Il est midi. Je demande au chauffeur de me déposer au Blue Beach, un club à la sortie de la ville, après le port. Le Ministre de la santé m’a dit qu’il y avait une jolie paillotte-restaurant et une plage privée – le lieu où viennent le week-end les expatriés et la bonne société de la région. Le chauffeur viendra me rechercher à cinq heures. En principe, il devrait pleuvoir vers six heures du soir, ce qui laisse du temps après ce congrès ennuyeux sur les maladies tropicales et la prévention en milieu scolaire, et avant l’avion de 23 heures.
L’endroit est presque vide, ce samedi, à l’heure où j’arrive. C’est la saison des pluies ; le ciel est gris de plomb et la mer est une grande étendue hostile, agitée. Sur un panneau écaillé planté au début de la plage, avec une concision de Code civil, il est indiqué : « Courants violents, mer dangereuse. Chacun se baigne sous sa propre responsabilité ». On dit qu’au loin, en mer, il y a des pirates. Je m’installe sous la paillote à une petite table du côté de la plage. A la serveuse, je commande du poisson grillé et du vin blanc.
Au bar central, sous le grand toit de chaume, trois européens munis de bière se racontent leur fucking good soirée de la veille. C’est obscur. On ne saurait dire précisément d’où ils viennent, sauf pour celui à l’accent et au vocabulaire d’un cockney britannique. Les deux autres parlent anglais avec un accent d’Europe Centrale, qui pourrait être letton, roumain ou croate. Ce ne sont pas des touristes ni des marins en escale. Que font-ils sur la côte ? Peut-être des techniciens en mission, qui séjournent ici le temps de mettre une usine en marche ou de réparer un cargo du port.
L’anglais parle fort, beaucoup trop fort. Fuck, fuck off, fuck this ou fuck that sont dans toutes ses phrases. Il est 13 heures et il est déjà ivre. Par politesse et pour éviter ce qu’on pressent toujours un peu avec les gens saouls, la discussion inutile ou l’altercation, le personnel, les premiers clients font semblant de ne pas lui accorder d’attention. On évite même de croiser son regard. Il drague les serveuses et veut engager la conversation avec toute femme qui passe près de lui – comme dans un pub de Londres ou de Manchester, il hélerait la première fille un peu ivre qui passerait à sa portée. Mais ce n’est pas un pub ; c’est presque un endroit chic, et il parle si fort, si mal qu’il irrite les clients qui voulaient s’installer pour le déjeuner et l’après-midi. Faudra-t-il supporter ce ruffian tout le temps du repas ? Les serveuses, polies, l’écoutent sans le relancer. Il les questionne d’autant plus fort.
Ses deux amis prennent une bière et vont s’installer sur la plage. Lui reste au comptoir, accoudé, sans personne autour de lui. Il veut reprendre le dialogue avec les youngs ladies at the bar, selon les mots qu’il emploie pour attirer leur regard (les deux serveuses). Ce n’est pas un cas d’européen devenu alcoolique et vulgaire après des années sous l’équateur, l’anglais sous les tropiques, selon le cliché, au gin and tonic dès 11 heures du matin Ce n’est probablement pas un expatrié sinon il saurait qu’on ne parle pas aux africaines sur ce ton grossier – même aux filles dans les bars. Il est trop jeune aussi, 30 ans maximum, avec quelque chose d’enfantin. Il fait le mariole, parlant fort, s’agitant sans imaginer qu’on le trouve pénible. On dirait que la classe ouvrière anglaise, peut-être pour se protéger, a envoyé l’un de ses membres un peu idiot dans un lieu lointain, un pays du Golfe de Guinée, le plus loin possible – exportation made in England, le rejeton d’une classe malmenée, bière, football au-delà du raisonnable, misogynie de comptoir, souvent pour oublier le mépris dans lequel la tient la upper class. Les mêmes milieux, en France ou en Allemagne, ne produisent pas ce genre d’innocents (ils en produisent d’autres).
Une famille honorable de la ville s’installe à une grande table ronde – le père, la mère, trois enfants et une grand-mère. C’est la sortie des familles distinguées ; il n’y a pas tant de choses à faire, le samedi, à…. A une autre table, celui qui doit être le père demande une bouteille de bordeaux pour accompagner les steaks saignants qu’il commande pour sa femme et ses fils. A la dérobée, il regarde les trois énergumènes qui sillonnent la paillotte de hauts verres de bières à la main. Les deux lettons au moins sont discrets. Avec plus de soleil, mais il y en a peu en cette saison, la scène pourrait être comique. Dans cette grisaille, avec ce vent un peu vif, les déambulations du jeune ivrogne ont quelque chose d’inquiétant.
En ce même instant peut-être, une famille bourgeoise déjeune dans une brasserie de Montparnasse ou de La Muette, et elle est exaspérée par les propos d’un africain aussi braillard et inconvenant que cet anglais. Les serveuses sont habituées à ce genre de personnages, me dit à mi-voix la jeune fille qui me sert ; elles ne se formalisent pas, et puis le patron le fichera dehors s’il continue à mal se tenir. J’ai comme envie de m’excuser.
Il revient des toilettes, hilare. Déjà chancelant, il est entré pisser dans les toilettes des femmes, et il est tombé sur une anglaise de passage. La scène n’a pas dû ressembler aux retrouvailles de Stanley et Livingstone. L’Europe n’est plus ce qu’elle était. Je me ressers du vin blanc. A ses deux amis, accoudés au bar de la paillotte et qui ont commandé une nouvelle tournée, le jeune anglais raconte l’incident avec toujours autant de grossièretés dans le propos. Le verre à la main, il veut maintenant baratiner la serveuse la plus proche, en anglais, sur le mode « tu es trop belle pour travailler dans un bar ». Elle fait semblant de rire à ses plaisanteries.
Au bout d’une heure de propos de plus en plus décousus, il commande une nouvelle bière et s’éloigne vers la plage pour une sieste aux bruits de l’océan. Devant la paillotte-restaurant, sur les matelas de la plage privée, ses deux amis dorment déjà.
Le calme revient.
Victor Lliaigre