Le laïc et les jacobins – Relire Louis Dumont (Homo aequalis, II)

Un Premier ministre qui s’emporte contre l’Observatoire de la laïcité avec peut-être quelque raison, un fonctionnaire qu’on rappelle au devoir de réserve de façon autoritaire, des esprits honorables qui s’insultent alors qu’ils partagent les mêmes buts, et auparavant, les heurts au sujet du très discutable rapport Tuot de 2013 sur l’intégration, le multiculturalisme, l’islam….

Le tour déplaisant que prend en ce moment  le débat sur la laïcité, la confusion des concepts, les invectives nous ont donné envie de soumettre à nos lecteurs ces deux pages du sociologue Louis Dumont, datées de 1987, onze ans avant sa disparition, dans son ouvrage Homo aequalis II.  Les questions n’ont pas beaucoup changé. Son concept de « combinaison hiérarchique » gagnerait à être plus utilisé.   Ndlr.

Un Français ne peut qu’affirmer comme suprêmes les valeurs universalistes. Il lui revient ensuite, à l’intérieur de ces valeurs et en subordination à elles, de faire sa juste place à l’attachement particulariste à notre communauté culturelle (et même, à l’intérieur de celle-ci, à la particularité régionale éventuelle). De la sorte, on se rapprocherait utilement du réel donnée. Faut-il un exemple ? Le débat récent et non encore conclu autour du code de la nationalité souffre de l’affrontement idéologique et tend à oublier le fait que quelque chose a changé dans les dispositions des candidats éventuels à la nationalité française (en particulier, les enfants de travailleurs immigrés), à savoir qu’ils accordent une valeur nouvelle à leur communauté culturelle d’origine.

De même pour la Nouvelle-Calédonie, en supposant déracinés les vices de la situation acquise, la hiérarchie en cause fait partie d’un règlement idéal du problème. En effet, contrairement à beaucoup d’affirmations irréfléchies, une « démocratie pluriculturelle », ou simplement biculturelle, est au sens strict une contradiction dans les termes. On ne peut pas allier directement l’individualisme qui doit rester suprême dans notre Constitution et l’identité collective culturelle que les Canaques revendiquent. Tout ce qu’on peut concevoir est de reconnaître cette identité à un niveau subordonnée. Ce qui revient à reconnaître à la Nouvelle-Calédonie un statut exceptionnel dans l’ensemble français, un statut exorbitant du statut commun et caractérisé par cette inclusion à titre subordonné de l’identité canaque. C’est certainement difficile, parce que cela va à l’encontre de notre mode de pensée le plus invétéré.

Mais qu’on ne se récrie pas en criant au lèse-jacobinisme. Il ne serait pas difficile de trouver des cas où l’inspiration jacobine de notre république a été secondairement contredite, ou complétée, par des additions étrangères. Ainsi la loi Falloux autorisant les syndicats a pris le contrepied de la loi le Chapelier, et nous admettons l’existence de corps intermédiaires entre l’individu et la nation, ce que les Révolutionnaires refusaient. Plus près de nous, on a signalé l’élection du président de la République. L’élection de représentants à l’Assemblée européenne au suffrage universel, qui jusqu’ici ne s’est pas révélée dangereuse, est contraire, comme Michel Debré l’a dit en son temps, à notre définition de la souveraineté. Nous savons donc, à l’occasion, faire des entorses à notre droit, ou plutôt y loger à titre secondaire des dispositions qui en elles-mêmes, et si on ne prenait pas soin de limiter leur application, contrediraient son inspiration globale. C’est une telle exception qu’il s’agit d’introduire pour faire droit à l’identité canaque.

On pourrait condamner le genre de combinaison hiérarchique que je propose ici en y voyant une adultération de nos valeurs semblable en quelque façon à ce qui se passe dans le ou les totalitarisme(s), et je serai le dernier à récuser cette façon de voir le totalitarisme. J’insisterai seulement sur une différence : ce qui est proposé ici suppose une claire reconnaissance des incompatibilités ou contradictions, et repose sur une claire distinction de niveaux, tandis que le totalitarisme naît de la confusion de tout cela. Notre vue traditionnelle française des choses est aussi claire et simple qu’elle est pure de toute compromission avec la réalité de la vie sociale. C’est très bien pour le drame politique que nous aimons nous donner en spectacle, c’est très insuffisant pour mordre sur le réel.

Louis Dumont

Louis Dumont, Homo aequalis, II, L’idéologie allemande, France-Allemagne et retour, p. 269-270, Tel Gallimard (1991)

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