. Tu n’as aucun raison d’avoir des problèmes, des dépressions, parce que le groupe est là.  Vivre en groupe de cette façon garantit que l’intégration ne se fera jamais.

Vous évoquez une minorité ?

Je parle des musulmans qui vivent dans les banlieues défavorisées.  Pour eux, le groupe, la religion, c’est le grand repère. C’est quand même étonnant que le Ramadan est suivi à 100%,  et pourtant  on dit que le pourcentage de musulmans pratiquants est très faible en France.

Comment l’expliquer, est-ce un phénomène plutôt  culturel ?

Je ne peux pas expliquer.  Quant aux meurtriers soit-disant musulmans,  ils n’ont rien compris ni à la religion musulmane ni au prophète… Ce sont des voyous qui se disent musulmans, qui se sont embrigadés et qui pensent que comme ça, ils vont défendre le prophète.  Demandez à Tariq Ramadam s’il va aller assassiner quelqu’un de Charlie Hebdo pour une caricature, je ne pense pas.  Dès que quelqu’un sort du groupe et s’instruit, ce genre d’actes n’est plus possible.

Bon, après, je pense qu’il est très dur de vivre dans ces banlieues,  on vit très mal, justement parce qu’on vit en groupe sans pouvoir s’assimiler.  Prenons même mon assistante, tout à fait modérée, éduquée.  Son père a été épicier, ses parents ont très  bien élevé leurs six enfants.  Autant la mère parle français mais ne le lit pas, ne l’écrit pas, les six enfant ont tous fait des études.  Mon assistante, elle, est née en France, mais quand elle parle de sa vie, elle me dit «chez nous, ça marche comme ça, chez nous, chez nous on ne met pas de short. »  Si vous parlez à un italien né en France,  il ne va pas vous  dire « chez nous » car il se sent français point final.   Ce n’est pas son cas, bien qu’elle vote, qu’elle ait des idées sur la République, qu’elle ait son diplôme.

Elle ne dit pas «chez nous » pour parler de la maison ?

Non non non,  cela veut dire  « chez nous les musulmans »,  même pas « chez nous les Algériens » ou « chez nous les Marocains. »

Il y a des juifs dans votre quartier ? 

 J’ai des patients qui sont juifs.

Est-ce qu’ils disent « chez nous » ?

Franchement, non. Ils se sentent pas du tout à part.  Mais moi je ne connais qu’une part, si vous voulez,  de ces banlieues défavorisées où les parents n’écrivent pas  et ne  lisent pas le français, et n’ont aucun lien ni à l’éducation, ni à la culture française.

C’est ce que vous observez tous les jours depuis 25 ans.

Oui, voilà, 25 ans.

Propos recueillis par Cassiopée Landgren

(Certains noms, certains détails ont été modifiés)

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