Inattendu/​Méconnu : Norbert Elias sur Nietzsche

Nous inaugurons une nouvelle rubrique qui consiste à proposer certains passages, parfois certaines pages d’ouvrages récents dont la teneur ne correspond pas à la pensée commune, aux idées qui circulent et qui repoussent d’autres points de vue dans les marges. Chaque époque a ses idées dominantes, autorisées, mais que l’expression « idéologie dominante » ne reflète pas vraiment, car elles varient, à un même moment, selon les lieux et les milieux. Elles ont l’effet d’occuper tout l’espace là où elles sont en vigueur, de fait, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne. Notre vocation étant de tracasser le lecteur, nous commencerons par deux pages de Norbert Elias sur un aspect de Nietzsche guère souligné en France, par pudeur probablement : la culture du duel et cette atmosphère si typique de l’époque wilhelminienne, qui est plus qu’on ne le dit, selon Elias, la matrice de sa pensée, entre beaucoup d’autres….


Norbert Elias sur Nietzsche  : Les Allemands, Luttes de pouvoir et développement de l’habitus aux XIXe et XXe siècles, Le Seuil 2017

« Lorsque l’on cherche une claire expression des principes sur lesquels reposaient l’éducation et la pratique sociale des associations combatives, on la trouve dans les écrits d’un homme de l’époque wilhelminienne – ceux de Nietzsche, qui, en dépit de sa haine des Allemands, a formulé mieux que quiconque auparavant et avec plus de lucidité certains articles du credo implicite de la société susceptible de donner satisfaction. Ce que plus haut on a illustré dans le cadre miniature du destin d’un jeune étudiant apparaît ici dans une langue puissante, exprimé de la manière la plus générale :

Qu’est-ce qui est bon ? – Tout ce qui accroît le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance même dans l’homme.

Qu’est-ce qui est mauvais ? – Tout ce qui provient de la faiblesse.

Qu’est-ce que le bonheur ? – Le sentiment que la puissance croît – qu’une résistance a été dépassée

Non pas la satisfaction, mais davantage de puissance, non pas la paix surtout, mais la guerre ; non pas la vertu, mais l’aptitude (la vertu dans le style de la Renaissance, virtù, une vertu sans moraline).

Les faibles et les ratés doivent disparaître ; premier principe de notre amour des hommes. Et il faut qu’on les aide à le faire.

Qu’est-ce qui est plus dommageable qu’un quelconque vice ? – La compassion d’agir avec les ratés et les faibles – le Christianisme1

La haine dont Nietzsche fait à l’occasion preuve à l’encontre des Allemands était sans doute pour une part une sorte de haine de soi. Lorsqu’il s’en prend aux Allemands en raison de « leur lâcheté intime face à la réalité », de « leur insincérité devenue instinctive » ou en raison de leur « idéalisme »2, c’est au fond à lui-même qu’il s’en prend. Il masquait finalement à ses propres yeux qu’il était faible et qu’il nourrissait un désir de force guerrière, dont il était dépourvu sans pouvoir l’acquérir.

Ce que Nietzsche prêche avec tant de colère et avec une voix si véhémente comme quelque chose de nouveau et d’extraordinaire est simplement une formulation discursive reflétant une très ancienne stratégie sociale. Mépriser les faibles et les ratés, tenir en haute estime la guerre et la force contre la paix et la satisfaction civilisée – autant de caractéristiques du canon, maintes fois explicité dans ce qui précède, qui depuis toujours s’est développé dans la pratique des groupes guerriers. Ce canon peut selon la situation et l’expérience être atténué par des impératifs d’honneur et des rituels chevaleresques mais les groupes guerriers y souscrivent sans trop y réfléchir. Dans l’histoire européenne, c’est pour la première fois durant des siècles de la Renaissance que ce canon comportemental des guerriers est devenu l’objet d’une réflexion à un niveau supérieur de généralisation. Machiavel est le plus connu et sans nul doute le plus grand, mais certainement pas le seul représentant de cette première grande vague réflexive grâce à laquelle la pratique sociale archaïque de groupes guerriers a été élevée à un degré supérieur de synthèse et, sous cette forme, converti en même temps et plus ou moins expressément en une prescription normative. Nietzsche n’a fait qu’aller un peu plus loin lorsqu’il a porté le canon guerrier à un niveau encore plus haut de généralisation au sein de sa réflexion et l’a transformé en une prescription plus universelle.

Il en appelle alors à la Renaissance comme à l’ultime période de l’histoire européenne, avant que les Européens tels qu’il les voit empruntent la voie trompeuse de la religion chrétienne, qui prise particulièrement la pitié et la faiblesse. Comme nombre d’érudits livresques avant lui et à sa suite, il n’est pas capable de distinguer entre des réflexions sur la pratique sociale et cette pratique elle-même qui inclut également, bien sûr, à un niveau moindre de synthèse, certaines réflexions. Il n’est pas conscient du fait que sa louange de la Renaissance se réfère au premier chef à des ouvrages qui comportent une réflexion novatrice, c’est-à-dire d’un niveau plus élevé qu’auparavant, sur les stratégies de pouvoir observables au sein de la société elle-même, tandis que de telles stratégies étaient depuis longtemps présentes, avant leur saisie à un degré supérieur dans l’usage social et en dépit de tous les interdits portant sur les livres, continuaient de jouer un rôle considérable dans la pratique sociale, non sans avoir subi certaines restrictions importantes. Les érudits ont tendance à obscurcir la différence entre les réflexions développées dans des livres d’une grande généralité sur la pratique sociale et la pratique elle-même, relativement irréfléchie ou réfléchie à un niveau moindre. Et Nietzsche n’a pas été une exception. Il tenait à peine compte du fait que sa louange de la force et de la volonté de puissance dépendait profondément événements qui lui étaient contemporains et des conclusions que tiraient de leurs expériences ceux qui réfléchissaient à ce qu’ils avaient vécu. »

(pages 157 à 159)

« Du fait qu’on ait pu atteindre l’unité désirée grâce à des guerres remportées sous la conduite de la noblesse, on en tira la conséquence que la guerre et la violence, comme instruments de la politique, étaient aussi quelque chose de beau et de bon. Ce n’est pas la totalité de la bourgeoisie allemande mais une part très considérable néanmoins qui développa cette réflexion et en en fit le cœur de son idéologie. Tandis que, pour nombre d’aristocrates, la guerre et les intrigues de la diplomatie étaient habituels, une spécialité pour laquelle on avait un savoir-faire, on rencontre dans ces secteurs de la bourgeoisie réconciliée avec la paix qui adoptèrent le canon guerrier une sorte de romantisme de la puissance, une littérature où même le pouvoir acquis par la violence apparait, enjolivé, comme valeur suprême. <strong>Nietzsche</strong>, qui avait pris part à la guerre franco-allemande comme infirmier volontaire, a donné à cette idéologie de la bourgeoisie wilhelminienne, certainement sans du tout en être conscient, sa version philosophique dans le premier Tome de la « Volonté de la puissance ». Lorsque l’on regarde les livres de l’époque, et particulièrement les romans de littérature wilhelminienne, lorsqu’on prend en compte les pratiques du duel chez les étudiants bourgeois observant le code de l’honneur unifiant les associations plutôt bourgeoises et celles qui étaient plutôt aristocratiques, lorsqu’on prend connaissance du statut particulier des officiers de réserve ou des conseillers bourgeois dotés d’un uniforme de cour, on admet facilement la réalité de ce processus d’assimilation des couches supérieures des classes moyennes à la noblesse et à la cour. On constate alors du même coup que le caractère singulièrement paradoxal de la structure psychique et sociale de larges cercles de la bourgeoisie, ceux des fonctionnaires et des universitaires. Dans leur effort pour s’assimiler à  l’échelle des valeurs guerrières et souvent machiavéliennes de l’aristocratie toujours plus puissante que la bourgeoisie, et malgré leur tradition professionnelle essentiellement attachée à la paix et leur tradition culturelle fort peu militaire, on perçoit chez ces bourgeois un désir caché – Le désir d’être ce qu’ils ne pourraient jamais être, en tout cas pas en une génération, c’est-à-dire des aristocrates. »

(pages 20 à 241)

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NB : illustrations Contreligne

Notes

Notes
1Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist (1895), Paris, Gallimard, 1974, § 2.
2Ibid., §10
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