Star Wars, Tolkien et la réalité sinistre et déprimante des univers étendus

Quand les sagas sont sans fin, on s’aperçoit que les cycles de brutalité et de totalitarisme font eux aussi un éternel  retour.

Peu de temps après avoir terminé Le Seigneur des anneaux, J.R.R. Tolkien se mit brièvement au travail sur une suite qui devait s’intituler La Nouvelle ombre et se dérouler 100 ou 150 ans plus tard sous le règne du fils d’Aragorn, Eldarion. Le lien principal entre les deux histoires était le personnage secondaire de Beregond, soldat noble mais disgracié de Gondor, dont le fils Borlas devait être un des personnages principaux de La Nouvelle ombre.

Tolkien

Dans La Nouvelle ombre, le dénouement « eucatastrophique »1) du dernier volume, Le Retour du roi, se révèle avoir été de courte durée ; les Elfes et les Sorciers ayant été chassés de la Terre du Milieu, les Nains vivant sous terre et les Hobbits dans leur enclave de la Comté, les Hommes ont tôt fait de retomber dans leurs anciens travers. D’ailleurs, même si les Hommes de Gondor se souviennent de la Guerre de l’anneau, ils semblent en avoir déjà oublié la plupart des péripéties. Ils paraissent ne pas se souvenir, ni prendre très au sérieux, le fait d’avoir autrefois combattu au côté des dieux et des anges dans une guerre contre le mal, et de l’avoir vaincu. Au lieu de cela, les enfants s’amusent à jouer aux Orques ; la mort d’Elessar donne lieu à des complots politiques réactionnaires ; et quelque chose comme un culte secret de la mort, le culte de rebelles adorateurs du diable, semble même se répandre parmi les élites de Gondor.

Tolkien ne rédigea que treize pages. Plus tard, il devait écrire :

J’ai bien entamé une histoire qui se déroulait un siècle après la Chute, mais elle s’est avérée sinistre et déprimante. Puisqu’il s’agit des Hommes, il est inévitable que l’on s’intéresse à l’une des facettes les plus regrettables de leur nature : leur rapidité à se lasser du bien. De telle sorte que le peuple de Gondor, en période de paix, de justice et de prospérité, sombre dans le mécontentement et l’agitation—tandis que les souverains descendant d’Aragorn deviennent de simples rois et gouverneurs—comme Denethor ou pire encore. Je me suis aperçu que, dès le début de l’intrigue, les complots révolutionnaires abondaient, autour d’une religion satanique ; tandis que les enfants de Gondor, jouant aux Orques, s’amusaient à semer le désordre. J’aurais pu écrire un « thriller » sur la découverte du complot et sur son renversement—mais cela n’aurait guère été plus loin. Cela n’en valait pas la peine.

À la place, Tolkien s’est de nouveau tourné vers le projet imaginaire qui a plus ou moins défini sa vie : Le Simmarilion, commencé entre 1914 et 1917, sur lequel il a travaillé par intermittence jusqu’à sa mort en 1973. L’ouvrage, je l’ai remarqué, marque le seuil critique — ou plutôt la ligne en pointillés—entre les simples fans de Tolkien et ses inconditionnels—une voie qui vous mène à explorer l’Histoire de la Terre du milieu de Christopher Tolkien en douze volumes, ainsi qu’à découvrir les propres commentaires de Tolkien, fort élaborés (et rédigés sur une note quelque peu admirative), sur son propre legendarium, sans oublier les multiples versions des narrations qui constituent l’arrière plan mythologique du Seigneur des anneaux. 

En théorie, Le Silmarillion précède Le Seigneur des anneaux—il s’agit des légendes des Elfes traduites et annexées par Bilbo au Livre rouge lors de sa retraite à Rivendell—mais la version publiée inclut un résumé de deux pages de la Guerre de l’anneau qui culmine en un bref aperçu, dans la veine de La Nouvelle Ombre, du futur de Gondor postérieurement au règne d’Aragorn. Il nous rappelle la plantation de l’Arbre blanc qu’Aragorn et Gandalf ont découvert dans les montagnes près de Gondor et qu’ils replantent à Minas Tirith comme symbole du règne d’Aragorn: « tant qu’il grandissait encore, les Jours anciens n’étaient pas totalement oubliés dans le cœur des Rois », écrit Tolkien. Tant qu’il « grandissait encore », cela signifie qu’il ne grandit plus. Je ne sais pas si j’irais jusqu’à qualifier Le Silmarillion de « sinistre », mais j’ai enseigné le livre le semestre dernier, après avoir essayé sans succès de le lire quand j’étais enfant, et le terme de « déprimant » me paraît assez juste.

Ce qui, dans Le Seigneur des anneaux, paraît un conte de fées dans lequel des gens bons et décents arrivent à réaliser l’impossible et à vaincre le mal (avec juste un petit coup de pouce du divin par-ci par-là) fait place, dans Le Silmarillion, La Nouvelle ombre et le commentaire pseudo-théologique de Tolkien, à un cauchemar, sans guère de répit, dans lequel tout tourne toujours mal, millénaire après millénaire. Arda, la planète sur laquelle est située la Terre du milieu, est un endroit maudit et déchu, envahi en son cœur par le mal et la méchanceté, et l’unique solution est de faire table rase et de tout rebâtir, comme Eru Llùvatar  finira par le faire à la fin des temps. Étudier Tolkien au-delà du Seigneur des anneaux, c’est arriver à la compréhension du tragique de cette histoire, et comprendre que si Le Retour du roi semble se terminer par un happy end, c’est uniquement parce que Tolkien (tout à fait délibérément et consciemment) a décidé d’arrêter d’écrire. Mais le Quatrième âge ne vaut pas mieux que le Troisième, il est plutôt pire, et ainsi de suite jusqu’aux millénaires dégénérescents qui nous amènent jusqu’à la fin du Sixième âge et au début du Septième, avec la chute du Troisième Reich et la bombe atomique.

La Nouvelle Ombre est dans mes pensées depuis qu’il est apparu que Star Wars: Le Réveil de la force  allait emprunter à l’Univers étendu le fait que la bataille d’Endor à la fin du Retour du Jedi ne constituait pas une victoire permanente ou complète pour l’Alliance rebelle.  Le Réveil de la force, c’est La Nouvelle ombre, sinistre et déprimant, sauf que les auteurs ont décidé de se lancer et de le faire quand même. Je dis par plaisanterie qu’on peut deviner si les gens ont lu les romans de l’Univers étendu ou pas à leur réaction au Réveil de la force, autrement dit s’ils le trouvent triste : le film est triste, mais aussi triste soit-il, c’est seulement la partie immergée de l’iceberg, si l’on considère que Luke, Leia et Han sont  punis de manière horrible et à répétition dans les romans ; tout ce qu’ils construisent s’écroule et la galaxie retombe régulièrement dans le chaos, la guerre et les catastrophes.

Aux confins de l’Univers étendu, dans les bandes dessinées The Star Wars Legacy comics, qui se déroulent 140 ans à peu près après la bataille de Yavin, le descendant de Luke, Cade Skywalker, voyage dans une Galaxie qui est à nouveau en guerre, comme toujours, avec un Empire renaissant une fois de plus aux mains des maîtres Sith—et lorsque l’on voyage dans le temps dans l’autre direction, par exemple dans les jeux Knights of the Old Republic , des milliers d’années avant  Un Nouvel espoir , on retrouve plus ou moins la même histoire de base, avec encore une guerre génocidaire totale.

Star Wars a toujours été, en tout cas dans l’Univers étendu, un univers plus ou moins désespéré, qui ne pouvait contenir d’espoir qu’aux yeux des fans superficiels, parce qu’ils n’en contemplaient qu’une toute petite tranche.

Voilà pourquoi, bien que l’on puisse comprendre les critiques qui se plaignent de l’aspect dérivatif du Réveil de la force, il faut y voir une répétition avec une différence, plutôt qu’une simple et bête répétition. Une Étoile noire, c’est une horreur ; mais deux Étoiles de la mort, et une Base Starkiller, et la nouvelle innovation meurtrière, quelque qu’en soit la nature, que le Premier ordre mettra au point dans le neuvième épisode, voilà qui tient plutôt de la logique inexorable de l’Histoire, laquelle nous transforme tous en poussière. De même, s’il est vrai que le Réveil de la force reprend bien des éléments narratifs de la Trilogie, c’est toujours en pire : dans la Trilogie, la mort d’Obi-Wan était certes triste, mais également mystérieuse, suggestive d’un au-delà auquel le Jedi pourrait accéder, tandis que la version de la mort d’Obi-Wan dans le Réveil de la force n’est pas seulement brutale mais viscérale et permanente, du moins pour ce nous en donne à penser pour le moment. La perte d’ Alderaan est peut-être triste, mais la destruction de ce qui paraît être la totalité de l’appareil institutionnel de la République renaissante est absolument dévastatrice ; en-dehors même de la perte en vies, il faudrait des décennies pour que la Galaxie se remette d’un tel désastre, même sans avoir à combattre le Premier ordre en sus.

Le film est extrêmement vague sur la relation entre la République et la Résistance, mais il semblerait que ce soit une guérilla par procuration contre le Premier ordre, menée sur son propre territoire, secrètement financée par la République—et conduite par Leia, Akbar, Niem Nunb et tous nos héros des premiers films, dont les vies se révèlent maintenant être altérées par une guerre sans fin, qu’ils ne peuvent amener à une conclusion et à laquelle ils ne peuvent échapper.(Si vous me demandez où en est Lando, je crois bien qu’il a dit « ça suffit » après Endor et a tourné les talons, et d’une certaine façon j’espère bien que personne ne va le retrouver et le traîner de nouveau dans cette sombre histoire.) C’est affreux de perdre un parent à cause d’une addiction ou d’une maladie mentale, ou d’un cas de cruauté ordinaire, selon la façon dont on interprète de façon allégorique la trahison de Vader vis à vis de ses enfants—mais ce serait tellement pire de perdre un enfant plutôt qu’un parent, imaginez comme cela empoisonnerait chaque instant de votre vie, chaque joie.

Que Star Wars soit un monde de chagrins, et que la fin heureuse du Jedi  ait pu en donner une impression trompeuse, ne peut surprendre —je vous l’ai déjà dit, j’ai lu les bouquins de l’Empire étendu—mais il est compréhensible que ce soit une surprise pour ceux dont le souvenir le plus récent de ces personnages est fait de sourires, d’embrassades, d’un feu d’artifices et d’un pique-nique.  Le Retour du Jedi ne nous a jamais demandé de réfléchir à ce qui se passerait le lendemain matin lorsque les personnages se réveilleraient, et que l’Empire disposerait toujours de 90% de ses armes, de ses vaisseaux, de son territoire, de ses généraux et de ses soldats, aussi prêts à plonger dans le fanatisme guerrier et la politique de la terre brûlée qu’ils s’étaient laissés glisser dans la défaite ; ce n’était tout simplement pas le genre de cet épisode.

Mais c’est exactement l’esprit dans lequel Le Réveil de la force est écrit, et je trouve cela suffisamment intéressant pour attendre avec enthousiasme les épisodes 8 et 9, et voir ce que les auteurs vont faire de ce récit maintenant que nous savons que les contes de fées n’existent pas, et que les systèmes totalitaires, lorsqu’ils sont ancrés en profondeur, n’ont ni sorties de secours, ni souterrains secrets, ni points faibles. Pour moi, le consensus critique qui semble émerger, selon lequel Le Réveil de la force infantiliserait les spectateurs en leur présentant à nouveau les mêmes images que celles que nous avons tous vues lorsque nous étions enfants, a tout faux : ce nouvel épisode condamne Luke, Leia et Han à vivre à l’intérieur de l’Histoire, plutôt que de la transcender, et nous y condamne nous aussi.

Je serais tenté de prédire, incidemment, que ce lien avec Tolkien est la réponse à ce qui paraît être le côté « Mary-Sue »2 de Rey et, dans une moindre mesure, de Kylo Ren dans le film. Pour moi, la Force « se réveille » dans ce septième épisode parce qu’elle est chaotique et incontrôlée—et ce qui paraît être une erreur de scénario, le fait que Rey et Ren semblent trop puissants par rapport aux personnages des premiers films, est en réalité une volonté de montrer ce qui se passe lorsque la Force n’est pas gérée et qu’elle est livrée à elle-même. Je pense que la Force, en l’absence d’attention de la part des hommes, est dangereuse et sauvage, comme un courant électrique souterrain. Pour moi, le point clé, c’est que Luke va devoir rétablir l’Ordre des Jedi, qu’il le veuille ou non—parce que, comme Tolkien pourrait nous le dire, la Force a besoin d’un gardien.

Gerry Canavan

Traduit de l’anglais par Françoise Torchiana

Une première version de cet essai est parue sur le blog de l’auteur

Notes

Notes
1Néologisme forgé par Tolkien dans son essai Du conte de fées de 1939, en préfixant la racine grecque eu-, qui signifie « bon », au mot catastrophe. Il désigne le moment où la situation se retourne, où le mal, que l’on pensait voir gagner le combat, est finalement vaincu. (N.d.T.
2Mary-Sue est un nom péjoratif donné à un personnage de fiction trop parfait qui est la projection de l’auteur dans l’univers fictif. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mary-Sue
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