Greil Marcus ? Comment expliquer aux Français l’œuvre d’un écrivain pour qui le rock est une clef qui s’impose pour qui veut comprendre la culture, l’idéologie, la vie quotidienne ? Osons dire qu’aucun écrivain français ne serait tenté de passer par ces mêmes registres, les hiérarchies et les cloisons étant en France trop strictes. C’est certainement par l’œuvre de Greil Marcus que le lecteur français pourra accéder, en dehors des voies officielles, au plus profond de l’esprit américain.
Depuis ses débuts comme chroniqueur de disques pour la revue Rolling Stone, Greil Marcus étend sa rubrique et s’applique à identifier, de semaine en semaine, une dizaine de phénomènes qu’il qualifie de « Real Life Rock Top Ten »– ce qui swingue, ce qui plane, ce qui le désole ou le ravit parmi tous les livres, disques, films, phénomènes de société qui passent sous ses yeux. En décembre 1986, jeune professeur de lettres, je découvris avec stupeur que je faisais partie de sa top ten de la semaine : je venais de publier ma thèse sur l’esthétique du fascisme littéraire, et la voilà décrite dans The Village Voice comme « enquête sur l’appel avant-gardiste du fascisme pendant les années 30 jusqu’à l’Occupation…qui peut être lue comme une étude de la ‘fascist pop life.’ » Egalement sur la liste ce jour-là, le film Sid and Nancy autour de Sid Vicious des Sex Pistols, inculpé du meurtre de sa femme au Chelsea Hotel ; une biographie des Beach Boys, que Marcus qualifie de « crétins. » Aujourd’hui comme en 1986, Greil Marcus lit, regarde et écoute tout, des tomes universitaires jusqu’aux BD. Il se moque des distinctions entre « haute culture » et « culture de masse », « théorie » et « pratique ». Dans l’association libre, il a une audace unique parmi les essayistes américains. Il est à la recherche de voix, d’étincelles, d’utopies qui passent à l’horreur, ou d’horreurs transformées en utopie par l’alchimie de l’art.
« Real Life Rock Top Ten » a paru dans différentes revues jusqu’en 2014–Yale University Press en a récemment publié la totalité pour en faire une véritable encyclopédie de l’expression artistique et intellectuelle sur un quart de siècle. Cela aurait suffi comme influence. Mais il reste à recenser les livres de Greil Marcus, une vingtaine maintenant, explorant les racines du blues (Robert Johnson), Elvis Presley et sa légende, the Band, The Doors, Bob Dylan, les Sex Pistols, les Situationnistes, les ballades, les plus grandes chansons rock et j’en passe. Autour de son premier livre, Mystery Train (1975), il existe un culte. Dwight Garner, critique du New York Times, s’en souvient comme du livre de tous les temps, celui qu’il aurait rêvé d’écrire, celui qu’il regrette de ne plus pouvoir lire pour la première fois1. On voit bien dans la partie de Mystery Train consacrée à Elvis et l’Amérique comment Marcus bâtit sa méthode, son mix : Elvis comme phénomène de société, Elvis comme voix. Il passe en revue l’histoire de ses performances, de ses enregistrements en studio et ses concerts live ; tout le défilé de managers, de producteurs, de faiseurs d’image, et enfin, comme toujours chez Greil Marcus, et à notre grand bonheur, il nous fait le coup de l’analogie : Elvis est Moby Dick, le monstre qui fonce, qui brise, qui change à tout jamais l’Amérique bien-pensante et qui se laisse détruire en chemin.
Après Mystery Train vient Lipstick Traces: une histoire secrète (1989), où Marcus quitte le territoire américain. Il reste fidèle à ses associations, à cette pensée sans queue ni tête qui lui permet d’entendre jusque dans les paroles des Sex Pistols les énergies anarchiques de Dada, dans les années 1900. Ce livre, comme le précédent, entremêle l’histoire culturelle, la biographie de l’artiste, l’étude de la performance, l’analyse idéologique, le zeitgeist. Mais il y a autre chose qui rend unique l’approche de Marcus : son rapport direct au lecteur, ce « vous » si présent dans ses textes. Nous sommes là, à ses côtés, nous qui connaissons ce tube, nous avec qui il va partager émotions et réactions : «Et cette voix vous dit ceci » ; « quand vous écoutez » ; « lorsque vous revenez à cette chanson, ou la voyez revenir à vous…. » En nous parlant, il nous fait savoir qu’il nous écoute. C’est cette complicité–populiste, décontractée, envoûtante–cet appel et cette réponse, qui distingue Greil Marcus d’un Deleuze ou d’un Guy Debord ou même d’un Roland Barthes de l’époque des Mythologies, et qui fait de lui un écrivain résolument américain auprès de qui la French Theory paraît bien scolaire. Certains de ses critiques le trouvent incohérent, ou prétentieux ; pour bien d’autres il reste l’écrivain de leur vie. Il faudrait en France revenir à Jules Michelet pour sentir un souffle semblable.
Like a Rolling Stone
C’est chez Bob Dylan que Greil Marcus a trouvé son plus grand sujet. Phénomène de génération ? Marcus est né en 1945, Dylan en 1941. Marcus habite quelques mois par an dans le Minnesota, qu’il connaît intimement, tout comme Dylan. Deux livres disponibles en France en témoignent : Bob Dylan by Greil Marcus Ecrits 1968-2010 et Like a Rolling Stone : Bob Dylan à la croisée des chemins, consacrés à la célèbre chanson de 1965, celle qui est devenue, contre toute attente, numéro deux sur la liste du « top 40 » de mai 1965, juste après Help des Beatles. Il n’est pas rare de voir Like a Rolling Stone citée comme « la plus grande chanson américaine de tous les temps. »
En 1965, Bob Dylan venait de consigner à la retraite la guitare acoustique qui l’avait accompagnée à ses débuts dans le folk revival ; il s’est épris de la guitare électrique et d’un mur de son qui lui vaudra d’être qualifié de « Judas » lors d’un fameux concert à Manchester en Grande Bretagne.
Like a Rolling Stone : comme une pierre qui roule, qui n’amasse pas mousse. Chantée sur un ton de désolation, d’avertissement, Like a Rolling Stone évoque une femme riche, gâtée – le mannequin Edie Sedgwick, d’après certains – qui se drogue, et qui va forcément se retrouver à la rue. Elle va tout perdre.
Un livre, une chanson
Marcus travaillait sur un livre ambitieux, L’Amérique et ses prophètes : la République perdue ?, lorsque Clyde Priddle des Editions Public Affairs, éditeur qu’il connaissait à peine, prit contact avec lui. Voudrait-il faire un livre pour le quarantième anniversaire de Like a Rolling Stone ?» La requête le laisse perplexe. D’abord, il travaillait à autre chose, et il n’aimait pas être interrompu au milieu d’un projet de livre. Ensuite, l’idée de faire un livre sur une seule chanson, lui qui aimait tant surfer parmi des dizaines d’œuvres, ne lui parait pas propice. Et enfin, 40 ans ? Ce n’était ni 25, ni 50, ni 100 ans. On s’en fiche des 40 ans !
C’est son épouse, qui était avec lui en 1965 au Berkeley Community Theater quand Dylan a interprété son nouveau single, elle qui le connaît mieux que personne, qui a compris la première. Elle se met à le taquiner de questions : « Clyde Priddle ne sait pas que c’est ta chanson préférée, n’est-ce pas, que c’est un repère dans ta vie ? Et si tu ne l’écris pas, eh bien, quelqu’un d’autre le fera à ta place, n’est-ce pas, et tu seras vexé ? Et en tout cas, Clyde Priddle ne sait pas que ce livre s’écrit dans ta tête, tout seul, depuis que t’as écouté pour la première fois Like a Rolling Stone à la radio en 1965 ? »
Marcus se donne alors un mois pour la faire, cette biographie de la chanson, et la contrainte marche. Recherche, entretiens, écriture. Pourquoi pas ? Il recrée l’ambiance politique, musicale… C’est l’année où les effectifs des soldats américains au Vietnam vont passer de 27.000 à 170.000 et le secrétaire à la Défense sait déjà qu’il les amène sur la voie de l’enfer. C’est l’année de la marche pour les droits civiques à Selma, dans l’Alabama, et des émeutes à Watts, à Los Angeles–deux événements d’une énorme violence et qui ont bien indiqué au pays que le fléau du racisme était partout. Sam Cooke avait promis dans sa magnifique chanson de 1964 A change is gonna come. On l’attend.
Contre l’interprétation
Dans le livre qu’il consacre à Like a Rolling Stone, paru en France aux Galaades Editions en 2005, Greil Marcus fait un choix : il ne va pas s’intéresser aux « clefs » de la chanson, il refuse de rentrer dans de savantes explications de ses métaphores indicibles : Napoléon en haillons ; le diplomate à cheval de chrome, qui se ballade avec son chat siamois sur l’épaule, le très mystérieux clochard (« mystery tramp »)…. La légende veut que Dylan ait couché avec Edie Sedgwick, heritière et mannequin dans l’entourage d’Andy Warhol—ce « prédateur sans âme » dans l’esprit de Dylan. C’était plutôt Bob Neuwirth, le grand copain de Dylan, qui avait eu une histoire avec Edie. L’histoire avait mal tourné, et c’est elle qui aurait inspiré la chanson. Mais à l’écriture, la source s’est éloignée : Like a Rolling Stone a cessé d’être une chanson sur Edie Sedgwick pour rejoindre l’œuvre de Dylan.
Pas de critique littéraire, alors. Greil Marcus va s’appuyer plutôt sur les conditions de production de la chanson et sa réception dans l’Amérique de 1965. Il s’intéresse à ceux qui s’en moquaient en observant qu’à la base il y a les mêmes accords de guitare qu’on trouve dans le refrain de La Bamba, cet air populaire du Mexicain-Américain Ritchie Valens. Il s’arrête sur le claquement de caisse claire au tout début, dont Bruce Springsteen disait que, quand il l’avait entendu à la radio pour la première fois, « c’était comme si quelqu’un avait ouvert d’un grand coup de pompe la porte de mon cerveau.» 65.000 mots à écrire, Marcus s’immerge. Il cherche les musiciens du premier enregistrement du 15 juin 1965. Bloomfield, le guitariste génial, est mort d’overdose, Paul Griffith est mourant, inaccessible, le producteur Wilson, afro-américain diplômé de Harvard, mort lui aussi. Mais il réussit à s’entretenir avec Al Kooper, qu’on entend à l’orgue. Il arrive à joindre Bob Johnston qui a succédé à Wilson comme producteur de Dylan et qui était responsable de l’album Highway 61 Revisited sorti en août 1965, qui comprend Like a Rolling Stone. Marcus lance le défi : « Je sais que Wilson l’a produit en studio. L’avez-vous remixé ? » Johnston a failli admettre qu’il s’en était mêlé, lui qui savait créer le « son total » que Wilson n’avait jamais maîtrisé : «Eh bien, j’y étais, là-dedans, et oui j’ai fait des trucs. » Marcus en était sûr. Il connaît le son de ces deux producteurs.
Un dernier coup de téléphone
Avant de terminer le premier jet de son manuscrit, Marcus téléphone au manager de Dylan. Il a une peur bleue car il sait que Dylan est en train d’écrire ses propres chroniques et risque de tout dire, ce qui peut rendre son propre travail parfaitement inutile. Il explique au manager, « je ne veux pas lui demander pourquoi il l’a écrite, ni ce qu’elle veut dire, s’il s’agit vraiment d’Edie Sedgwick dans la chanson, je voudrais juste lui poser des questions sur l’enregistrement. » Le manager répond que Dylan ne se souvient pas très bien de cette période. En revanche, il peut lui faire écouter la séance de l’enregistrement de Like a Rolling Stone.
Marcus reçoit le CD. Et c’est la révélation. Il se rend compte que les musiciens ne connaissaient rien de la chanson, qu’ils étaient dans le noir. Aucune répétition, aucune préparation. Griffin passe de l’orgue au piano; Kooper, censé assister paisiblement à la séance, s’incruste derrière l’orgue. Seuls Bloomfield et Dylan savaient où ils allaient. Les autres n’avaient jamais répété au-delà de la deuxième strophe. ils ne savaient même pas combien Dylan en avait écrites.
Enfin, le deuxième jour des répétitions, au quatrième essai, ils arrivent à jouer toute la chanson. C’est la seule fois qu’ils vont jusqu’au bout. Kooper, à l’orgue, joue un huitième de temps en retard car il apprend la chanson en l’écoutant, mais la petite hésitation finit par faire son effet. C’est une chanson de six minutes six secondes, du jamais vu des hit-parades de la musique pop, ne serait-ce que par sa longueur.
Marcus savait alors qu’il tenait la fin de son livre, dont l’épilogue serait la transcription de la séance. Et c’est l’épilogue qui inspire à Marie Rémond l’idée de monter une pièce de théâtre avec le comédien Sébastien Pouderoux, Comme une pierre… — grand succès de la rentrée théâtrale 2015 au Studio de la Comédie Française. Ils nous donnent un Dylan incapable de communiquer avec ses musiciens de studio et qui, paradoxalement, en tire le meilleur.
Il n’y a pas encore de pièce de théâtre autour de Like a Rolling Stone aux Etats-Unis ; c’est une brillante invention de Marie Rémond et de sa compagnie. Marcus, généreux et flexible, lui avait dit, « faites ce que vous voulez, ne soyez pas fidèle, inventez. » La compagnie n’a pas obtenu l’autorisation de reproduire l’enregistrement de la chanson, et tant mieux, car cela les a obligés à reprendre la musique, et à la recréer eux-mêmes. Greil Marcus a assisté à la pièce pour la première fois cet octobre 2015 ; il a eu l’amabilité de nous envoyer ses notes de spectateur, que nous reproduisons ici. Il était presque inévitable que les voyelles chantées par Pouderoux soient moins glissantes que les diphtongues de Dylan, ou qu’une grande familiarité avec l’album Highway 61 Revisited nuise à l’expérience d’un spectateur américain. Mais aucun de ces deux facteurs ne nous a empêché de frissonner de joie lorsque, après tant d’essais ratés, la prise sur scène est finalement la bonne.
Enfin, la genèse de Like a Rolling Stone correspond pour Greil Marcus à une philosophie de l’événement culturel qu’il a toujours défendue. A force d’étudier la séance de l’enregistrement, il se rend compte que Dylan, qui traversait la période la plus noire de sa jeune carrière, aurait pu aussi facilement tout laisser tomber, et que pour un rien l’immortelle chanson du siècle aurait pu ne jamais exister : « Like a Rolling Stone », écrit Marcus, « est un chef-d’œuvre d’habileté, d’inspiration, de volonté et de détermination ; malgré tous ces éléments, c’était aussi un accident. » Et il réserve pour les musiciens la plus belle métaphore du livre : «traquant la chanson comme des chasseurs cernant un animal qui leur a échappé des dizaines de fois, ils ont fini par l’attraper. » Le génie de Like a Rolling Stone fait qu’elle n’est jamais pareille à elle-même. La chanson se réinvente à chaque fois, mais la métaphore reste : parfois la voix de Dylan se mue en hurlement, parfois elle « se détache presque de lui, comme un faucon qu’il ne peut pas contrôler. »
La réception de l’œuvre de Greil Marcus a beaucoup évolué depuis l’avènement de Youtube, Daily Motion, et Spotify : jamais sa perspicacité, sa sensibilité aux moindres sons, à la performance comme événement, aux chansons remixées ou couvertes par d’autres artistes, n’ont été aussi perceptibles que depuis qu’on peut alterner lecture et audition.
Alice Kaplan
Photographies des ouvrages de Greil Marcus : Thierry Arditti, Paris.
Photographie du spectacle : Simon Gosselin, coll. Comédie-Française.
Alice Kaplan, professeur de littérature française, université de Yale, Connecticut, USA, auteur de nombreux ouvrages dont Intelligence avec l’ennemi et récemment Dreaming in French, publié en traduction française à l’automne 2012 sous le titre Trois américaines à Paris: Jacqueline Bouvier Kennedy, Susan Sontag, Angela Davis (Gallimard).
Pour en savoir plus
Livres Greil Marcus cités
Mystery Train. Trad. Héloise Esquié et Justine Malle. Paris : Gallimard/folio, 2003.
Lipstick Traces : une histoire secrète du vingtième siècle. Trad. Guillaume Godard. Paris : Gallimard/folio, 2000.
Like a Rolling Stone : Bob Dylan à la croisée des chemins. Trad. Thierry Pital Paris : Gaalade Editions, 2007.
Bob Dylan by Greil Marcus : Ecrits 1968-2010. Trad. Pierre-Richard Rouillon. Paris : Galaade Editions, 2010.
Real Life Rock : The Complete Top Ten Columns, 1984-2014. New Haven : Yale University Press, 2015.
Documentaires, Biographies
No Direction Home : Bob Dylan. Dir. Martin Scorcese. 2005.
Tangled up in Bob. Searching for Bob Dylan : A Minnesota Story. Dir. Mary Feidt. 2006.
http://www.tangledupinbob.com/bob.swf
Jean Stein et George Plimpton, Edie, Trad. Sylvie Durastanti. Paris : Christian Bourgois, 1987.
A écouter
Bob Dylan, The Cutting Edge, 1965-1966. Disc 3 comprend toutes les prises de Like a Rolling Stone, y compris la 4, qui fut la bonne. Columbia Records/Legacy Recordings, à paraître le 6 novembre 2015.
Like a Rolling Stone, Newport Festival, le 25 juillet 1965 : http://www.dailymotion.com/video/xmxw8w_bob-dylan-like-a-rolling-stone-live-newport-festival-1965_shortfilms
Like a Rolling Stone, Manchester, 17 mai 1966 (« Judas ! ») : https://vimeo.com/92133080
Like a Rolling Stone, Highway 61 Revisited, via Spotify : https://player.spotify.com/album/6YabPKtZAjxwyWbuO9p4ZD/3AhXZa8sUQht0UEdBJgpGc
Dylan vidéo interactif officiel, 2014 : synchronisation de lèvres des dizaines de personnalités sur différentes chaines de télévision avec les paroles de « Like a Rolling Stone » : http://video.bobdylan.com/desktop.html
A lire aussi les notes de Greil Marcus sur le spectacle.
Notes
↑1 | Dwight Garner, Just a book? No, more like a trusty companion, New York Times, September 2, 2015, dans la série Virgin Eyes. |
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